Essai de théologie juridique

 

    PRÉALABLE

    Pour une approche critique

    §1 Il est temps d’inaugurer une approche nouvelle du droit constitutionnel occidental démocratique : une approche critique capable de faire apparaître sa double dimension métaphysique et théologique toujours présupposée mais jamais thématisée.
On ne saurait se contenter des approches classiques de type positiviste ou dogmatique aujourd’hui encore dominantes. Selon elles, il s’agit simplement de décrire les Constitutions positives telles qu’elles sont interprétées notamment par les tribunaux constitutionnels ou encore de s’interroger sur les règles constitutionnelles applicables à telle situation donnée à tel moment. Ces approches ont sans doute leur utilité cognitive et pratique. Mais cette utilité se réduit le plus souvent à nous donner une pédagogie de nos Constitutions et jurisprudences constitutionnelles ; d’où la prolifération actuelle de manuels, abrégés, mémentos. Un tel point de vue autorise, au mieux, le développement d’une épistémologie de la « science » du droit constitutionnel, ayant pour objet d’étudier le langage ou la logique des énoncés de cette science.
On ne peut pas plus se ranger au point de vue de la science politique dont la critique des approches positiviste ou dogmatique débouche sur une simple théorie sociale du droit qui, de plus, est incapable de prendre en compte ses propres engagements ontologiques.
La seule critique radicale est celle qui tente de mettre en lumière ce qui reste dissimulé ; soit la partie axiomatique du droit constitutionnel occidental. Cette critique passe par un questionnement qui ne saurait être seulement historique ; il doit être spéculatif.

    §2. L’absence d’une entreprise critique visant à dégager les présupposés métaphysiques et théologiques du droit constitutionnel occidental démocratique peut expliquer notre incapacité à comprendre pourquoi ce droit semble échouer dans la mission principale qu’il s’est donnée : sortir l’humanité de l’état de nature. Le Préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme annonçait une ère où les êtres humains seraient « libérés de la terreur et de la misère ». Pourtant, nous sommes bien rentrés dans une ère barbare marquée par la répétition des génocides ou épurations ethniques, la généralisation du terrorisme, la radicalisation de l’intégrisme religieux ou encore l’accroissement de l’extrême pauvreté. Une idéologie juridique de l’hominisation semble réfutée par les progrès d’une « animalisation drastique » de l’espèce humaine.
Malgré cet échec, qui n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucun examen sérieux, le droit constitutionnel occidental démocratique continue à s’universaliser. Il est vrai qu’il n’a pas d’alternative. Nous savons, en effet, au début de ce XXIe siècle, que toutes les autres formes de droit constitutionnel (marxiste-léniniste, fasciste hier, théocratique aujourd’hui) se sont révélé être des impostures. C’est pourquoi presque tous les États Nations contemporains ont fini par adopter une Constitution démocratique. Même les États intégristes musulmans ont fait des concessions au moins formelles à l’idée démocratique tout en la combattant parfois en pratique (1). Il reste que cette universalisation est ambiguë car on ne peut la dissocier du processus de mondialisation en cours. La démocratie constitutionnelle fait ainsi l’objet d’un engineering vendu par les pays occidentaux, mis en œuvre par des experts américains ou français. On exporte des techniques d’attribution et de répartition des pouvoirs constitués qui sont censées garantir l’existence d’un État de droit et permettre l’expression du suffrage majoritaire. Instrumentalisé, devenu un produit idéologique, le droit constitutionnel occidental est menacé de fonctionner à vide et de perdre son pouvoir de séduction et d’obligation.

    §3 Il importe que les théoriciens du droit constitutionnel occidental démocratique cessent de participer à la méconnaissance de sa partie axiomatique. Au lieu de s’entêter à créer une science juridique sur le modèle des sciences empiriques, il leur appartient de favoriser la mise à jour de ce que nous appellerons la structure « onto-théologique » de ce droit. C’est cette structure refoulée qui ressurgit, de façon caricaturale à travers les nouveaux discours de guerre théologiques. Il en est ainsi du discours américain sur l’« Empire du mal », l’« Axe du Mal » dont personne ne s’étonne qu’il puisse être parfaitement symétrique du discours intégriste musulman sur le « Grand Satan » et les « petits Satan ».

    La structure onto-théologique du droit constitutionnel occidental.

    §4 Les deux questions qui se laissent rassembler sous le terme d’ « onto-théologie » au sens de Heidegger sont la question ontologique (« Qu’est-ce que l’étant en tant qu’étant ? ») et la question théologique (« Quel est l’étant suprême et comment est-il ? »). La théologie est donc envisagée ici comme une théo-logie philosophique et non comme une théio-logie en tant que discours sur la foi, la révélation (2).
La perspective onto-théologique est adoptée par les créateurs et interprètes du droit constitutionnel occidental lorsque, modelant le devoir-être sur l’être, ils posent un premier étant à partir duquel l’ensemble des normes juridiques est déduit, compris et devient utilisable. Ce premier étant (« l’étant le plus étant ») est la Constitution. L’idée de Dieu apparaît à travers le postulat de l’existence d’un constituant (le peuple souverain), producteur de la Constitution (norme auto-fondée), fournissant leur juridicité et donc leur existence à toutes les autres normes qui lui sont inférieures. De la même façon, le Dieu de la métaphysique fonde la totalité des étants par une sorte de transfert graduel d’étantité.
Cette Constitution sert de support à un ordre juridique complet et logique compris comme système. On retrouve ici le point de vue de Dieu sur le monde tel que le décrit par exemple Kant dans l’Appendice à la dialectique (3) : l’ensemble des phénomènes (ou des normes juridiques) est considéré comme « formant une unité absolue » et dépend d’« un principe suprême, unique et absolument suffisant » (la Constitution).

    §5 La structure onto-théologique du droit constitutionnel occidental peut s’accommoder de n’importe quelle Référence ou « sujet fictif auquel est imputable le système normatif tout entier » [P. Legendre] (4). Ont pu ainsi être substitués au Peuple ou à la Nation, le Volk allemand, l’État fasciste italien… Une simple manipulation du système de séparation des pouvoirs et de la représentation permet d’achever la transformation d’un régime démocratique en un régime autoritaire ou totalitaire. La modification du type de souveraineté ou de Constitution est d’autant plus facile que, selon l’ontologie moderne, les normes juridiques expriment un acte de volonté et donc sont éminemment variables.
Il semblerait que seul le retour à un droit naturel (donc à un droit qui se situe au-delà de la volonté humaine) puisse immuniser la démocratie contre ce type de changement. Un tel retour a été tenté récemment à travers la notion de supra-constitutionnalité mais sans succès. En effet, la conception d’un niveau normatif préalable et supérieur aux normes constitutionnelles positives ne saurait avoir d’autre signification qu’idéologique en l’absence d’un changement d’ontologie. Or ce changement n’a pas eu lieu.

    §6 Le Dieu de l’onto-théologie au sens heideggérien qui est le Dieu du droit constitutionnel occidental est très peu divin ou religieux. Il n’a rien à voir avec le Dieu personnel, miséricordieux ou vengeur, faible ou omnipotent des textes révélés. Lorsque l’être et, par analogie, le devoir-être sont envisagés à travers les catégories de raison d’être, de fondement, s’impose en effet l’idée que Dieu n’est qu’une cause : la cause première ou encore celle qui a sa propre cause (l’ens causa sui). En termes juridiques, cette cause s’appelle l’État ou la Nation qui ne sont que des entités abstraites, le souverain ou le constituant considérés comme des rôles fictifs. Le Dieu des juristes occidentaux ressemble alors beaucoup au Dieu de Spinoza qui n’a ni passions, ni volonté, ni intelligence et semble complètement opposé au Dieu de la Foi.
    Cependant, la tentation a toujours existé d’assimiler ce Dieu abstrait à un Dieu mortel qui réclame un culte, des honneurs et s’approprie aisément la symbolique de Zeus Père ou du Dieu chrétien [P. Legendre]. Cela, que ce soit dans un cadre monarchique ou démocratique. Les théologiens des religions révélées ont pu alors dénoncer avec raison une usurpation ou encore une idolâtrie. Mais ils pourraient aujourd’hui tout autant dénoncer les théocraties modernes qui, s’appuyant sur la même structure onto-théologique importée, confondent elles aussi le Dieu métaphysique (objectivé et juridicisé) avec le Dieu de la théologie scripturaire. Cela aboutit, dans le monde musulman, à donner le pouvoir à des juristes-théologiens, à transformer un guide spirituel en chef d’État, à identifier la Shari’a à une Constitution positive (Arabie Saoudite, Iran, Afghanistan des Talibans). La Foi qui devrait être « l’ennemie mortelle » de toute forme de science de l’étant - et donc de l’onto-théologie – [Heidegger] s’accommode avec elle. On a oublié que le Dieu de l’onto-théologie s’éloigne infiniment du Dieu révélé comme avaient essayé de le montrer un Sohrawardi pour le Dieu des musulmans [H. Corbin] ou encore un Pascal pour le Dieu des chrétiens.

    §7 Le Dieu sans déité et sacralité des juristes occidentaux fait partie de l’essence de la métaphysique. Or, on ne peut que constater, après Heidegger, le devenir nihiliste de cette essence.

    La technique et le droit constitutionnel occidental.

    §8 Notre époque est celle de l’achèvement de la métaphysique [Heidegger]. Elle aurait fait « le tour des possibilités qui lui étaient assignées » (5). L’« avant-dernière étape » (6) aurait été la métaphysique nietzschéenne. Certes, Nietzsche prétend avoir dépassé la métaphysique en renversant le platonisme. Mais ce renversement par « lequel les choses sensibles deviennent pour Nietzsche le monde vrai et les choses suprasensibles le monde illusoire reste entièrement à l’intérieur de la métaphysique » (7).
    Le positivisme juridique, une doctrine pourtant aux antipodes du nietzschéisme, prétend lui aussi abandonner tout objet métaphysique pour établir une science véritablement positive du droit. D’où le rejet du droit naturel (assimilé aux préférences subjectives des juristes), la tentative d’abandonner les fictions d’un État ou d’un souverain trônant au-dessus du droit posé, la volonté d’expulser du discours des constitutionnalistes des notions soi-disant mythologiques comme « « la volonté du législateur » ou l’« unité de la Constitution ». Mieux encore, il s’agit de proposer des définitions du droit sans aucune référence ontologique.
    Mais le « méta » n’est écarté qu’en apparence. Comme dans le cas de la pensée de Nietzsche, une métaphysique de la volonté, de la force l’emporte. On peut le constater dans le domaine du droit constitutionnel. Ainsi, la doctrine juridique contemporaine définit presque toujours la Constitution comme une « organisation générale du pouvoir », assimile le plus souvent la souveraineté à la « puissance d’État » ou fait de cette dernière la condition d’existence de la Constitution. Enfin, elle admet comme une évidence que les normes juridiques sont le produit d’« actes de volonté » efficaces. Bien sûr, en insistant sur le rôle de la contrainte ou de la volonté, la doctrine croit adopter une attitude simplement réaliste, descriptive, neutre ontologiquement. Mais il est évident qu’elle se donne implicitement un critère éidétique du droit (ou un étalon de mesure). Il ne s’agit plus ici du « juste en soi » des jusnaturalistes mais du « posé en soi ». Le vrai droit est celui qui est posé ou efficace indépendamment de ses buts sociaux. De même que chez Nietzsche, le « suprasensible » était libéré en tant que volonté de puissance [Heidegger], le droit naturel est converti avec le positivisme en droit de la domination.
    Il reste que l’assimilation de l’ordre juridique a un procès de domination conduit nécessairement à la possibilité de sa propre neutralisation. Le droit capable de « poursuivre un but social quelconque » [Kelsen] (8), peut finalement n’en poursuivre aucun. Évidemment, l’épistémologie positiviste (ou post-positiviste) ne nous dit rien de cette ultime étape.

    §9 La dernière étape est maintenant atteinte. C’est celle où l’être de la volonté de puissance se dévoile comme « volonté de volonté » [Heidegger](9). L’absence de buts, finalités - sauf à être assimilés à des moyens - caractérise cette volonté absolue de volonté. Quant aux valeurs suprêmes qui se sont dévalorisées, en tant que manifestation de la ruine du suprasensible, elles ne survivent que rapportées ou instrumentalisées par la domination.
    La forme fondamentale sous laquelle la volonté de volonté apparaît est désignée par Heidegger sous le nom de technique. La technique ne concerne pas seulement le machinisme, la technologie ou encore l’organisation rationnelle de la production. Elle englobe toutes les catégories de l’étant.
    Le droit constitutionnel démocratique participe aujourd’hui au déploiement de la technique, « oubliant » par là même sa propre justification. Comment se manifeste cet oubli ?


    - Le droit constitutionnel démocratique devient souverain non pas selon l’idée de l’État de droit mais au sens où il devient sa propre fin. On assiste alors à une juridicisation complète de l’agir. Au prétexte de poursuivre des idéaux libéraux ou socialistes, le droit s’accroît, enveloppant tous les secteurs de l’activité humaine. Cela se manifeste notamment par la revendication de nouveaux droits (le droit à « passer le bac », « au couple », « à la maternité ») ou encore par une inflation législative. Évidemment l’inflation implique une dépréciation qui se traduit par une perte de contenu et d’impérativité de la loi transformée en un outil idéologique souvent inutilisable. Du coup la sécurité juridique est menacée, à tel point que le Conseil constitutionnel français a cru bon de réagir en faisant de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi un « objectif de valeur constitutionnelle » (10). Les finalités elles-mêmes, en devenant complètement indéterminées, participent à ce processus. Il en est ainsi quand l’un des critères du droit administratif devient simplement « l’intérêt général » ; ce qui n’est plus un critère du tout. La déchéance de la loi est telle qu’on ne s’étonne plus qu’une opposition « démocratique » prétend s’opposer à un projet gouvernemental par le dépôt de milliers d’amendements au contenu fantaisiste et générés par voie informatique.
    Le développement du droit a pour corollaire la judiciarisation de la société en fonction du postulat selon lequel toute norme juridique doit être sanctionnée par un juge. Cela, une fois encore non pas au nom de l’État de droit mais parce que la possibilité de faire un recours juridictionnel est assimilée, selon un malentendu complet, à un droit « démocratique » ; comme si saisir un tribunal était comparable à l’expression d’une opinion. Tout le droit constitutionnel tend ainsi à être contrôlé ; presque toutes les activités des organes constitutionnels sont judiciarisées. On croit ainsi pouvoir faire disparaître la raison d’État. L’instauration d’une cour constitutionnelle (dont la saisine sera inévitablement « démocratisée » en étant ouverte à tous) apparaît comme le nec plus ultra de la démocratie constitutionnelle. Mais, on oublie que cette justice peut être instrumentalisée. Ainsi les recours devant le Conseil constitutionnel en France sont devenus avant tout des moyens de pression sur l’Exécutif. Surtout, on peut estimer que ce même Conseil, dans certaines décisions controversées, a obéi autant à des considérations stratégiques qu’à des motifs de droit.


    - Le droit constitutionnel démocratique est intégré à l’économie et s’adapte donc aux conditions modernes de la production. Cela implique sa participation au devenir « spectaculaire » de la société [G. Debord] dans laquelle l’image tend à devenir la principale marchandise produite et échangée. Le droit constitutionnel démocratique veut en conséquence des institutions dont le fonctionnement doit faire spectacle. Ainsi, un chef d’État ou un Parlement tire sa légitimité et son pouvoir moins de son existence juridique que de son existence médiatique. Les rapports de droit entre ces institutions et le « peuple souverain » sont eux-mêmes médiatisés par les images.     Dès lors, la rationalité discursive qui est le propre de la démocratie selon les Modernes, n’est plus au fondement de la communication politique. Dans l’État du spectacle, l’idée que le droit constitutionnel occidental crée un « espace démocratique de dialogue » peut de moins en moins être prise au sérieux.
    De même que l’économie capitaliste introduit une séparation entre le travailleur et son produit, le droit constitutionnel démocratique arraisonné par la logique du spectacle crée une scission complète entre le citoyen et l’État. Le citoyen–spectateur qui croit selon une conception naïve (sans rapport avec la théorie de la représentation au sens de Montesquieu) que les représentants sont ses mandataires assiste, impuissant, à une « auto-représentation » des institutions. La conférence de presse d’un Président de la République ou la séance des questions au gouvernement font ainsi partie des petits spectacles offerts par une République en voie de médiatisation qui tente de rivaliser avec le spectaculaire commercial. Évidemment, ces spectacles ne sont en aucun cas l’occasion pour des mandataires de « rendre des comptes » à des mandants. Le résultat est que le demos doit être assimilé aujourd’hui à une foule de spectateurs solitaires et aliénés, faussement reliés par leur fascination hypnotique pour les médias. Il n’a plus rien à voir avec l’assemblée de citoyens ayant fusionné en un être collectif et exprimant une « volonté générale » directement ou à travers des pouvoirs commis, susceptibles d’être révoqués [Rousseau]. Comme l’écrit G. Debord, « dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure » (thèse 29) (11).

    Selon la pensée sociologiste, la démocratie spectaculaire rendrait possible au bout du compte une forme de domination « cachée » au profit d’une élite ou d’initiés.     Mais, en réalité, les dirigeants sont tout autant que les dirigés arrimés à la logique autonome et nihiliste du Spectacle. « On pense que les chefs, dans la fureur aveugle d’un égoïsme exclusif, se sont arrogé tous les droits et ont tout réglé à leur fantaisie ». En vérité, explique Heidegger « ce ne sont pas eux qui agissent ». Ils « représentent les conséquences nécessaires du fait que l’étant est passé dans le mode de l’errance, là où s’étend le vide qui exige un ordre et une sécurité uniques de l’étant » (12).
    L’errance signifie, pour Heidegger, un abandon, un laisser-aller au profit de la technique (ou de la volonté de volonté). Au bout du compte, les chefs ne sont que « les organes régulateurs » d’un processus qui les a lui-même embauchés (13). Il faut bien en effet une direction ou encore un minimum de planification pour permettre « l’usage ordonné de l’étant ». Cette direction se traduit par la tentative de dominer l’errance « dans la mesure où elle est calculable » (14). Dans l’ordre politique, un tel calcul est effectué grâce aux sciences de l’homme, filles de la physique sociale hobbienne : soit la science politique béhavioriste, la micro-économie, le marketing politique qui sont censés permettre de manipuler, d’échanger les opinions et les votes considérés comme de simples matériaux ou marchandises. C’est ainsi que le pouvoir séparé en raison de l’extériorité même du spectacle cherche à obtenir une « légitimation » artificielle et improbable (comme si la légitimité était de l’ordre de l’avoir et non de l’être).

    Les démocraties participent de cette errance, ayant perdu de vue leur propre projet d’émancipation de l’homme qui se trouve pris dans le processus de « consommation de l’étant » ; cela au point de devenir lui-même une matière première. Ce processus se traduit sur le plan juridique par le fait que, dans nos démocraties contemporaines, les individus sont considérés en réalité comme des « objets» de droits dispensés ou refusés par le pouvoir d’État. Dès lors, chacun de nous ne peut exclure de faire partie un jour de ce qu’on appelle aujourd’hui les « fin de droits » ou les « sans droits ». On ne s’étonnera pas que cette situation soit décrite de manière neutre par les juristes qui ont adopté une approche positiviste selon laquelle on doit refuser l’idée de droits « subjectifs » (inhérents à la personne) défendue par le droit naturel moderne. Il n’existerait selon eux que du droit objectif (c’est-à-dire produit par l’État).

    §10 Heidegger dans son entretien donné au Spiegel a déclaré que c’est pour lui « une question décisive de savoir comment on peut faire correspondre en général un système politique à l’âge technique et quel système ce pourrait être ». Il a ajouté : « Je ne connais pas de réponse à cette question. Je ne suis pas persuadé que ce soit la démocratie » (15).
    Il est vrai que tous les régimes politiques en dépit des différences nationales ou de culture semblent soumis à la « domination » de la technique. Cela entraîne une uniformité de direction pour laquelle « toutes les formes politiques ne sont plus qu’un instrument de direction parmi les autres » (16). Ainsi, les États, démocratiques ou non, ont « choisi » l’économie capitaliste et tentent seulement de la réguler avec les mêmes outils de gestion. Or le capitalisme n’est qu’une autre figure de la technique. Que veut en effet le capital sinon son propre accroissement ? Sa volonté n’est, là aussi, que volonté de volonté. Dès lors, les démocraties-marchés semblent perdre l’exceptionnalité que les Modernes avaient reconnues au régime démocratique [contrairement aux Anciens pour qui la démocratie n’était qu’une forme de souveraineté parmi d’autres, même si c’était la pire].
    Mais, la démocratie occidentale peut échapper au déploiement de la technique - elle le fait déjà, son idée étant indestructible -. Cela suppose qu’elle soit capable de se « libérer » de sa structure onto-théologique.

    La sortie du théologique ?

    §11 La libération du droit constitutionnel démocratique de sa structure onto-théologique n’implique certainement pas la suppression de cette structure. Comment un tel droit pourrait-il être pensé et construit en dehors des catégories de Constitution, de souveraineté, de hiérarchie des normes, d’ordre juridique ? Cela semble impossible. La question n’est donc pas de rejeter ces catégories ; même si c’est ce que semblent vouloir faire au plan juridique le positivisme réaliste ou au plan philosophique certaines versions de l’heideggerianisme contemporain qui sont amenées à définir la démocratie comme « anarchie », refusant toute référence à une origine ou à un principe suprême (17). N’oublions pas non plus la permanence au plan politique du courant laïciste qui croit en la possibilité d’un droit déthéologisé, ayant expulsé tout rapport au sacré.

    Il s’agit plutôt de proposer une autre compréhension du statut et de la fonction de ces catégories. Essayons de les envisager non comme des notions ou des concepts relevant d’une science juridique mais comme des thèmes théologiques révélateurs d’une transcendance ; une transcendance qui n’a pas nécessairement de visée ontique. Selon une terminologie juridique plus classique, on pourrait dire que ces thèmes relèvent d’un droit naturel conçu comme un droit négatif dont le contenu n’est pas objectivable et n’a pas été posé par la volonté. Ou encore, qu’ils participent d’un droit divin qui n’est pas tiré des Paroles révélées et n’a rien à voir avec les religions officielles.
    Ainsi, le théologique ne doit pas être considéré comme une partie de l’ontique ; ou encore l’ontologie ne saurait avoir une antériorité sur la théologie. À cette condition, on peut envisager un dépassement de l’onto-théologie au sens heideggerien - qui au contraire suppose une ontologisation de la théologie -. Admettons que nous nous inscrivons ici dans une tradition néo-platonicienne selon laquelle la transcendance est au-delà de l’être, au-delà de la représentation.

    §12 Seule la démocratie bien comprise, est capable de concevoir le théologique d’une manière non dogmatique, réfléchissante, et donc peut entretenir avec lui une relation qui ne soit pas tyrannique ou idolâtre comme c’est le cas dans les régimes totalitaires et théocratiques modernes. Du point de vue du droit constitutionnel, cela signifie qu’en démocratie, aucun individu ou groupe ne peut se dire souverain ; autrement dit, seul le demos considéré comme un être abstrait est le souverain. Ce qui justifie l’idée de souveraineté nationale qui institue l’impossibilité d’une identification du souverain. Ou encore il n’existe pas de Constitution démocratique positive ; autrement dit les Constitutions étatiques ne sont pas des normes ultimes, capables de constituer les sociétés politiques et de fonder les normes juridiques en vigueur. Enfin, le droit démocratique ne peut s’appuyer sur une vérité ou un critère déduits des normes positives ; autrement dit il n’y a pas de métaconstitutionnalité accessible à une science ou connaissance juridique.
    En démocratie, des entités comme le souverain, la norme fondamentale doivent être considérées comme des « inexistants-existants » [J. Rancière] (18). En cela, le régime démocratique s’oppose aux régimes totalitaires ou théocratiques qui ont le tort de vouloir rendre visible l’invisible. En effet, pour ces derniers, la Constitution ultime est identifiable et connaissable. Dans les régimes marxistes-léninistes, il existe une Constitution réelle découlant de la volonté du prolétariat (19). Dans les régimes théocratiques musulmans, cette Constitution réelle est la Shari’a exprimant la volonté de Dieu. Le Souverain (ou son interprète) est dans les deux cas identifiable : c’est le parti communiste ou le clergé. En conséquence, le droit constitutionnel peut, en vérité, être déduit à l’aide d’une « science » appelée matérialisme dialectique ou fiqh.

    §13 L’approche critique du droit constitutionnel occidental démocratique conduit à refuser toute interprétation dogmatique du théologique. Elle nous révèle la « présence absence » d’une transcendance ; soit un « fondement mystique de l’autorité » [Pascal, Montaigne] dont les concepts directeurs utilisés par la doctrine portent trace.
    De rares auteurs ont admis que la démocratie ne pouvait s’instituer qu’avec le secours d’une transcendance. C’est le cas de Rousseau qui, faut-il le rappeler, avait même conçu un projet de « religion civile ». Selon lui, dans une démocratie, la sociabilité et le caractère obligatoire des lois reposeraient nécessairement sur l’adhésion à une « profession de foi purement civile » dont les dogmes sont presque tous négatifs (20). Quant au législateur, il devrait être conçu comme un homme « extraordinaire dans l’État » dont l’emploi n’est point magistrature ou souveraineté. Sa fonction, nous dit Rousseau, est une fonction « qui n’entre pas dans la Constitution » et « qui n’a rien de commun avec l’Empire humain » ; n’employant ni la force, ni le raisonnement, il a recours à « une autorité d’un autre ordre » (21). Certes, l’idée de religion civile a été dévoyée sous la Révolution qui a créé en 1793 ses propres « cultes révolutionnaires » : cultes de la déesse Raison et de la déesse Liberté que Robespierre tentera de ramener au culte de l’Être suprême et au dogme de l’immortalité de l’âme. Mais cela n’a été possible qu’au prix d’un contresens complet. La religion civile dans un régime démocratique ne peut faire l’objet d’une pensée positive ; elle manifeste seulement que le droit démocratique trouve son origine dans un espace indisponible, un néant qui ne peut se laisser connaître, donc sacraliser ou dogmatiser.

    §14 La « science » du droit doit donc admettre la nécessité d’une délégation à une théologie juridique, seule capable de prendre en charge les idées directrices du droit constitutionnel occidental, d’expliciter leur sens et leur fonction. Dans le cas contraire, elle risque de dégénérer en une technologie qui recherchera toujours à escamoter les grandes apories de la fondation, de la représentation ou encore de l’interprétation ; des apories qui précisément laissent transparaître le rapport du juridique au théologique.
    Quels peuvent être les buts d’une théologie juridique ?

    - Une théologie juridique doit d’abord permettre une déconstruction du droit constitutionnel occidental réalisé et de tous les droits imitant son modèle. Elle peut ainsi mettre à jour les différents usages dogmatiques de sa structure onto-théologique. Il s’agit notamment de repérer la tentation du théo-morphisme qui conduit un homme-Dieu à se dire souverain et à vouloir poser des normes fondatrices et intangibles.
Cette tentation se retrouve par exemple chez les juristes qui, aujourd’hui, affirment l’existence d’un droit supraconstitutionnel positif s’imposant au juge constitutionnel, voire aux organes dotés d’un pouvoir constituant (22). Ce droit comporterait des principes conçus comme étant supranationaux ou internes, immuables ou variables, etc. On assiste bien ici à une absolutisation du droit constitutionnel qui va de pair avec l’assimilation des tribunaux constitutionnels à des aréopages de sages dont les décisions sont censées porter en elles l’essence du droit constitutionnel. Ce qui explique pourquoi elles sont soigneusement glosées par les nouveaux juristes savants qui, sans le dire, essayent de retrouver des dogmes de droit naturel derrière le droit posé.

    - Une théologie juridique doit favoriser une approche comparatiste capable de mettre en relation des univers juridiques a priori irréductibles comme le droit laïc et le droit musulman fondamentaliste. En effet, même s’ils dénoncent le théo-morphisme occidental, les penseurs musulmans de la théocratie sont amenés paradoxalement à accréditer des sujets juridiques détenteurs d’un formidable imperium (23) et ayant le monopole de l’interprétation d’une loi divine (Shari’a) à laquelle on veut faire jouer le rôle d’une loi constitutionnelle - mais aussi civile, pénale - ultime. On se rappellera par ailleurs que l’attentat du 11 septembre, en réalité très peu oriental ou musulman, a été commis par des hommes-Dieu qui ont voulu se substituer à Allah ou à ses émissaires, s’autorisant à juger et à recourir à la violence (24). Il est paradoxal de constater que, de ce point de vue, le fondamentalisme islamique retrouve et utilise la structure onto-théologique du droit occidental honni.
    L’incapacité de la doctrine occidentale à adopter un point de vue comparatiste explique pourquoi seuls les anthropologues ou les sociologues ont tenté d’analyser ces dérives de l’Islam politique. Ils ont repéré des montages politico-judiciaires que l’on retrouve en Occident. Mais ils se sont contentés de comprendre le retour au droit divin comme une construction sociale ou un moyen de légitimer des stratégies politiques ou judiciaires. Surtout, ils n’ont pas vu que le renouveau du droit musulman ou plutôt sa trahison révélait l’existence d’apories concernant tout autant le droit laïc : la nature des sources du droit (droit positif, méta-droit, droit virtuel ?), la légitimité de l’interprétation (l’effort interprétatif ou Ijtihâd) (25).

    - Une théologie juridique devrait enfin permettre d’expliquer pourquoi la normativité juridique occidentale contemporaine, tout en apparaissant comme une forme vide, neutre, laïque - fonctionnant presque comme une technologie - continue de reposer sur une structure onto-théologique. Une structure qui, précisément, rend possible l’assujettissement de cette normativité à la technique.
Certes, on aimerait dire qu’une théologie juridique devrait pouvoir guider une reconstruction du droit constitutionnel occidental conformément à l’idée démocratique. Mais ce projet est encore utopique tant il reste à faire pour acquérir une compréhension du rapport de cette idée à la transcendance.

    § 15 Plan. Il s’agira de montrer dans un premier temps en quoi les concepts directeurs du droit constitutionnel démocratique sont de nature théologique. Puis, l’examen des trois grandes apories du droit constitutionnel occidental que sont la fondation, la représentation et l’interprétation, permettra de dévoiler le rapport qu’entretient l’idée démocratique avec une transcendance négative; une transcendance qui n’a rien à voir avec les religions officielles et ne remet pas en cause la nécessaire séparation fonctionnelle du spirituel et du temporel. 

Notes