Essai
de théologie juridique
PRÉALABLE
Pour
une approche critique
§1 Il est temps d’inaugurer
une approche nouvelle du droit constitutionnel occidental démocratique
: une approche critique capable de faire apparaître sa double dimension
métaphysique et théologique toujours présupposée
mais jamais thématisée.
On ne saurait se contenter des approches classiques de type positiviste
ou dogmatique aujourd’hui encore dominantes. Selon elles, il
s’agit simplement de décrire les Constitutions positives
telles qu’elles sont interprétées notamment par les
tribunaux constitutionnels ou encore de s’interroger sur les
règles constitutionnelles applicables à telle situation
donnée à tel moment. Ces approches ont sans doute leur
utilité cognitive et pratique. Mais cette utilité se
réduit le plus souvent à nous donner une pédagogie
de nos Constitutions et jurisprudences constitutionnelles ;
d’où la prolifération actuelle de manuels,
abrégés, mémentos. Un tel point de vue autorise,
au mieux, le développement d’une
épistémologie de la « science » du droit
constitutionnel, ayant pour objet d’étudier le langage ou
la logique des énoncés de cette science.
On ne peut pas plus se ranger au point de vue de la science politique dont la
critique des approches positiviste ou dogmatique débouche sur une simple
théorie sociale du droit qui, de plus, est incapable de prendre en compte
ses propres engagements ontologiques.
La seule critique radicale est celle qui tente de mettre en lumière ce
qui reste dissimulé ; soit la partie axiomatique du droit constitutionnel
occidental. Cette critique passe par un questionnement qui ne saurait être
seulement historique ; il doit être spéculatif.
§2. L’absence
d’une entreprise critique visant à dégager les présupposés
métaphysiques et théologiques du droit constitutionnel occidental
démocratique peut expliquer notre incapacité à comprendre
pourquoi ce droit semble échouer dans la mission principale qu’il
s’est donnée : sortir l’humanité de l’état
de nature. Le Préambule de la Déclaration universelle des droits
de l'homme annonçait une ère où les êtres humains
seraient « libérés de la terreur et de la misère
». Pourtant, nous sommes bien rentrés dans une ère barbare
marquée par la répétition des génocides ou épurations
ethniques, la généralisation du terrorisme, la radicalisation
de l’intégrisme religieux ou encore l’accroissement de l’extrême
pauvreté. Une idéologie juridique de l’hominisation semble
réfutée par les progrès d’une « animalisation
drastique » de l’espèce humaine.
Malgré cet échec, qui n’a fait jusqu’ici
l’objet d’aucun examen sérieux, le droit
constitutionnel occidental démocratique continue à
s’universaliser. Il est vrai qu’il n’a pas
d’alternative. Nous savons, en effet, au début de ce XXIe
siècle, que toutes les autres formes de droit constitutionnel
(marxiste-léniniste, fasciste hier, théocratique
aujourd’hui) se sont révélé être des
impostures. C’est pourquoi presque tous les États Nations
contemporains ont fini par adopter une Constitution
démocratique. Même les États intégristes
musulmans ont fait des concessions au moins formelles à
l’idée démocratique tout en la combattant parfois
en pratique (1). Il reste que cette universalisation est ambiguë
car on ne peut la dissocier du processus de mondialisation en cours. La
démocratie constitutionnelle fait ainsi l’objet d’un
engineering vendu par les pays occidentaux, mis en œuvre par des
experts américains ou français. On exporte des techniques
d’attribution et de répartition des pouvoirs
constitués qui sont censées garantir l’existence
d’un État de droit et permettre l’expression du
suffrage majoritaire. Instrumentalisé, devenu un produit
idéologique, le droit constitutionnel occidental est
menacé de fonctionner à vide et de perdre son pouvoir de
séduction et d’obligation.
§3 Il importe que les théoriciens du droit constitutionnel occidental démocratique cessent de participer à la méconnaissance de sa partie axiomatique. Au lieu de s’entêter à créer une science juridique sur le modèle des sciences empiriques, il leur appartient de favoriser la mise à jour de ce que nous appellerons la structure « onto-théologique » de ce droit. C’est cette structure refoulée qui ressurgit, de façon caricaturale à travers les nouveaux discours de guerre théologiques. Il en est ainsi du discours américain sur l’« Empire du mal », l’« Axe du Mal » dont personne ne s’étonne qu’il puisse être parfaitement symétrique du discours intégriste musulman sur le « Grand Satan » et les « petits Satan ».
La structure onto-théologique du droit constitutionnel occidental.
§4 Les deux questions
qui se laissent rassembler sous le terme d’ « onto-théologie
» au sens de Heidegger sont la question ontologique (« Qu’est-ce
que l’étant en tant qu’étant ? ») et la question
théologique (« Quel est l’étant suprême et comment
est-il ? »). La théologie est donc envisagée ici comme une
théo-logie philosophique et non comme une théio-logie en tant
que discours sur la foi, la révélation (2).
La perspective onto-théologique est adoptée par les créateurs
et interprètes du droit constitutionnel occidental lorsque, modelant
le devoir-être sur l’être, ils posent un premier étant
à partir duquel l’ensemble des normes juridiques est déduit,
compris et devient utilisable. Ce premier étant (« l’étant
le plus étant ») est la Constitution. L’idée de Dieu
apparaît à travers le postulat de l’existence d’un constituant
(le peuple souverain), producteur de la Constitution (norme auto-fondée),
fournissant leur juridicité et donc leur existence à toutes les
autres normes qui lui sont inférieures. De la même façon,
le Dieu de la métaphysique fonde la totalité des étants
par une sorte de transfert graduel d’étantité.
Cette Constitution sert de support à un ordre juridique complet et logique
compris comme système. On retrouve ici le point de vue de Dieu sur le
monde tel que le décrit par exemple Kant dans l’Appendice à la dialectique
(3) : l’ensemble des phénomènes (ou des normes
juridiques) est considéré comme « formant une
unité absolue » et dépend d’« un
principe suprême, unique et absolument suffisant » (la
Constitution).
§5 La structure onto-théologique
du droit constitutionnel occidental peut s’accommoder de n’importe
quelle Référence ou « sujet fictif auquel est imputable
le système normatif tout entier » [P. Legendre] (4). Ont pu ainsi
être substitués au Peuple ou à la Nation, le Volk allemand,
l’État fasciste italien… Une simple manipulation du système
de séparation des pouvoirs et de la représentation permet d’achever
la transformation d’un régime démocratique en un régime
autoritaire ou totalitaire. La modification du type de souveraineté ou
de Constitution est d’autant plus facile que, selon l’ontologie moderne,
les normes juridiques expriment un acte de volonté et donc sont éminemment
variables.
Il semblerait que seul le retour à un droit naturel (donc
à un droit qui se situe au-delà de la volonté
humaine) puisse immuniser la démocratie contre ce type de
changement. Un tel retour a été tenté
récemment à travers la notion de
supra-constitutionnalité mais sans succès. En effet, la
conception d’un niveau normatif préalable et
supérieur aux normes constitutionnelles positives ne saurait
avoir d’autre signification qu’idéologique en
l’absence d’un changement d’ontologie. Or ce
changement n’a pas eu lieu.
§6 Le Dieu de l’onto-théologie
au sens heideggérien qui est le Dieu du droit constitutionnel occidental
est très peu divin ou religieux. Il n’a rien à voir avec
le Dieu personnel, miséricordieux ou vengeur, faible ou omnipotent des
textes révélés. Lorsque l’être et, par analogie,
le devoir-être sont envisagés à travers les catégories
de raison d’être, de fondement, s’impose en effet l’idée
que Dieu n’est qu’une cause : la cause première ou encore
celle qui a sa propre cause (l’ens causa sui). En termes juridiques,
cette cause s’appelle l’État ou la Nation qui ne sont que des
entités abstraites, le souverain ou le constituant considérés
comme des rôles fictifs. Le Dieu des juristes occidentaux ressemble alors
beaucoup au Dieu de Spinoza qui n’a ni passions, ni volonté, ni
intelligence et semble complètement opposé au Dieu de la Foi.
Cependant, la tentation a toujours existé
d’assimiler ce Dieu abstrait à un Dieu mortel qui
réclame un culte, des honneurs et s’approprie
aisément la symbolique de Zeus Père ou du Dieu
chrétien [P. Legendre]. Cela, que ce soit dans un cadre
monarchique ou démocratique. Les théologiens des
religions révélées ont pu alors dénoncer
avec raison une usurpation ou encore une idolâtrie. Mais ils
pourraient aujourd’hui tout autant dénoncer les
théocraties modernes qui, s’appuyant sur la même
structure onto-théologique importée, confondent elles
aussi le Dieu métaphysique (objectivé et
juridicisé) avec le Dieu de la théologie scripturaire.
Cela aboutit, dans le monde musulman, à donner le pouvoir
à des juristes-théologiens, à transformer un guide
spirituel en chef d’État, à identifier la
Shari’a à une Constitution positive (Arabie Saoudite,
Iran, Afghanistan des Talibans). La Foi qui devrait être «
l’ennemie mortelle » de toute forme de science de
l’étant - et donc de l’onto-théologie –
[Heidegger] s’accommode avec elle. On a oublié que le Dieu
de l’onto-théologie s’éloigne infiniment du
Dieu révélé comme avaient essayé de le
montrer un Sohrawardi pour le Dieu des musulmans [H. Corbin] ou encore
un Pascal pour le Dieu des chrétiens.
§7 Le Dieu sans déité et sacralité des juristes occidentaux fait partie de l’essence de la métaphysique. Or, on ne peut que constater, après Heidegger, le devenir nihiliste de cette essence.
La technique et le droit constitutionnel occidental.
§8 Notre époque
est celle de l’achèvement de la métaphysique [Heidegger].
Elle aurait fait « le tour des possibilités qui lui étaient
assignées » (5). L’« avant-dernière étape
» (6) aurait été la métaphysique nietzschéenne.
Certes, Nietzsche prétend avoir dépassé la métaphysique
en renversant le platonisme. Mais ce renversement par « lequel les choses
sensibles deviennent pour Nietzsche le monde vrai et les choses suprasensibles
le monde illusoire reste entièrement à l’intérieur
de la métaphysique » (7).
Le positivisme juridique, une doctrine pourtant aux
antipodes du nietzschéisme, prétend lui aussi abandonner
tout objet métaphysique pour établir une science
véritablement positive du droit. D’où le rejet du
droit naturel (assimilé aux préférences
subjectives des juristes), la tentative d’abandonner les fictions
d’un État ou d’un souverain trônant au-dessus
du droit posé, la volonté d’expulser du discours
des constitutionnalistes des notions soi-disant mythologiques comme
« « la volonté du législateur » ou
l’« unité de la Constitution ». Mieux encore,
il s’agit de proposer des définitions du droit sans aucune
référence ontologique.
Mais le « méta » n’est
écarté qu’en apparence. Comme dans le cas de la
pensée de Nietzsche, une métaphysique de la
volonté, de la force l’emporte. On peut le constater dans
le domaine du droit constitutionnel. Ainsi, la doctrine juridique
contemporaine définit presque toujours la Constitution comme une
« organisation générale du pouvoir »,
assimile le plus souvent la souveraineté à la «
puissance d’État » ou fait de cette dernière
la condition d’existence de la Constitution. Enfin, elle admet
comme une évidence que les normes juridiques sont le produit
d’« actes de volonté » efficaces. Bien
sûr, en insistant sur le rôle de la contrainte ou de la
volonté, la doctrine croit adopter une attitude simplement
réaliste, descriptive, neutre ontologiquement. Mais il est
évident qu’elle se donne implicitement un critère
éidétique du droit (ou un étalon de mesure). Il ne
s’agit plus ici du « juste en soi » des
jusnaturalistes mais du « posé en soi ». Le vrai
droit est celui qui est posé ou efficace indépendamment
de ses buts sociaux. De même que chez Nietzsche, le «
suprasensible » était libéré en tant que
volonté de puissance [Heidegger], le droit naturel est converti
avec le positivisme en droit de la domination.
Il reste que l’assimilation de l’ordre juridique a un procès
de domination conduit nécessairement à la possibilité de
sa propre neutralisation. Le droit capable de « poursuivre un but social
quelconque » [Kelsen] (8), peut finalement n’en poursuivre aucun.
Évidemment, l’épistémologie positiviste (ou post-positiviste)
ne nous dit rien de cette ultime étape.
§9 La dernière étape est maintenant atteinte.
C’est celle où l’être de la volonté de
puissance se dévoile comme « volonté de
volonté » [Heidegger](9). L’absence de buts,
finalités - sauf à être assimilés à
des moyens - caractérise cette volonté absolue de
volonté. Quant aux valeurs suprêmes qui se sont
dévalorisées, en tant que manifestation de la ruine du
suprasensible, elles ne survivent que rapportées ou
instrumentalisées par la domination.
La forme fondamentale sous laquelle la volonté de volonté apparaît
est désignée par Heidegger sous le nom de technique. La technique
ne concerne pas seulement le machinisme, la technologie ou encore l’organisation
rationnelle de la production. Elle englobe toutes les catégories de l’étant.
Le droit constitutionnel démocratique participe aujourd’hui au déploiement
de la technique, « oubliant » par là même sa propre
justification. Comment se manifeste cet oubli ?
- Le droit constitutionnel démocratique devient souverain
non pas selon l’idée de l’État de droit mais
au sens où il devient sa propre fin. On assiste alors à
une juridicisation complète de l’agir. Au prétexte
de poursuivre des idéaux libéraux ou socialistes, le
droit s’accroît, enveloppant tous les secteurs de
l’activité humaine. Cela se manifeste notamment par la
revendication de nouveaux droits (le droit à « passer le
bac », « au couple », « à la
maternité ») ou encore par une inflation
législative. Évidemment l’inflation implique une
dépréciation qui se traduit par une perte de contenu et
d’impérativité de la loi transformée en un
outil idéologique souvent inutilisable. Du coup la
sécurité juridique est menacée, à tel point
que le Conseil constitutionnel français a cru bon de réagir en faisant de
l’accessibilité et de l’intelligibilité de la
loi un « objectif de valeur constitutionnelle » (10). Les
finalités elles-mêmes, en devenant complètement
indéterminées, participent à ce processus. Il en
est ainsi quand l’un des critères du droit administratif
devient simplement « l’intérêt
général » ; ce qui n’est plus un
critère du tout. La déchéance de la loi est telle
qu’on ne s’étonne plus qu’une opposition
« démocratique » prétend s’opposer
à un projet gouvernemental par le dépôt de milliers
d’amendements au contenu fantaisiste et
générés par voie informatique.
Le développement du droit a pour corollaire
la judiciarisation de la société en
fonction du postulat selon lequel toute norme juridique doit être
sanctionnée par un juge. Cela, une fois encore non pas au nom de
l’État de droit mais parce que la possibilité de
faire un recours juridictionnel est assimilée, selon un
malentendu complet, à un droit « démocratique
» ; comme si saisir un tribunal était comparable à
l’expression d’une opinion. Tout le droit constitutionnel
tend ainsi à être contrôlé ; presque toutes
les activités des organes constitutionnels sont
judiciarisées. On croit ainsi pouvoir faire disparaître la
raison d’État. L’instauration d’une cour
constitutionnelle (dont la saisine sera inévitablement «
démocratisée » en étant ouverte à
tous) apparaît comme le nec plus ultra de la démocratie
constitutionnelle. Mais, on oublie que cette justice peut être instrumentalisée.
Ainsi les recours devant le Conseil constitutionnel en France sont devenus avant
tout des moyens de pression sur l’Exécutif. Surtout, on peut estimer
que ce même Conseil, dans certaines décisions controversées,
a obéi autant à des considérations stratégiques
qu’à des motifs de droit.
- Le droit constitutionnel démocratique est intégré à l’économie
et s’adapte donc aux conditions modernes de la production. Cela
implique sa participation au devenir « spectaculaire » de
la société [G. Debord] dans laquelle l’image tend
à devenir la principale marchandise produite et
échangée. Le droit constitutionnel démocratique
veut en conséquence des institutions dont le fonctionnement doit
faire spectacle. Ainsi, un chef d’État ou un Parlement
tire sa légitimité et son pouvoir moins de son existence
juridique que de son existence médiatique. Les rapports de droit
entre ces institutions et le « peuple souverain » sont
eux-mêmes médiatisés par les images.
Dès lors, la rationalité discursive
qui est le propre de la démocratie selon les Modernes,
n’est plus au fondement de la communication politique. Dans
l’État du spectacle, l’idée que le droit
constitutionnel occidental crée un « espace
démocratique de dialogue » peut de moins en moins
être prise au sérieux.
De même que l’économie
capitaliste introduit une séparation entre le travailleur et son
produit, le droit constitutionnel démocratique arraisonné
par la logique du spectacle crée une scission complète
entre le citoyen et l’État. Le citoyen–spectateur
qui croit selon une conception naïve (sans rapport avec la
théorie de la représentation au sens de Montesquieu) que
les représentants sont ses mandataires assiste, impuissant,
à une « auto-représentation » des
institutions. La conférence de presse d’un
Président de la République ou la séance des
questions au gouvernement font ainsi partie des petits spectacles
offerts par une République en voie de médiatisation qui
tente de rivaliser avec le spectaculaire commercial. Évidemment,
ces spectacles ne sont en aucun cas l’occasion pour des
mandataires de « rendre des comptes » à des
mandants. Le résultat est que le demos doit être
assimilé aujourd’hui à une foule de spectateurs
solitaires et aliénés, faussement reliés par leur
fascination hypnotique pour les médias. Il n’a plus rien
à voir avec l’assemblée de citoyens ayant
fusionné en un être collectif et exprimant une «
volonté générale » directement ou à
travers des pouvoirs commis, susceptibles d’être
révoqués [Rousseau]. Comme l’écrit G.
Debord, « dans le spectacle, une partie du monde se
représente devant le monde, et lui est supérieure »
(thèse 29) (11).
Selon la pensée sociologiste, la
démocratie spectaculaire rendrait possible au bout du compte une
forme de domination « cachée » au profit d’une
élite ou d’initiés. Mais, en
réalité, les dirigeants sont tout autant que les
dirigés arrimés à la logique autonome et nihiliste
du Spectacle. « On pense que les chefs, dans la fureur aveugle
d’un égoïsme exclusif, se sont arrogé tous les
droits et ont tout réglé à leur fantaisie ».
En vérité, explique Heidegger « ce ne sont pas eux
qui agissent ». Ils « représentent les
conséquences nécessaires du fait que l’étant
est passé dans le mode de l’errance, là où
s’étend le vide qui exige un ordre et une
sécurité uniques de l’étant » (12).
L’errance signifie, pour Heidegger, un
abandon, un laisser-aller au profit de la technique (ou de la
volonté de volonté). Au bout du compte, les chefs ne sont
que « les organes régulateurs » d’un processus
qui les a lui-même embauchés (13). Il faut bien en effet
une direction ou encore un minimum de planification pour permettre
« l’usage ordonné de l’étant ».
Cette direction se traduit par la tentative de dominer l’errance
« dans la mesure où elle est calculable » (14). Dans
l’ordre politique, un tel calcul est effectué grâce
aux sciences de l’homme, filles de la physique sociale hobbienne
: soit la science politique béhavioriste, la
micro-économie, le marketing politique qui sont censés
permettre de manipuler, d’échanger les opinions et les
votes considérés comme de simples matériaux ou
marchandises. C’est ainsi que le pouvoir séparé en
raison de l’extériorité même du spectacle
cherche à obtenir une « légitimation »
artificielle et improbable (comme si la légitimité
était de l’ordre de l’avoir et non de
l’être).
Les démocraties participent de cette errance, ayant perdu de vue leur propre projet d’émancipation de l’homme qui se trouve pris dans le processus de « consommation de l’étant » ; cela au point de devenir lui-même une matière première. Ce processus se traduit sur le plan juridique par le fait que, dans nos démocraties contemporaines, les individus sont considérés en réalité comme des « objets» de droits dispensés ou refusés par le pouvoir d’État. Dès lors, chacun de nous ne peut exclure de faire partie un jour de ce qu’on appelle aujourd’hui les « fin de droits » ou les « sans droits ». On ne s’étonnera pas que cette situation soit décrite de manière neutre par les juristes qui ont adopté une approche positiviste selon laquelle on doit refuser l’idée de droits « subjectifs » (inhérents à la personne) défendue par le droit naturel moderne. Il n’existerait selon eux que du droit objectif (c’est-à-dire produit par l’État).
§10 Heidegger dans
son entretien donné au Spiegel
a déclaré que c’est pour lui « une question
décisive de savoir comment on peut faire correspondre en
général un système politique à
l’âge technique et quel système ce pourrait
être ». Il a ajouté : « Je ne connais pas de
réponse à cette question. Je ne suis pas persuadé
que ce soit la démocratie » (15).
Il est vrai que tous les régimes politiques
en dépit des différences nationales ou de culture
semblent soumis à la « domination » de la technique.
Cela entraîne une uniformité de direction pour laquelle
« toutes les formes politiques ne sont plus qu’un
instrument de direction parmi les autres » (16). Ainsi, les
États, démocratiques ou non, ont « choisi »
l’économie capitaliste et tentent seulement de la
réguler avec les mêmes outils de gestion. Or le
capitalisme n’est qu’une autre figure de la technique. Que
veut en effet le capital sinon son propre accroissement ? Sa
volonté n’est, là aussi, que volonté de
volonté. Dès lors, les démocraties-marchés
semblent perdre l’exceptionnalité que les Modernes avaient
reconnues au régime démocratique [contrairement aux
Anciens pour qui la démocratie n’était qu’une
forme de souveraineté parmi d’autres, même si
c’était la pire].
Mais, la démocratie occidentale peut échapper au déploiement
de la technique - elle le fait déjà, son idée étant
indestructible -. Cela suppose qu’elle soit capable de se « libérer
» de sa structure onto-théologique.
La sortie du théologique ?
§11 La libération du droit constitutionnel
démocratique de sa structure onto-théologique
n’implique certainement pas la suppression de cette structure.
Comment un tel droit pourrait-il être pensé et construit
en dehors des catégories de Constitution, de
souveraineté, de hiérarchie des normes, d’ordre
juridique ? Cela semble impossible. La question n’est donc pas de
rejeter ces catégories ; même si c’est ce que
semblent vouloir faire au plan juridique le positivisme réaliste
ou au plan philosophique certaines versions de l’heideggerianisme
contemporain qui sont amenées à définir la
démocratie comme « anarchie », refusant toute
référence à une origine ou à un principe
suprême (17). N’oublions pas non plus la permanence au plan
politique du courant laïciste qui croit en la possibilité
d’un droit déthéologisé, ayant
expulsé tout rapport au sacré.
Il s’agit plutôt
de proposer une autre compréhension du statut et de la fonction de ces
catégories. Essayons de les envisager non comme des notions ou des concepts
relevant d’une science juridique mais comme des thèmes théologiques
révélateurs d’une transcendance ; une transcendance qui n’a
pas nécessairement de visée ontique. Selon une terminologie juridique
plus classique, on pourrait dire que ces thèmes relèvent d’un
droit naturel conçu comme un droit négatif dont le contenu
n’est pas objectivable et n’a pas été posé par
la volonté. Ou encore, qu’ils participent d’un droit divin qui n’est pas tiré des Paroles révélées et
n’a rien à voir avec les religions officielles.
Ainsi, le théologique ne doit pas être
considéré comme une partie de l’ontique ; ou encore
l’ontologie ne saurait avoir une antériorité sur la
théologie. À cette condition, on peut envisager un
dépassement de l’onto-théologie au sens
heideggerien - qui au contraire suppose une ontologisation de la
théologie -. Admettons que nous nous inscrivons ici dans une
tradition néo-platonicienne selon laquelle la transcendance est
au-delà de l’être, au-delà de la
représentation.
§12 Seule la démocratie bien comprise, est capable de
concevoir le théologique d’une manière non
dogmatique, réfléchissante, et donc peut entretenir avec
lui une relation qui ne soit pas tyrannique ou idolâtre comme
c’est le cas dans les régimes totalitaires et
théocratiques modernes. Du point de vue du droit
constitutionnel, cela signifie qu’en démocratie, aucun
individu ou groupe ne peut se dire souverain ; autrement dit, seul le
demos considéré comme un être abstrait est le
souverain. Ce qui justifie l’idée de souveraineté
nationale qui institue l’impossibilité d’une
identification du souverain. Ou encore il n’existe pas de
Constitution démocratique positive ; autrement dit les
Constitutions étatiques ne sont pas des normes ultimes, capables
de constituer les sociétés politiques et de fonder les
normes juridiques en vigueur. Enfin, le droit démocratique ne
peut s’appuyer sur une vérité ou un critère
déduits des normes positives ; autrement dit il n’y a pas
de métaconstitutionnalité accessible à une science
ou connaissance juridique.
En démocratie, des entités comme le
souverain, la norme fondamentale doivent être
considérées comme des « inexistants-existants
» [J. Rancière] (18). En cela, le régime
démocratique s’oppose aux régimes totalitaires ou
théocratiques qui ont le tort de vouloir rendre visible
l’invisible. En effet, pour ces derniers, la Constitution ultime
est identifiable et connaissable. Dans les régimes
marxistes-léninistes, il existe une Constitution réelle
découlant de la volonté du prolétariat (19). Dans
les régimes théocratiques musulmans, cette Constitution
réelle est la Shari’a exprimant la volonté de Dieu.
Le Souverain (ou son interprète) est dans les deux cas
identifiable : c’est le parti communiste ou le clergé. En
conséquence, le droit constitutionnel peut, en
vérité, être déduit à l’aide
d’une « science » appelée matérialisme
dialectique ou fiqh.
§13 L’approche critique du droit constitutionnel occidental
démocratique conduit à refuser toute
interprétation dogmatique du théologique. Elle nous
révèle la « présence absence »
d’une transcendance ; soit un « fondement mystique de
l’autorité » [Pascal, Montaigne] dont les concepts
directeurs utilisés par la doctrine portent trace.
De rares auteurs ont admis que la démocratie
ne pouvait s’instituer qu’avec le secours d’une
transcendance. C’est le cas de Rousseau qui, faut-il le rappeler,
avait même conçu un projet de « religion civile
». Selon lui, dans une démocratie, la sociabilité
et le caractère obligatoire des lois reposeraient
nécessairement sur l’adhésion à une «
profession de foi purement civile » dont les dogmes sont presque
tous négatifs (20). Quant au législateur, il devrait
être conçu comme un homme « extraordinaire dans
l’État » dont l’emploi n’est point
magistrature ou souveraineté. Sa fonction, nous dit Rousseau,
est une fonction « qui n’entre pas dans la Constitution
» et « qui n’a rien de commun avec l’Empire
humain » ; n’employant ni la force, ni le raisonnement, il
a recours à « une autorité d’un autre ordre
» (21). Certes, l’idée de religion civile a
été dévoyée sous la Révolution qui a
créé en 1793 ses propres « cultes
révolutionnaires » : cultes de la déesse Raison et
de la déesse Liberté que Robespierre tentera de ramener
au culte de l’Être suprême et au dogme de
l’immortalité de l’âme. Mais cela n’a
été possible qu’au prix d’un contresens
complet. La religion civile dans un régime démocratique
ne peut faire l’objet d’une pensée positive ; elle
manifeste seulement que le droit démocratique trouve son origine
dans un espace indisponible, un néant qui ne peut se laisser
connaître, donc sacraliser ou dogmatiser.
§14 La « science
» du droit doit donc admettre la nécessité d’une délégation
à une théologie juridique, seule capable de prendre en
charge les idées directrices du droit constitutionnel occidental, d’expliciter
leur sens et leur fonction. Dans le cas contraire, elle risque de dégénérer
en une technologie qui recherchera toujours à escamoter les grandes apories
de la fondation, de la représentation ou encore de l’interprétation
; des apories qui précisément laissent transparaître le
rapport du juridique au théologique.
Quels peuvent être les buts d’une théologie juridique ?
- Une théologie juridique doit d’abord permettre une déconstruction
du droit constitutionnel occidental réalisé et de tous les droits
imitant son modèle. Elle peut ainsi mettre à jour les différents
usages dogmatiques de sa structure onto-théologique. Il s’agit notamment
de repérer la tentation du théo-morphisme qui conduit un homme-Dieu
à se dire souverain et à vouloir poser des normes fondatrices
et intangibles.
Cette tentation se retrouve par exemple chez les juristes qui, aujourd’hui,
affirment l’existence d’un droit supraconstitutionnel positif s’imposant
au juge constitutionnel, voire aux organes dotés d’un pouvoir constituant
(22). Ce droit comporterait des principes conçus comme étant supranationaux
ou internes, immuables ou variables, etc. On assiste bien ici à une absolutisation
du droit constitutionnel qui va de pair avec l’assimilation des tribunaux
constitutionnels à des aréopages de sages dont les décisions
sont censées porter en elles l’essence du droit constitutionnel.
Ce qui explique pourquoi elles sont soigneusement glosées par les nouveaux
juristes savants qui, sans le dire, essayent de retrouver des dogmes de droit
naturel derrière le droit posé.
- Une théologie juridique doit favoriser une
approche comparatiste capable de mettre en relation des univers
juridiques a priori irréductibles comme le droit laïc et le
droit musulman fondamentaliste. En effet, même s’ils
dénoncent le théo-morphisme occidental, les penseurs
musulmans de la théocratie sont amenés paradoxalement
à accréditer des sujets juridiques détenteurs
d’un formidable imperium
(23) et ayant le monopole de l’interprétation d’une
loi divine (Shari’a) à laquelle on veut faire jouer le
rôle d’une loi constitutionnelle - mais aussi civile,
pénale - ultime. On se rappellera par ailleurs que
l’attentat du 11 septembre, en réalité très
peu oriental ou musulman, a été commis par des
hommes-Dieu qui ont voulu se substituer à Allah ou à ses
émissaires, s’autorisant à juger et à
recourir à la violence (24). Il est paradoxal de constater que,
de ce point de vue, le fondamentalisme islamique retrouve et utilise la
structure onto-théologique du droit occidental honni.
L’incapacité de la doctrine occidentale à adopter un point
de vue comparatiste explique pourquoi seuls les anthropologues ou les sociologues
ont tenté d’analyser ces dérives de l’Islam politique.
Ils ont repéré des montages politico-judiciaires que l’on
retrouve en Occident. Mais ils se sont contentés de comprendre le retour
au droit divin comme une construction sociale ou un moyen de légitimer
des stratégies politiques ou judiciaires. Surtout, ils n’ont pas
vu que le renouveau du droit musulman ou plutôt sa trahison révélait
l’existence d’apories concernant tout autant le droit laïc :
la nature des sources du droit (droit positif, méta-droit, droit virtuel
?), la légitimité de l’interprétation (l’effort
interprétatif ou Ijtihâd) (25).
- Une théologie juridique devrait enfin
permettre d’expliquer pourquoi la normativité juridique occidentale
contemporaine, tout en apparaissant comme une forme vide, neutre,
laïque - fonctionnant presque comme une technologie - continue de
reposer sur une structure onto-théologique. Une structure qui,
précisément, rend possible l’assujettissement de cette normativité à la
technique.
Certes, on aimerait dire qu’une théologie juridique devrait pouvoir
guider une reconstruction du droit constitutionnel occidental conformément
à l’idée démocratique. Mais ce projet est encore utopique
tant il reste à faire pour acquérir une compréhension du
rapport de cette idée à la transcendance.
§ 15 Plan. Il s’agira de montrer dans un premier temps en quoi les concepts directeurs du droit constitutionnel démocratique sont de nature théologique. Puis, l’examen des trois grandes apories du droit constitutionnel occidental que sont la fondation, la représentation et l’interprétation, permettra de dévoiler le rapport qu’entretient l’idée démocratique avec une transcendance négative; une transcendance qui n’a rien à voir avec les religions officielles et ne remet pas en cause la nécessaire séparation fonctionnelle du spirituel et du temporel.