Présence irréelle du droit

À propos de la temporalisation du droit




    Le droit est généralement considéré aujourd'hui comme un fait social que l'on peut situer dans le temps et l'espace. Les approches contemporaines semblent converger pour nous faire admettre que la règle juridique n'existe qu'à travers du texte, des actes de langage ou encore des comportements socio-politiques de type reproductif ou stratégique. Il s'agirait de capter la dynamique du droit, de rechercher l'origine de sa force tantôt dans l'élément discursif ou le contexte d'énonciation, tantôt dans les habitus ou les rapports de force ; le juriste étant sommé par souci de réalisme de se faire linguiste, sociologue, politiste, etc.
    La science du droit autant qu'elle puisse préserver son autonomie ne saurait donc être qu'une science causale, voire prédictive. Elle devrait formaliser les facteurs déterminants permettant d'expliquer "l'état du droit", d'anticiper sur l'évolution du "droit existant".
    En conséquence, le droit est envisagé en mouvement, historisé. Enveloppé par le temps, le "phénomène juridique" semble devenir un flux ininterrompu, insaisissable. La description du droit en vigueur ne peut plus être une tâche de rationalisation et de systématisation d'obligations posées pour toujours et identiques à elles-mêmes. Elle devient une tentative d'identifier à un moment donné le contenu de règles qui varient en fonction de leur interprétation ou de leur application contingente par des opérateurs qui se servent du droit plus qu'ils ne lui obéissent. A l'interprétation statique succède l'interprétation dynamique.
    Ainsi, en droit constitutionnel, la Constitution est maintenant considérée le plus souvent comme un complexe non pas de normes fixées hors le temps mais d'usages interprétatifs qui varient en fonction d'un contexte politico-social à modéliser. Connaître la Constitution revient en conséquence à rechercher des précédents nés de décisions juridictionnelles, présidentielles... ayant statut de faits de Sein, situés dans le temps. La question essentielle n'est plus de dire ce que le chef de l'Etat ou le Conseil constitutionnel doivent faire en se plaçant dans une perspective synchronique mais de décrire d'un point de vue diachronique ce qu'ils font ou feront en fonction de contraintes argumentatives, sociologiques, etc.
    Le paradoxe est que le projet de saisir le droit dans le temps, dans l'histoire linéaire - projet qui apparaît dès le début du siècle notamment avec l'École réaliste - O.W. Holmes, K.N. Llewellin, A. Ross - ne semble pas malgré les efforts déployés avoir produit de résultats probants à la fin du siècle. Tout se passe comme si le droit se rebellait, refusait de rentrer dans le cadre spatio-temporel, lui échappait on ne sait comment.
    L'exemple peut être le plus frappant est bien l'impuissance des juristes à thématiser la temporalisation du droit coutumier sauf à faire surgir des contradictions insurmontables, paradoxes curieux. Situer ou retracer la vie de la coutume dans le temps ordinaire semble encore impossible.
    Le processus de création coutumier reste un "mystère" , notamment en droit international. Ainsi, pour rendre compte de ce processus les juristes se voient obligés d'utiliser des métaphores étranges. Par exemple : "pour que les coutumes apparaissent, il faut donc qu'elles aient eu une jeunesse paisible" . Il est vrai que la C.I.J. exige pour reconnaître l'existence d'une coutume qu'elle ait donné lieu à une pratique constante. Mais cela suppose que les États ont fait application d'une norme non encore constituée : un être juridique pourrait donc naître après ou pendant sa jeunesse... Le changement de la coutume semble tout autant incompréhensible. Certaines conceptions récentes expliquent qu'une coutume peut évoluer et même mourir à cause de l'apparition par étapes d'une coutume contraire. Cela oblige à postuler l'existence d'une période intermédiaire pendant laquelle un ou plusieurs États retirent leur opinio juris, rendant possible la formation de la nouvelle règle coutumière. Mais cette théorie est illogique et inapplicable. D'une part, il faut admettre que durant la période transitoire existent deux normes contradictoires qui se font concurrence et sont toutes deux justifiées par on ne sait quelle norme hypothétique. D'autre part, on ne sait comment déterminer le moment où un État cesse d'être obligé par la norme préexistante, où son retrait n'est pas une violation de cette norme. Logiquement, la seule solution est de supposer une "contraction totale" du temps permettant la création instantanée de coutumes comme le suggère par exemple le phénomène résolutoire à l'ONU . Mais alors on assimile implicitement le droit coutumier à du droit écrit produit comme la loi...
    On retrouve le même type d'apories en droit constitutionnel à propos de la coutume interprétative (ou des conventions de la Constitution dont on admet de plus en plus souvent la valeur juridique). Déjà Baldwin notait la difficulté à dire ce qu'est la Constitution d'un pays à un moment donné si on veut la considérer comme une pratique : "Il peut y avoir une pratique appelée constitutionnelle qui est en train de sombrer en désuétude et une autre qui se développe en usage mais pas encore constitutionnelle" . Aujourd'hui alors qu'on tend à admettre qu'une Constitution même écrite et rigide existe et évolue par la pratique, les auteurs de manuels de droit constitutionnel espèrent fournir, à l'aide d'addenda ou de mises à jour successives, les photographies d'usages contradictoires dans le temps et se formant de plus en plus vite. [N'a-t-on pas soutenu qu'ils pouvaient se fonder sur un seul précédent ?]. Tout se passe comme si l'inscription du droit coutumier dans le temps menait à une liquidation du principe d'identité. Le même est toujours autre, A n'est jamais égal à A.
    On pourrait mobiliser d'autres exemples montrant cette fois-ci l'échec des programmes méthodologiques visant à saisir le droit non plus dans le présent mais dans le futur. Il suffit de rappeler ici la modestie des résultats produits par les partisans des Écoles réaliste, sociologique, stratégique dans leur tentative de fournir des prédictions correctes du comportement des tribunaux. Les explications de cet échec selon lesquelles les variables seraient trop nombreuses ou complexes, difficiles à pondérer en fonction de leur caractère interne ou externe, etc. ne permettent pas d'écarter le soupçon qu'un obstacle logique essentiel a pu être négligé.

    Ainsi, les approches contemporaines, en essayant d'historiser la règle juridique, nous amènent par delà leur échec à problématiser la relation de cette règle au temps et du coup à mettre en doute leur projet de réifier le droit ou encore de le naturaliser.
    Tout se passe comme si la réflexion sur le rapport de la juridicité au temps nous ouvrait une autre voie. Un horizon ontologique se dévoile nous permettant de mettre en évidence l'originalité, on pourrait presque dire l'étrangeté du droit qui apparaît alors comme un objet irréel. Nous ne pouvons plus nous en tenir au côté "chose" du droit qui le fait appartenir à la dimension sémiotique, pragmatique, sociologique. Nous commençons à douter du fait que le droit soit assimilable à un fait empirique ordinaire susceptible d'être causalisé. Sans dissimuler notre emprunt à Heidegger, on pourrait dire que l'être véritable du droit semble se comprendre à partir du temps.

    Je ne saurais évidemment prétendre résoudre l'énigme de la relation du droit au temps. Tout au plus puis-je essayer de la faire voir. Dans ce but, je me contenterai ici de fournir des éléments explicatifs montrant que le droit non seulement n'existe pas dans le temps mais de plus qu'il n'existe pas par le temps comme le prétendent les partisans d'un historicisme juridique. Dès lors la seule solution est d'admettre que le droit se situe hors le temps, capable à la fois d'échapper au temps ordinaire et de l'incorporer. Suivre cette solution me semble un des seuls moyens d'échapper à un nihilisme métaphysique qui se traduit dans la sphère juridique par le refus de reconnaître l'autonomie du droit et de la science du droit ou encore leur "pureté" comme aurait dit Kelsen. 


    1 Le droit n'existe pas dans le temps
    1.1. La détermination être "dans le temps" est obscure. Un des moyens de la comprendre est de revenir sur l'usage ontologique naïf de l'idée de temps. Comme l'explique Heidegger, le temps précisément au sens de "l'être dans le temps" fonctionne depuis une époque très ancienne comme un critère de discrimination des diverses régions de l'étant : "On sépare l'étant 'temporel' (les événements de la nature et les péripéties de l'histoire) et l'étant 'intemporel' (les relations spatiales et numériques). On a coutume d'opposer le sens 'extra-temporel' des propositions au déroulement 'temporel' de leur énonciation. Encore, on trouve un abîme, mais qu'on s'efforce de combler, entre l'étant 'temporel' et l'éternel 'supra-temporel'".
    Il est évident que cette distinction recoupe celle entre droit positif et droit naturel. Le droit positif "temporel", établi par la volonté humaine et modifiable peut être opposé au droit naturel "extra-temporel", non créé par l'homme et immuable. Il revient à Montesquieu d'avoir montré que le droit établi positivement, de "l'ordre de la mémoire", pouvait être objet de science alors qu'auparavant on étudiait seulement le droit romain qui avait la dignité de la raison écrite . Aujourd'hui, il va de soi que le droit positif à la fois public et privé, inscrit dans le temps, est seul objet de la science par opposition au droit naturel extra-temporel auquel on ne donne guère qu'un rôle de fonction critique ou de fondation assez vague de ce même droit positif.
    Les principaux courants (réaliste, sociologique, positiviste...) de la théorie du droit moderne reprennent implicitement cette distinction qui apparaît pourtant largement arbitraire. D'une part, on constate que certains types de droit ont pu mystérieusement appartenir tantôt à la sphère du droit intemporel, tantôt à celle du droit temporel. Ainsi, la coutume a pu être considérée en France sous l'Ancien Régime comme l'expression du droit naturel fixe et éternel puis avec la Révolution être assimilée à un droit qui entérine les abus et la corruption "par son adaptation supposée aux nécessités du moment, par sa malléabilité, par l'interprétation abusive qu'en donnent les juges [...]". D'autre part, on s'aperçoit que le droit naturel lui-même, réputé intemporel donc immuable a été envisagé dans la période récente comme un droit essentiellement historique et variable [par exemple en France par G. Burdeau et R. Bonnard]. Inversement, Kelsen en tant qu'héritier du néokantisme admettait que le droit positif n'est pas essentiellement un droit temporel tout en étant évolutif. En effet, selon le juriste autrichien, le droit positif considéré du point de vue de sa validité appartient au monde du Sollen (le devoir-être) alors que tout ce qui concerne sa création, son interprétation, son effectuation dépend de faits de Sein.
    Il ne semble pas qu'on ait recherché pourquoi le temps, investi de cette fonction ontologique originale a pu créer une frontière si perméable et sinueuse. On ne s'est pas demandé non plus chez les partisans de l'assimilation du droit à un fait social ordinaire dans quel type de temps ce fait était immergé.
    Le plus souvent, c'est le concept "vulgaire" du temps qui est implicitement choisi : soit un temps proche de celui utilisé dans la physique classique. Il peut être défini comme un milieu neutre et indéfini qui accueille les phénomènes juridiques et rend possible la compréhension de leur évolution. Cette définition entraîne que le temps peut exister par lui-même (Newton, Clarkes) ou dans la pensée (Leibniz, Kant).
    Par exemple l'École réaliste après avoir admis que le droit avait à faire avec « le monde des choses tangibles, des relations observables" (K.N. Llewellyn ), se propose de décrire ce que font les opérateurs du droit dans le temps compris comme un cadre immuable. Si le droit est un "flux", ce mouvement ne concerne que les décisions judiciaires ou gouvernementales et pas le temps qui n'a aucun rôle à jouer. Pour A. Ross de telles décisions n'ont pas de rapport avec le monde du Sollen ; elles sont réductibles à des actes normatifs ayant lieu dans le temps et l'espace et peuvent donc être décrites et prédites par le juriste à l'aide d'énoncés vérifiables .
    Le droit ainsi naturalisé, arraisonné par une science juridique empirique et causale s'inscrit dans le temps comme n'importe quel phénomène. Les spécialistes modernes du droit coutumier influencés par ce paradigme en viennent à nier la spécificité et l'étrangeté du rapport de la coutume au temps. Presque tous insistent sur le fait que le temps en tant que contenant n'a pas de fonction constitutive ou destructive. Voilà pourquoi, l'exigence traditionnelle d'une durée, d'une repetitio, d'une habitude pour que se crée (ou meurt) une norme coutumière n'a pas à être prise en compte. La coutume peut se créer quasi instantanément grâce aux décisions (à teneur politique) des États, gouvernants, juges etc. Cela aboutit finalement à ce que le temps comme contrainte objective peut être finalement nié. En droit international, R.J. Dupuy explique que la coutume "révolutionnaire" revendiquée par les pays en voie de développement s'inscrit dans un temps non pas réel mais psychologique et peut donc s'affranchir de toute durée pour se créer. En droit privé, B. Stark va jusqu'à admettre que la série des précédents constitutive d'une coutume existe non pas dans le temps mais dans l'espace. En effet, la vitesse extrême de propagation des informations à l'époque actuelle permettrait que "la répétition des pratiques atteigne un nombre leur conférant un caractère de généralité dans un temps très court" . Le temps devenu fonction de la vitesse se rétrécit pour devenir quasiment nul et sans portée. 

    1.2. L'inscription du droit dans le temps (comme cadre) suppose donc qu'il soit assimilé à un fait de Sein considéré par définition comme temporel et variable. La science du droit conçue sur le modèle des sciences de la nature rejettera en conséquence hors de sa juridiction les prétendues normes juridiques conçues traditionnellement comme des entités idéelles, voire métaphysiques (les "paper rules", règles de droit naturel, êtres de valeur...). Or cette factualisation du droit passe par l'utilisation d'un paradigme qui permet de résoudre seulement en apparence le problème de la temporalisation du droit. Quel est ce paradigme ? En simplifiant, on pourrait dire qu'il assimile la production du droit écrit et coutumier à un enchaînement d'actes de volonté en gros efficaces dont la signification est normative sans avoir aucune réalité propre (qu'on la considère comme idéelle, axiologique, logique, etc.). Obéir au droit revient donc à obéir à un ordre comme acte phénoménal et non à une norme comme devoir être.

    1.21. La réduction du droit écrit à un fait de Sein passe en général par l'utilisation d'une théorie de l'interprétation commune aux courants de pensée contemporains (réalisme, décisionnisme, sociologisme, etc.). Il ne suffit pas en effet de décrire la procédure de création de la loi et ses effets apparents pour permettre son historisation, pour lui faire quitter la sphère du Sollen. Car, si la création de la loi suppose un acte de volonté (pouvant être situé temporellement, daté), cet acte a une signification qui semble lui échapper puisqu'il institue une norme dont le sens, la validité se veulent extra-temporels. La loi apparaît comme un contenu de pensée censé valoir pour l'avenir ou le passé, identique à lui-même, jeté hors le temps qui acquiert comme une existence, une force qui lui sont propres.
    La théorie usuelle de l'interprétation permet de rompre avec ce que ses partisans qualifieraient d'illusion. Elle postule que la compréhension de toute norme juridique même claire laisse toujours un choix indécidable entre plusieurs significations linguistiques. Ce choix reposera donc consciemment ou non sur des motifs extra-juridiques. Dès lors, l'interprétation doit être comprise comme reposant sur un acte de volonté empirique, influencé par des facteurs uniquement d'ordre rhétorique, psychologique ou socio-politique ; un acte caché qui en dernier ressort permet de faire exister mais aussi de manipuler la norme ainsi actualisée. On peut assimiler cet acte de volonté à une décision créatrice sortie d'un néant juridique (décisionnisme), à un comportement politique déterminé par des habitus (sociologisme), à une conduite calculée prenant en compte des contraintes argumentatives (explication stratégique), etc. Dans tous les cas, une reprise historique du sens est proposée permettant de ramener le droit écrit au réel, à l'étant alors qu'il semblait lui échapper.
Si tout cela était vrai, alors le droit devrait pouvoir se temporaliser comme un fait de Sein ; c'est-à-dire accéder à une présence vivante, réelle, presque à une immédiateté. Ici, il faut se souvenir que les régimes totalitaires qui ont poussé jusqu'au bout cette logique sont apparus en pratique comme des systèmes arbitraires et chaotiques qu'on hésite à qualifier de systèmes de droit. Outre l'échec de la Révolution permanente dans les régimes marxiste-léniniste , on peut mentionner les difficultés insurmontables liées à la mise en œuvre du principe nazi de la Fürhung . Rappelons que ce principe devait permettre que "l'ensemble du droit se voit transformé sans qu'il faille pour autant changer une seule loi positive" grâce à la politisation de l’interprétation guidée par la volonté du Fürher. Il a donné en réalité aux interprètes du droit la mission irréalisable de rendre efficace quasi instantanément la parole du "Führer du mouvement" qui n’était pas nécessairement concrète et porteuse d’un contenu connaissable . De la même façon, la doctrine fasciste italienne avait développé la fiction dangereuse d'un interprète du droit comblant les lacunes des normes juridiques et les précisant en fonction de directives du régime exprimées en dernier ressort et à tout moment par le Duce (dont les déclarations radiodiffusées avaient valeur juridique ).
Si, comme c'est le cas dans les États démocratiques, on se contente d'accorder à cette théorie de l'interprétation une portée simplement heuristique, force est de constater que les explications réalistes qui veulent causaliser les interprétations judiciaires pour les décrire et les prévoir n'ont pas donné de résultats autre que triviaux ou ambigus . La dogmatique traditionnelle qui suppose que les juges sont avant tout guidés par un raisonnement juridique effectué à partir d'énonciations [relativement] "vraies" de normes obligatoires reste encore notamment dans les Universités le seul outil heuristique fiable. Or ce type de rationalisme cognitiviste suppose précisément que l'interprète du droit "découvre" un sens intelligible, fixe, itérable qui semble ne pas exister dans le temps.

    1.2.2. L'assimilation de la règle coutumière à "une modalité particulière du Sein" est implicite chez les partisans nombreux en droit international de l'explication volontariste. Si l'on postule que "c'est la rencontre des volontés des États manifestées par leur comportement qui crée la règle" , alors on doit admettre que la coutume se maintient et évolue dans le temps comme un effet de la volonté et des éléments de puissance qu'elle peut mobiliser. Mais cette thèse qui nie le rôle de la durée [celle-ci pouvant à la rigueur servir à attester le consentement des États] n'a jamais réussi à fournir une interprétation réaliste du processus de temporalisation de la coutume. Ainsi, on ne comprend pas comment un État nouveau entrant dans la communauté internationale se voit imposer une coutume générale régissant le fonctionnement de cette communauté. On ne comprend pas non plus comment une modification de la coutume est possible sauf à la rattacher à un consentement tacite de chaque État concerné. La coutume, au lieu d'être le produit d'un processus coutumier volontariste occupant "un présent indéfini puisqu'il est constamment à l'œuvre" semble exister en dehors du temps comme une valeur objective reconnue mais non créée par les États.

    2 Le droit n'existe pas par le temps
    2.1. Les difficultés de la loi ou de la coutume, compris comme faits de Sein à s'inscrire dans le temps ouvrent l'hypothèse que le temps ne serait pas pour le droit un contenant vide, un simple paramètre. N'étant pas le "temps-mort" des mathématiciens et des astronomes, il aurait un rôle à jouer. Il serait porteur de sens, de valeur et par là même participerait à la constitution de la juridicité. De ce point de vue, le droit existerait non plus dans le temps mais par le temps.
    En quoi le temps pourrait-il fournir un soutien, un moyen d'orientation pour le droit est une question différente de savoir comment le droit lui-même peut donner sens, valeur au temps incorporé et mesuré par lui. Le droit civil notamment attache des conséquences à certains repères temporaux (l'instant, les délais), à l'ordre chronologique (l'antériorité, l'a posteriori), à la durée adaptée à la vie humaine ou la dépassant (la perpétuité) . Mais loin d'être ici sous "l'emprise du temps", le droit semble jouer avec lui, le manipuler après l'avoir homogénéisé, calculé à tel point qu'il peut anticiper sur son déroulement, voire l'inverser (la rétroactivité). Il s'agit plutôt de rechercher s'il existe une détermination temporale du droit, si le temps en soi peut faire émerger la règle juridique. Cela implique que le temps soit doté d'une épaisseur, qu'il se fasse substance, bref qu'il devienne histoire. 

    2.2. Il ne faut pas s'attendre ici à une discussion des arguments présentés par les partisans d'une nouvelle École historique du droit. Plus aucun juriste ne prétend dans la lignée de Savigny, voire de l'hégéliano-marxisme que le temps, porteur du dessein de la Providence peut par sédimentations successives produire un droit juste ou le vrai droit. De même le débat commencé sous la révolution entre les progressistes défenseurs d'une "histoire tournée vers l'avenir qui aspire le destin des hommes à la façon d'une cause finale" et les conservateurs pour qui l'histoire "a sélectionné dans le passé des ordres qui sont les moins mauvais imaginables" semble clôt. En réalité, si l'historicisme est bien d'actualité, il faut comprendre qu'il s'avance masqué, défendu aujourd'hui par les partisans du retour à la Morale. Quelle morale ? Une morale démocratique et universelle que les juristes ou philosophes du droit occidentaux croient identifier dans des principes, valeurs, traditions au statut supra ou para légal ; l'histoire venant implicitement légitimer ce droit non écrit, non volontaire et autogénéré qui opportunément supplée l'absence de limite interne, de fondement ultime aux normes positives. Dès lors, celles-ci ne devraient plus être capables d’accueillir des valeurs inhumaines. Le droit contre le totalitarisme...
    On pourrait multiplier les exemples montrant comment un temps non neutre, actif est appelé à la rescousse pour justifier une métaphysique jusnaturaliste assez naïve qui permet la reconnaissance de nouvelles sources de droit ou favorise les créations prétoriennes du juge. Je me contenterai ici de me situer dans la sphère constitutionnelle où règne l'ombre tutélaire des neuf sages français ; une sphère où l'historicisme sert à légitimer tout à la fois l'existence d'un prétendu droit de type soit extra-constitutionnel, soit supra-constitutionnel. Dans les deux cas, l'histoire se voit assignée une direction, une signification qui lui semblent ajoutées, extérieures au point que le temps ne paraît plus être temporel. 

    2.2.1. Le juge constitutionnel peut-il adapter, faire évoluer la Constitution ? On sait qu'à cette question le jusnaturalisme répond par l'affirmative. Il confie cette tâche au juge à condition que ce dernier actualise le droit en vigueur "en se référant à son sens de la justice ou à un ensemble de principes rationnels" . Mais le positivisme peut aisément objecter que la science du droit est amenée à légitimer, de lege ferenda, à la fois un droit non issu de la volonté du peuple souverain et le gouvernement des juges. L'histoire vivante, présente peut cependant venir à la rescousse du jusnaturalisme. Les auteurs contemporains nous expliquent en effet qu'"il faut que le juge constitutionnel marche avec son temps" ou encore qu'"il se donne les moyens d'adapter sa jurisprudence au temps" . En se faisant l'interprète du temps, le juge ne saurait être accusé de jouer le rôle ambigu et politique de jurislateur et pourrait se prévaloir d'une investiture démocratique (que sa nomination lui fournit de manière très indirecte). Pourquoi ? Parce qu'il ne fait guère de doutes pour ces auteurs que la substance de l'histoire est démocratique, qu'elle nous fournit des vérités progressistes. Ainsi, J. Robert explique qu'un texte "doit raisonnablement s'interpréter à la lumière de l'évolution de la société et de sa marche vers le progrès" ou encore qu'il ne doit pas être défendu "au mépris des désirs profonds d'une société qui évolue" . Mais en réalité, on voit bien que ce qu'on nous présente presque comme un dictamem de l'histoire n'est jamais que l'expression de la conscience démocratique des lecteurs de la Constitution ; des lecteurs dont on se demande pourquoi ils ne cherchent pas dans le texte lui-même la justification de leur démarche interprétative.
    Si l'histoire ne peut sérieusement fonder un droit extra-constitutionnel venant corriger la Constitution ou guider son interprétation, il n'est même pas sûr que débarrassée de tout historicisme, elle puisse nous fournir son sens originel (à défaut de son sens vrai ou juste). On se rappelle que le juge Bork a proposé d'utiliser l'histoire (comme science) pour déduire le sens des dispositions constitutionnelles à partir des intentions des constituants. Cette solution qui devait avoir l'avantage de simplifier les questions et de rendre le juge indépendant de l'opinion publique n'a pas eu d'effets pratiques sans doute parce qu'elle est apparue comme un nouvel avatar d'un paradigme irréel et bien connu : le juge "bouche de la loi" offrant "la bonne réponse". 

    2.2.2. Le juge constitutionnel peut-il invoquer un droit supra-constitutionnel qui viendrait limiter le pouvoir de révision de la Constitution ? Pour le jusnaturalisme classique, il existe au-dessus du droit positif un droit naturel immuable et éternel qui s'identifie au Juste et s'impose même au souverain. Cette position aujourd'hui n'est plus défendue sans doute parce qu'inévitablement elle entraîne ses partisans sur une pente théologique et métaphysique. Plus prudemment, le juriste contemporain tentera de faire surgir la supra-constitutionnalité non pas d'une recta ratio intemporelle mais de l'histoire capable de générer des principes, valeurs que le droit positif peut d'ailleurs parfaitement intégrer. Sont apparues ainsi plusieurs figures d'un droit supra-constitutionnel non issu de la volonté humaine mais très humain, trop humain car c'est finalement l'histoire qui vient fonder sa validité.

    Parmi ces figures l'une des plus connues et utilisées en France est celle du droit "transpositif" qui a été formalisée par une lignée intellectuelle allant de L. Duguit, A. Hauriou en passant par G. Burdeau, R. Bonnard jusqu'à S. Rials (1986). Ce pseudo droit né dans et par l'histoire, contenu dans la masse des consciences et sanctionné par la réaction sociale se manifesterait par un petit nombre de principes, idées, règles à l'état latent qui peuvent valider ou invalider tout le droit positif. Il faut noter que pour éviter une résorption complète de la juridicité dans l'histoire au risque que le fait devienne le critère du droit, que la tradition devienne source de l'obligation juridique ces auteurs évoquent plus ou moins explicitement l'existence de valeurs supra-positives permanentes qui semblent échapper au temps. D'où ce partage ou cette hiérarchie par exemple chez G. Burdeau entre des éléments "formels" et des "éléments matériels qui ne sont que des interprétations des précédents, et comme tels, sujets à variation" ou encore chez S. Rials entre les "principes supra-constitutionnels immuables et des principes supra-constitutionnels historiques ne constituant qu'une lecture probable des premiers". Dès lors serait fondé en théorie un jugement de juridicité permettant au juge d'apprécier la valeur juridique d'une Constitution ou encore l’autorisant selon certains auteurs à s'opposer à des révisions heurtant la supra-constitutionnalité .
    Mais il est évident qu'un tel jugement risque de ne recevoir aucun soutien de l'histoire. Il est en effet tout à fait contingent - sauf à s'en remettre à une caution théologique - que l'histoire sélectionne des normes permanentes, conformes à quelque idée de Justice, du Bien Commun et permette ainsi à un ordre juridique de s'autolimiter. Le fait que "dans le cours de l'histoire certaines valeurs peuvent advenir et tendre à la pérennité et à l'universalité" est justement un simple fait hasardeux et précaire et ne peut donc valoir comme fondement du droit. A supposer cependant que le juge veuille faire de la tradition (par exemple républicaine) un gage de justice au risque de l'historicisme, on voit mal quelle solution il pourrait adopter au cas où cette tradition serait cachée ou menacée. On peut craindre qu'un tribunal constitutionnel devant une histoire devenue muette, ambiguë, voire barbare n'ait d'autre issue pour justifier son recours au fait traditional que de recourir à la création normative, une création dont la légitimité et l'efficacité seraient extrêmement douteuses .
    Pour autant, il faut prendre garde au fait que certaines critiques de la supra-constitutionnalité s'appuient elles aussi sur un historicisme déguisé. Ainsi il est tout aussi dogmatique de justifier l'immutabilité d'une Constitution (ou d'une de ses parties) au nom d'une histoire arrêtée ayant produit des normes supra-constitutionnelles définitives [incorporées par cette Constitution ou la justifiant] que de prétendre qu'une Constitution est toujours modifiable car le pouvoir souverain ne saurait se lier sauf à méconnaître le mouvement de l'histoire. Ce qui suppose dans ce dernier cas que la liberté du pouvoir souverain (par exemple démocratique) exprime ou réalise ce mouvement. On retrouve ici une position qui avait déjà été exprimée par Esmein en 1921 selon lequel décréter une "immobilisation factice" de la Constitution serait "une révolte contre les lois de l'histoire et l'invincible poussée du progrès" . Les deux scénarios ont le défaut de faire appel implicitement à une histoire instituante et de nous offrir une alternative simpliste : la Constitution se conservera indéfiniment ou s'altérera sans cesse.
Une dernière hypothèse reste à examiner : si le droit n'existe pas dans le temps ou par le temps alors il se situerait "hors le temps". 


    3 Le droit hors le temps
    3.1. Si le droit semble exister "hors le temps", c'est sans doute parce qu'il n'est pas essentiellement un fait de Sein, un fait naturel. Il est révélateur que Kant, désireux de montrer pourquoi le contrat est dépouillé de tout aspect phénoménal commence par expliquer que le lien contractuel ne saurait exister dans le temps. Selon lui, le lien contractuel découle d'une "volonté unifiée" des contractants qui suppose une simultanéité impossible à réaliser. Concrètement, le contrat ne peut se présenter que comme une volonté particulière qui promet suivie l'instant d'après d'une autre volonté particulière qui accepte. La norme contractuelle est donc un "rapport purement intellectuel" qui ne s'établit pas selon la forme du temps. Autrement dit les objets juridiques ne sont pas de ce monde ; ce sont des fictions. L'Etat étant sans doute la plus célèbre et la plus utile de ces fictions.
    Bien sûr, le droit a un rapport avec le temps compris comme temps usuel et continu. Ainsi l'acte de passation du contrat, son interprétation sont des faits de Sein appartenant à la réalité spatio-temporelle. Mais la source du contrat, de sa normativité (de l'ordre du Sollen) ou encore de sa validité dirait sans doute Kelsen ne se trouve pas dans les actes de volonté des contractants, situés hic et nunc.
    Mais, à s'en tenir à la position kantienne, le risque est grand de postuler "l'atemporalité" du droit, de situer le droit dans un hors temps vide, impensable (fétichisé par la littérature ou la poésie). En affirmant à juste titre que la sphère juridique connaît un temps qui n'a rien à voir avec le temps de la raison théorique, celui de "l'unité temporelle et temporalisante des conditions de l'expérience", on est tenté d'oublier qu'il existe un temps spécifiquement juridique qui ne saurait être simplement le "temps qui se nie lui-même comme temps" . On est aussi conduit en procédant à cette annulation du temps (Aufhebung) à renoncer à utiliser toute analogie schématisante permettant de se représenter la temporalisation du droit. Le même type de difficultés surgit lorsqu'on a recours au temps bergsonien (comme le fait par exemple R.J. Dupuy à propos de la coutume révolutionnaire). Le temps intérieur de Bergson qui se veut un temps de la conscience pure, résistant au symbole, détaché du schème spatialisant tend lui aussi à devenir incompréhensible à force d'être irréel. On en fait alors un temps purement intellectuel, pire simplement psychologique (donc arbitraire). 

    3.2. L’enjeu est clair. Rechercher à thématiser l’aspect "hors temps" du droit, c’est prendre au sérieux la tentative de l'institution juridique de nier la temporalité ordinaire comme flux perpétuel d'auto-altération. Le but de l'institutionnalisation n’est-il pas de faire surgir du stable, du même ? C’est reconnaître que toute règle de droit postule une certaine permanence, une conservation d'un "avoir été" qui n'appartient ni au passé, ni au futur ; l'événement passé et à venir étant placé sur un même plan de présence irréelle parce qu'il a été considéré comme obligatoire, possible ou permis par la société. C’est donner crédit à cette vieille idée selon laquelle la valeur juridique signifie suspension du temps. G. Ripert avait insisté sur le fait que les lois ne vieillissent. On peut ajouter qu’elles semblent ne pas mourir dans les sociétés traditionnelles et sont bien sûr éternelles selon la pensée jusnaturaliste.
    C'est évidemment cette prétention ancestrale et constitutive du droit à faire advenir une proximité du même qui est contestée par les courants théoriques contemporains. En causalisant la règle juridique, en la réduisant à ses interprétations successives ils l'historisent et nient sa temporalité propre : le temps juridique est assimilé au « temps réel » du social, du politique ou encore de la communication. 

    3.3. Un des moyens de se représenter la temporalisation du droit en évitant le double écueil du réductionnisme et de l’idéalisme est d’envisager le temps juridique non sur le modèle d’un temps continu et infiniment divisible (le temps newtonien ou le « temps des maintenant » selon l’expression d’Heidegger) mais sur le modèle d’un temps discontinu et indivisible. Un temps issu de l’esthétique de la mécanique quantique et applicable à l’espace du sens (J.M. Salanskis ) et de la valeur (B. Schmitt ).
    Si on continue de poser la production du droit (ou de tout autre objet normatif/intelligible) dans le temps usuel marqué par l’horloge, alors cette production apparaîtra toujours comme une fiction. Parce que la norme juridique n’a rien à voir avec les phénomènes empiriques de la mécanique classique, cela n’a pas de sens d’imaginer que sa production a lieu de to à tn, soit dans un intervalle de temps infiniment divisible et paramétrable. Voilà pourquoi on ne peut déterminer les étapes de la formation du « phénomène coutumier » et situer l’intervention ou l’apparition de ses éléments « constitutifs » (opinio juris/pratique). Voilà pourquoi on ne saurait fixer la durée minimale (ou le nombre de précédents) pour que la norme soit achevée . C’est que la coutume n’a pas de « substrat » physique qui se formerait en épousant le continuum du temps ordinaire. On ne s’étonnera pas en conséquence que la sociologie juridique venue à la rescousse des juristes n’ait jamais pu observer la coutume in statu nascendi. J. Carbonnier parle à son grand regret de « quasi impossibilité de l’observation directe » du processus coutumier sans envisager que l’obstacle est peut être logique. 

    3.3.1. Développons l’analogie tirée du formalisme de la mécanique quantique. On sait qu’un électron dans ce système de pensée n’a pas d’existence objective à un point donné de l’espace (dans un état défini). Il existe à plusieurs endroits à la fois de manière contingente, ne pouvant être interprété qu’à travers une statistique de création (ou onde de probabilité). C’est un quantum de matière. Pourquoi ne pas généraliser cette notion pour ce qui concerne le sens, la valeur et surtout le temps?
Par analogie, on postulera qu’une norme juridique existe de manière indifférenciée dans un intervalle de temps fini insécable. Mieux, qu’elle est un atome de temps. On admettra alors que la création mais aussi la perpétuation de la norme est un processus indépendant du temps usuel. L’existence juridique n’aurait pas lieu sur la scène spatio-temporelle ordinaire : elle serait elle-même productrice de son propre espace-temps. De la même manière que le produit en économie, le son en musique, les normes juridiques seraient, selon l’expression d’Husserl, des Zeitobjekt (tempo-objets), des « objets qui ne sont pas seulement des unités dans le temps, mais contiennent en eux-mêmes l’extension temporelle ».
    La métaphore de la fabrication de la roue peut aider à la compréhension. Tant que la fabrication de la roue n’est pas achevée, elle n’existe pas. Ainsi, la moitié d’une roue n’est concevable que lorsque la roue est achevée. En tant qu’objet matériel, sa production est divisible en étapes mais en tant qu’objet utile, sa production est indivisible. De la même façon, la norme coutumière se forme d’un seul coup au terme d’une période qu’on ne peut fractionner ; sa production n’est pas fonction du temps puisqu’elle est elle-même du temps. Cela ne l’empêche évidemment pas de produire des effets dans le temps usuel tout au long de sa vie (à travers des actes d’application, d’interprétation...).
    Comment la norme juridique existe-t-elle dans le temps indivisible ? Comment peut-elle être présente sans être réélle ? La comparaison avec l’objet quantique conduit à supposer qu’elle est virtuelle et doit être actualisée pour être appliquée. De même que la fonction d’onde n’a pas de signification physique indépendamment de sa « réduction » grâce à un choix de mesure, la coutume ou la loi exige d’être interprétée et mise en pratique pour acquérir une effectivité. Le juriste ne saurait connaître une Constitution sans étudier l’interprétation et la pratique qu’elle suscite. Pour autant on voit bien que ce formalisme nous empêche d’accepter le réductionnisme contemporain selon lequel « une Constitution n’existe qu’à travers les usages qui en sont faits » (dans le temps réel). La Constitution est bien une réalité avant d’être observée ; une réalité indéterminée. On retrouve ici la position kantienne selon laquelle le concept de norme n’est pas descriptif mais prescriptif. Certes, la norme prend consistance au contact de l’expérience mais tous les problèmes [liés à cette objectivation] n’ont rien à voir avec la normativité de la norme . 

    3.3.2. Reste à comprendre comment le temps juridique peut s’insérer dans le temps ordinaire. La notion de « quantisation » peut ici nous aider. On l’analysera comme l’action de transformer un intervalle de temps continu en une unité de temps indivisible. En économie, B. Schmitt explique que le versement d’un salaire mensuel saisit (ou quantise) le mois du calendrier en un tout indivisible ; la dépense monétaire étant instantanément efficace sur la période intégrale. De même en droit, la déclaration de validité d’une norme par un juge rend légitime immédiatement les effets de cette norme sur une période donnée. On sait par ailleurs que l’annulation ou la déclaration d’invalidité saisit elle aussi une période de temps ordinaire rétroactivement. La quantisation permet donc de découper le temps ordinaire et de nier sa chronologie. Elle se traduit par un mouvement instantané parce qu’ayant lieu hors l’espace newtonien - ce n’est pas une vitesse - qui rend possible de se représenter l’émission de valeur. De la même façon que la monnaie en économie quantise la production, la signification juridique en droit (exprimée en général dans un texte) quantise la formation des règles. Dans les deux cas, n’est produite aucune « matière axiologique » mais seulement l’utilité accrue d’un objet matériel en économie (pour les biens) ou la qualification d’un fait ou d’un acte en droit. Dans les deux cas, il n’y a pas de création ex nihilo de la valeur. La production économique « coule une matière dans une forme-utilité préconçue » tandis que la production juridique suppose un système normatif préexistant. La grande différence entre les deux disciplines étant bien sûr que la monnaie introduit l’idée de mesure objective (ou de quantification) qui est inexistante en droit [même si l’existence d’une hiérarchie juridique en rendant homogènes entre elles les normes par catégories permet à défaut de les mesurer du moins de les comparer] . 

    3.3.3. Certains paradoxes juridiques s’éclairent si on utilise cette représentation. Il en est ainsi de la création de la coutume. La difficulté classique selon laquelle on est obligé d’admettre qu’un Etat applique une norme coutumière qui est encore à naître est surmontée. On peut admettre enfin que la série de précédents constitutifs de la norme sont légitimes même si ces précédents impliquent que cette norme est déjà là. Il faut pour cela supposer un processus coutumier qui s’étend dans le temps usuel de to à tn tout en étant réellement situé toujours trop tard à tn. L’unique solution est d’admettre que le mouvement « créateur » de valeur soit constaté de to à tn et identiquement de to à tn ; cela afin de permettre que la norme existe au début et à la fin du processus. Or la quantisation le permet car c’est précisément un mouvement de va et vient, de reflux ; un mouvement que les physiciens qualifieraient d’ondulatoire.
    Les deux trajets qu’implique nécessairement le jugement de valeur juridique effectué par un Etat ou un juge sont les suivants. On suppose d’abord un trajet de tn à to, à contresens (qui correspond à l’idée de rétroactivité chère aux juristes). Cela permet intuitivement de conserver l’idée de production de la norme (alors que la valeur n’est pas « produite » dans le temps). Surtout on laisse subsister l’écart entre deux points de temps (situés dans le temps continu) ; ce qui est une nécessité logique. Autrement, to serait en tn. Quand au deuxième trajet, il va de to à tn ; ce qui permet de suggérer que la norme était déjà là au début du processus.     Au total, on peut donc se représenter une norme coutumière à la fois en train de se former et déjà là au début du processus. Remarquons que la genèse du Contrat Social chez Rousseau devrait être mise en scène de la même façon puisqu’elle suppose que le corps du peuple en voie de formation contracte avec les particuliers pour donner naissance au souverain qui n’est autre que le corps du peuple. Cela est absurde si l’on postule que le processus a lieu sur la scène spatio-temporelle ordinaire (d’où les critiques de Hobbes) mais devient cohérent dans le cadre quantique .
    Ainsi, la Mécanique quantique suggère une « esthétique de l’après-coup » qui permet de se représenter comment le droit est toujours déjà là selon l’expression de Kelsen. Il faut au bout du compte admettre que la norme existe seulement comme une virtualité et qu’elle s’actualise grâce à la répétition de jugements de valeur à caractère constitutif. De la même façon, le phénomène microphysique vient à l’actualité depuis une virtualité et s’actualise dans une répétition.
    Précisons que toute émission de valeur est aussi émission de sens sinon la norme ne serait qu’un pur quanta de temps vide. Tout quanta de valeur est donc quanta de sens. L’inverse n’est pas vrai. Les organes applicateurs du droit (comme le juge) n’interviennent que dans l’espace du sens et ne créent que des quanta de sens. Ainsi, le juge qui interprète une norme quantise toute la période où cette norme a été en vigueur à partir de to, créant un précédent. Un autre juge à l’origine d’un nouveau précédent quantisera une nouvelle période qui remonte aussi à To. Des sauts créatifs sont ainsi produits mais ils sont de nature sémantique uniquement.

    3.4. Pour terminer, je me contenterai de montrer que l’esthétique quantique conduit à relativiser l’opposition entre d’une part droit naturel et droit positif, d’autre part droit coutumier et droit écrit.
L’opposition entre droit naturel et droit positif :
    - le droit naturel suppose l’intervention d’une seule émission de valeur et de sens - le fiat divin - qui aurait quantisé toute l’histoire humaine ; une émission qui se situe nécessairement avant le début de cette histoire (ou en dehors d’elle). Ainsi, dans la tradition judéo-chrétienne, il est admis que le Livre a été écrit avant la création du monde. Mais en tant que le Livre est applicable à tout moment, qu’il est valable pour hier, aujourd’hui et demain, la temporalisation du droit naturel suppose un présent éternel. On pense à Exode 3-14 où il est question d’un buisson qui brûle sans se consumer et d’une voix qui émane de lui. Comme l’explique P. Sollers, « le message « Je suis qui je suis » doit être traduit comme un imparfait-présent et même un futur » .
    - le droit positif par contre est constitué de normes créées par des émissions de valeur efficaces (ayant eu lieu dans le temps historique) qui ne prétendent quantiser que des périodes déterminées (ou non) à l’intérieur d’une histoire humaine inachevée. Cependant l’exigence infinie de fondation de ces normes aboutit à supposer que le droit positif repose sur des actes ou des normes qu’on ne peut identifier historiquement. Il est vrai que les notions de souveraineté, de pouvoir constituant originaire peuvent faire penser que certains ordres juridiques connaissent un commencement absolu et incarné. Mais ces notions ne peuvent être que de simples idées. En effet, logiquement, l’idée d’un fait premier (de Sein) créateur de normes juridiques non prévu lui-même par une norme n’est pas admissible. Le droit positif comme le droit naturel n’a donc pas de commencement historique. De plus, en tant que tout acte créatif de droit est aussi acte d’application, on admettra qu’en réalité, le droit positif récapitule toutes les normes déjà créées et quantise tout le temps historique. Voilà pourquoi le temps du droit positif est aussi un présent éternel.

    L’opposition entre droit coutumier et droit écrit :
    - la coutume se caractérise par le fait qu’elle n’a pas de « support de virtualité » ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas contenue dans un instrument qui recueille son sens vrai, à expliciter. On sait que la codification ou l’interprétation judiciaire ne sauraient jouer le rôle de l’acte de promulgation. Cela implique que la période de vie d’une coutume ne saurait être délimitée strictement dans le temps ordinaire : to et tn ne sont que des repères supposés. Dès lors, la quantisation du sens est dans ce cas une opération toujours approximative. Chaque précédent (ou interprétation judiciaire) en ne pouvant s’appuyer sur des porteurs de virtualités aboutit nécessairement à des formulations fragiles et contestables. On comprend alors pourquoi la norme coutumière ne semble jamais stabilisée ou avoir d’identité assurée. Le droit coutumier apparaît inévitablement comme une succession de changements qualitatifs qui se fondent, se pénètrent sans contours précis. Comme l’explique S. Sur, « La coutume est toujours un chantier et est toujours en chantier » . Dès lors, il est vain de vouloir mettre en évidence on ne sait quelle contradiction ou violation des normes coutumières entre elles. Le principe lex posterior n’est pas applicable ici de manière fiable.
L’indétermination de la coutume ne peut donc cesser : son actualisation sera toujours imparfaite. Le processus d’interprétation ne saurait fixer le contenu de la norme virtuelle. La coutume, plus que tout autre forme de droit a donc une présence irréelle. En effet, seule sa puissance normative est constante ; une puissance qui n’a rien à voir avec le contenu insaisissable de la norme coutumière.
    - le droit écrit au contraire a le privilège de bénéficier d’un « porteur de virtualité ; c’est-à-dire d’être contenu dans des documents ayant fixé son sens vrai à expliciter. Ces instruments ont fait l’objet d’une émission de valeur située dans le temps ordinaire (par exemple : la promulgation, la publicité). Dès lors, la période de vie de la loi peut être délimitée. Cependant une mobilité ou instabilité du sens est inévitable comme dans le cas de la coutume. Car si le sens est vrai, les termes dans lesquels il a été fixé ne sont pas définitifs : tout interprète peut en trouver de nouvelles expressions qui permettent l’adaptation de la loi à des circonstances imprévues. Une infinité herméneutique va alors se déployer hors du temps continu et sans son aide [rejet de l’historicisme]. A chaque fois interviendra une quantisation du sens. De nouveaux sauts créatifs (les précédents) auront lieu dans l’espace sémantique (et non axiologique). On peut parler d’une révélation continuée. il est évident que les courants théoriques contemporains en assimilant sens et valeur, en faisant de l’interprétation un acte de volonté créateur de droit sont réductionnistes et nient finalement la présence irréelle du droit. En un mot, ils sont idolâtres.

Source : version complète avec les notes RIEJ 1998-41