|
LE CHEF DE L'ÉTAT
EST-IL SOUVERAIN SOUS LA Vème RÉPUBLIQUE ?
Le chef de l'État est-il souverain? La tentation peut être
grande de répondre par l'affirmative à cette question. Si
comme la plupart des auteurs l'affirment, notre régime a en
pratique dérivé en une "monarchie républicaine",
alors le chef de l'État doit être considéré
non comme un simple délégataire de la souveraineté
nationale, lié par ses compétences constitutionnelles
mais comme souverain lui-même, titulaire de prérogatives
qui ne découlent pas nécessairement de la Constitution.
Ainsi, on admettra que le Président de la République peut
notamment exercer le pouvoir constituant, c'est-à-dire
créer du droit constitutionnel en se libérant du cadre
normatif préexistant ; ce qui suppose un processus original car
non prévu par la Constitution. On sait en effet que selon les
articles 3 et 89, le pouvoir constituant ne doit être
exercé que par le peuple soit directement, soit par
l'intermédiaire de ses représentants, en l'occurrence les
parlementaires réunis en Congrès. Quel pourrait donc
être ce processus par lequel le Président se substituerait
au peuple et au Parlement ?
Lors de circonstances normales, le Président utiliserait son
pouvoir d'interprétation de la Constitution lui permettant
d'affirmer qu'un article ambigu ou imprécis doit être
compris de telle ou telle manière. Profitant d'un vide
constitutionnel (ou encore de l'absence de normes
supra-constitutionnelles pouvant guider son interprétation), le
chef de l'État prend alors des actes ou tolère des actes
pris par d'autres organes qui ne sont pas dérivés de
façon évidente du contenu de la loi constitutionnelle
(voire même semblent la violer dans certains cas). Dès
lors, par le biais de la pratique et au gré de la volonté
présidentielle, la Constitution pourrait évoluer, perdant
ainsi sa rigidité. Bien sûr, l'absence de contrôle
systématique de constitutionnalité des actes de
l'Exécutif , l'irresponsabilité politique (sauf haute
trahison) du chef de l'État et surtout la position de force de
ce dernier par rapport aux autres organes publics (Gouvernement,
Parlement) lorsqu'il y a concordance entre majorité
parlementaire et présidentielle sont autant de facteurs
juridiques et politiques qui faciliteraient ce processus. On peut dire
ici que le rôle de gardien de la Constitution donné
officiellement par l'article 5 au chef de l'État lui permettrait
de dissimuler ou de légitimer un rôle de décideur
politique souverain.
Lors de circonstances exceptionnelles, le Président pourrait en théorie
utiliser les pouvoirs spéciaux qui lui sont donnés par l'article
16. Par exemple, l'absence de contrôle juridictionnel des mesures présidentielles
prises dans le domaine législatif lorsque cet article est en vigueur
sont susceptibles de permettre au Président de modifier indirectement
la Constitution . A supposer que l'article 16 soit supprimé ou que son
emploi soit entouré de meilleures garanties, on peut supposer que de
toute façon l'apparition de circonstances exceptionnelles rendrait inévitable
l'utilisation des pleins pouvoirs par le Président et légitimerait
la substitution d'une nouvelle Constitution à l'ancienne. On peut dire
ici que les circonstances exceptionnelles impliquent que le salut de l'État
passe avant celui de la Constitution et semblent justifier le rôle constituant
du Président de la République.
En conséquence, la théorie classique de l'État de droit
qui veut que le chef d'État, comme tous les organes d'application de
la Constitution, soit soumis à un droit constitutionnel souverain parce
que produit par l'autorité de droit formellement souveraine - le Peuple
-, devrait être rejetée. En réalité, le Président
en tant qu'organe suprême, presque incontrôlé, détenteur
de l'essentiel de la puissance d'État peut s'autohabiliter à recréer
le droit constitutionnel formellement posé en tenant compte avant tout
des rapports de force . La Constitution n'est qu'une "barrière de
papier": son contenu ne lie pas le Président qui peut alors de façon
discrète ou ouverte la réviser à la place du Peuple (ou
du Congrès par délégation).
Ce raisonnement dont on pourrait montrer facilement qu'il est repris
(avec des variantes évidemment) par une partie de la doctrine
contemporaine peut être rattaché à un modèle
théorique que l'on peut qualifier de décisionniste. En
se contentant d'une présentation simplifiée de ce
modèle (déduit principalement des idées
développées par C. Schmitt dans les années 30),
on pourrait dire qu'un ordre juridique considéré comme un
ensemble hiérarchisé de normes ne permet pas de justifier
concrètement tous les actes d'application et de création
du droit. Cette "incomplétude" se révèle
particulièrement dans les situations d'exception (cas
d'extrême nécessité ou d'urgence) où sont
pris des actes qui ne peuvent être déduits du contenu de
quelque norme juridique. Ces actes d'un point de vue normatif sont donc
nés d'un "néant" et "leur force juridique est autre chose
que le résultat des arguments qui les fondent".
Ils prendront valeur de loi, de façon autonome , en tant qu'ils
ont été ordonnés par des organes qui, dans ces
circonstances, ont pu affirmer leur pouvoir de commandement ou pouvoir
souverain au niveau le plus haut de l'État. Ils sont donc le
produit ou la manifestation de "décisions"
libérées de toute obligation normative . Décisions
éminemment juridiques en tant qu'elles donnent valeur au droit
déjà posé ou créent du droit mais aussi
politiques en tant qu'elles sont prises en dernier ressort selon des
considérations de puissance.
Dans ce cadre de pensée, le chef de l'État en tant que pouvoir
suprême, incontrôlé juridictionnellement, capable de gérer
les situations de crise devient logiquement le dirigeant souverain de l'État
. Il ne doit plus être considéré de façon abstraite
et impersonnelle comme un "organe", une "personne juridique" n'agissant que "par" et "dans" une Constitution intangible.
Il doit être envisagé de manière réaliste comme un
individu concentrant le maximum de puissance d'État ; ce qui lui permet
de se situer "au dessus" d'une Constitution qu'il peut suspendre ou
réviser selon les circonstances.
On aboutit ici à une conception de la souveraineté originale et
dangereuse qui s'oppose nettement à celle véhiculée par
la philosophie politique classique (Hobbes, Rousseau). Je me propose de développer
et de critiquer cette notion de souveraineté en insistant sur deux de
ses corollaires: la souveraineté serait nécessairement l'attribut
d'une personne physique (I) disposant de la puissance d'État (II). Par
là même, j'espère pouvoir apporter des éléments
permettant de démontrer que le chef de l'État ne doit pas être
nécessairement conçu comme un dirigeant souverain, détenteur
du pouvoir constituant.
I La souveraineté comme attribut d'une personne physique
Dans le cadre de pensée normativiste classique, la
souveraineté appartient à une personne juridique
individuelle ou collective comme par exemple le Peuple dans la
Constitution de 1958. Cette personne juridique peut être
comparée à un "être de raison", à un "sujet
abstrait" qui est le créateur originaire des normes de droit
(notamment de droit constitutionnel) mais qui peut aussi s'autolimiter
en encadrant pour l'avenir son pouvoir de création - cas de
l'article 89 -. On peut dire par extension que le droit constitutionnel
est souverain car il est issu d'un organe qui est la source ultime de
la valeur juridique. De ce point de vue, l'ordre constitutionnel ne
peut se heurter à aucune règle qui lui soit
étrangère (c'est-à-dire émanant d'un organe
non habilité par cet ordre ou édictée selon une
procédure non autorisée par cet ordre) et s'impose
à toutes les autres personnes juridiques même
suprêmes (comme le chef de l'État).
Dans le cadre de pensée décisionniste, la
souveraineté appartient à une personne juridique
identifiée de façon réaliste à une personne
physique. Cela signifie par exemple que sont souverains non le Peuple
ou la Nation comme entités abstraites mais les individus qui
s'expriment par le suffrage ou par leurs représentants . Leurs
actes comme manifestation de leur volonté politique
concrète sont créateurs de normes juridiques. On ne peut
donc pas dire que le droit, notamment constitutionnel, est souverain:
il n'est que "le vecteur" de cette volonté. De ce point de vue,
la Constitution ne saurait "résister" à son auteur qui
est forcément libre par rapport à elle ou se situe au
dessus d'elle - ce qui implique notamment qu'il n'est pas lié
par les normes constitutionnelles qu'il a produites comme le suppose
l'article 89 de la Constitution de 1958 -. Elle ne saurait
résister non plus aux simples organes d'application lorsqu'en
raison de leur situation effective, ils peuvent disposer d'un pouvoir
de commandement incontrôlé. C'est le cas du
Président de la République qui in abstracto n'est qu'un
pouvoir constitué mais in concreto n'est pas limité par
la Constitution. En effet, capable d'interpréter en dernier
ressort la Constitution et de prendre en charge les situations
exceptionnelles, le Président ne se situe pas dans le cadre
constitutionnel qui l'a créé et le lie comme personne
juridique abstraite. Dès lors, il s'en évadera non pour
le transgresser mais pour le recréer librement par le biais de
la pratique (qui peut générer alors des normes
complètement étrangères au droit constitutionnel
écrit selon un critère matériel, formel ou encore
organique).
Le raisonnement décisionniste peut être critiqué de plusieurs
manières.
D'abord, on s'aperçoit qu'il enclenche un processus de
destruction de la notion de personne juridique. Ce processus a
déjà été décrit de façon
magistrale par P. Laband à propos de l'Etat-personne :
"Tout ce que l'on a pu obtenir par la personnification de l'État
pour la construction juridique et le développement scientifique
du droit public, on le sacrifie de nouveau en désignant le
monarque, le peuple ou, qui que ce soit comme étant le sujet de
la puissance d'État, le souverain proprement dit. On
enlève en effet ainsi à l'État ce qui
précisément fait de lui une personne au sens juridique,
à savoir la propriété d'être sujet de
droits; on fait de lui l'objet d'un droit étranger, ou bien on
le dissout en un agrégat de droits revenant à un homme ou
à une pluralité d'hommes. On n'a qu'à se rappeler
les personnes juridiques du droit privé pour comprendre
aussitôt que, si l'on regarde comme le sujet de ses droits
pécuniaires non pas la personne juridique de droit privé
elle-même, mais par exemple son directeur, ou bien
l'assemblée générale, ou bien les destinataires
auxquels profite la fortune, on détruit le concept de personne
juridique et il ne reste plus de personnalité juridique
créée par abstraction logique".
De plus, il faut bien admettre une dissociation entre la personne juridique
et l'être réel qui parle en son nom sinon on ne voit pas comment
les actes qui sont attribués à cette personne juridique seraient
possibles ou auraient un sens pour le droit. Il s'agit notamment d'actes que :
- la personne juridique peut faire mais qu’une ou plusieurs personnes concrètes
ne peuvent faire. Par exemple, les actes collectifs ne sauraient exister sauf
à respecter toujours la règle de l'unanimité (ce qui explique
sans doute en partie le recours à l'idée de Nation dans le cadre
de la théorie de la souveraineté démocratique)
- la personne concrète peut accomplir contrairement à une personne
juridique. Par exemple, en droit civil, une personne juridique individuelle
ne peut consentir à son propre meurtre ou à son esclavage contrairement
bien sûr à une personne concrète.
Enfin, on ne voit pas comment une personne juridique peut exister si elle est
identifiée à un être concret. Cela fait d'elle immédiatement
le produit, la résultante de la volonté de cet être. Or,
une personne juridique ne peut se créer et se perpétuer qu'avec
l'autorisation fournie par une norme déjà posée ou encore
par une personne juridique préexistante (comme combinaison de normes
personnifiée) et ainsi de suite. Cela signifie qu'une personne juridique
est toujours la "fille" d'une autre personne juridique. Comme le précise
O. Weinberger, une institution pour exister et fonctionner a besoin de normes
constitutives au titre de règles de compétence et de conduite
. Elle ne saurait compter sur les seules normes produites par elle-même,
plus exactement produites de façon synchronique par la personne concrète
identifiée à elle. Sous peine de hiatus logique et temporel, il
faut du droit pour que naisse le droit.
Il est vrai qu'une personne juridique souveraine devrait pouvoir s'autogénérer
et se justifier par elle-même du fait qu'elle est censée avoir
produit les normes originelles qui la constituent. Ainsi, on a l'impression
à la lecture du Préambule ou de l'article 3 de la Constitution
de 1958 que la Nation ou le Peuple se sont autoproclamés souverains.
Comment alors ne pas concevoir la personne juridique souveraine comme un pouvoir
de fait qui, en se perpétuant sous le masque de cette personne, peut
à tout moment s'affranchir des normes constitutionnelles existantes ou
en créer de nouvelles ? Ainsi, le peuple concret, sous le masque du Peuple-personne
juridique, pourrait se situer "au dessus" de la Constitution et donc
agir de manière complètement libre par le biais notamment du référendum
constituant ou même ordinaire (sans être lié d'un point de
vue procédural et matériel). Ce qui conduit à admettre
que le Souverain dispose, pour des raisons logiques, d'un pouvoir constituant
toujours originaire, jamais dérivé.
Mais on peut se demander si le concept d'une souveraineté
comprise comme indépendance totale, pouvoir constituant
inconditionné, illimité ou encore non fondé est
pertinent. Aucun ordre juridique (malgré ses prétentions)
n'a en pratique de valeur originelle. Il ne naît jamais dans un
vide juridique: soit il est conforme à un ordre juridique
préexistant, soit il le viole. C'est l'intelligence pratique
(voire politique ?) du juriste qui lui interdit de chercher une
justification ultime ou extérieure à cet ordre ; cela
permet alors de faire croire à la fiction bien utile d'une
souveraineté absolue . Ainsi le juriste choisira d'ignorer
à quel ordre juridique se rattachent un État ou une
Constitution nouvellement crées pour diverses raisons pratiques :
- la plus évidente étant que l'ordre juridique antérieur
n'a plus d'effectivité; effectivité qui est une condition sine
qua non de son existence (et non per quam ) comme le suggère Kelsen .
- la plus obscure étant que l'ordre juridique antérieur (qui peut
être encore effectif) a pu générer des restrictions au pouvoir
des constituants. On se rappelle ainsi comment la loi fondamentale de la R.F.A.
fut élaborée par un Conseil parlementaire réunissant des
délégués des Länder "sous la tutelle des Alliés
occidentaux" ou encore comment le général de Gaulle fut guidé par la loi du 3 juin 1958.
Ainsi, contrairement à ce qui résulte du schéma de pensée
décisionniste, la difficulté ne naît pas d'un vide juridique
mais d'un trop plein.
C'est seulement d'un point de vue logico-rationnel que peut se poser le
problème de l'existence d'un vide juridique; point de vue qu'ont
adopté les théoriciens du contrat au 18ème
siècle. Le passage de l'état de nature à
l'état civil fait difficulté notamment chez Rousseau
parce qu'il pose comme hypothèse logique l'existence d'un
état de nature comme moment zéro où le "droit
politique" n'existe pas. Voilà pourquoi le Souverain comme
"corps politique artificiel" doit s'autogénérer par le
biais du contrat social. Cela n'est obtenu d'ailleurs qu'au prix d'une
fiction: le contrat est passé entre les particuliers et le corps
du peuple en voie de constitution. Rousseau est donc obligé
d'admettre implicitement que le Souverain est créé par le
Souverain; donc qu'il y a déjà du droit... En aucun cas,
même dans ce schéma théorique, le Souverain n'est
créé par un pouvoir de fait ou n'est identifié
à lui. C'est un corps "moral et collectif, ayant son moi commun,
sa vie, sa volonté" qui tire son être du contrat auquel il
ne saurait déroger sauf à s'anéantir . Il se
distingue des individus concrets qui participent à
l'autorité souveraine en tant que citoyens (ou lui
obéissent en tant que sujets). De ce point de vue, on peut dire
que, même chez Rousseau, il existe de la représentation :
le Souverain agissant n'est considéré que comme corps et
collectivement, s'exprimant par le biais de la loi qui tend à la
volonté générale. Il n'est pas une entité
concrète dont la volonté serait un pur
élément empirique en tant qu'addition de volontés
particulières. Le peuple n'existe juridiquement que comme peuple
institué et il exercera ses droits législatifs comme
personne morale abstraite. Cela explique pourquoi la
Souveraineté pour Rousseau est à la fois une et
indivisible; elle n'appartient pas empiriquement, par fraction,
à chaque individu même si chacun comme citoyen a vocation
à participer à sa mise en œuvre.
Bien sûr, au bout du compte ce sont toujours
des hommes qui gouvernent, accomplissent des actes juridiques mais ils
le font dans un rapport abstrait et universel à eux-mêmes;
rapport qui crée une "surréalité", sans existence
objective, sans autre qualité que celle de devoir être.
Cette surréalité peuplée d'entités
artificielles comme les personnes juridiques acquiert une telle
autonomie, une telle force qu'elle finit par instrumentaliser les
hommes: ce sont eux qui deviennent "le vecteur" du droit. C'est dans
cette perspective que la tradition politique donne au droit
constitutionnel le statut de droit souverain. Il est
évident qu'à tout moment certains membres du Souverain
peuvent tenter de quitter cet univers en retrouvant leur moi empirique,
individuel et isolé. Mais cette possibilité physique
n'intéresse pas le droit. Si le peuple n'obéit plus
à lui-même comme corps politique, s'il rompt son
unité avec la personne juridique souveraine qu'il constitue, il
retourne simplement à l'état de nature. De la même
façon, si un organe d'application de la Constitution comme le
chef d'État utilise ses pouvoirs positifs pour "sortir" de son
rôle juridique, il ne modifie ni ne recrée la Constitution
mais finit par la détruire. Comme l'écrit Rousseau: "S'il
arrivait enfin que le prince eût une volonté
particulière plus active que celle du souverain, et qu'il
usât pour obéir à cette volonté
particulière de la force publique qui est dans ses mains, en
sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux souverains, l'un de droit
et l'autre de fait ; à l'instant l'union sociale
s'évanouirait, et le corps politique serait dissous".
II La souveraineté comme puissance d'État
Dans le cadre de pensée normativiste classique, la
souveraineté est considérée d'un point de vue
formaliste et abstrait. Elle caractérise la situation
prévue et régulée par la norme suprême d'un
sujet libre, ne se limitant que par ses propres normes. Le peuple dans
la Constitution de 1958 détient ainsi la capacité de
créer des normes en accord avec les normes qu'il s'est
donné lui-même. Ces normes originelles ou
dérivées permettent de fonder la personnalité
juridique et les compétences d'organes d'application tels que le
chef de l'État qui doivent agir en leur nom et en accord avec
elles.
Dans le cadre de pensée décisionniste, la
souveraineté est appréhendée en fonction de son
objet et de ses effets empiriques. Elle qualifie la volonté
concrète d'un organe constitutionnel qui peut créer
librement du droit en tant que pouvoir suprême et
détenteur de la plus grande puissance d'État ; puissance
qui se révèle dans les situations d'exception et ne
découle donc pas nécessairement d'une compétence
définie par la Constitution. Peut donc être appelé
souverain tout organe constitutionnel (identifié à un ou
plusieurs individus) en raison de l'étendue de ses
compétences effectives même si formellement il n'a que la
qualité d'organe d'exécution. Ce serait le cas du
Président de la République.
Cette conception de la souveraineté comme puissance d'État, puissance
politique absolue doit être critiquée en raison de son irréalisme
et de sa dangerosité.
Pour le comprendre, il faut admettre qu'en assimilant la
souveraineté à la puissance d'État effective, on
est conduit à faire de l'étendue des pouvoirs
réels d'un État (ou de celui qui le "dirige") le signe ou
la preuve de sa souveraineté.
Cette prémisse a effectivement des conséquences absurdes du point
de vue du droit positif. Par exemple :
- nous sommes amenés à parler de degrés de
souveraineté et même à nier la souveraineté
de nombreux États sur la scène internationale.
N’est-il pas évident que beaucoup d’États
n'ont au plan empirique qu'une puissance politique très
limitée?
- nous sommes obligés d’établir la liste des
compétences (appréciées en terme des pouvoirs
politiques) qu'un État ou un organe devrait posséder pour
pouvoir le qualifier de souverain; mais comment et sur quel
critère? On risque d'aboutir à un arbitraire. Par
exemple, on supposera qu'un juge comme le Conseil Constitutionnel ne
saurait être souverain parce "qu'il ne peut jamais se saisir
d'une affaire, et ensuite et surtout parce que sa mission est non pas
de 'gouverner' ou d'agir, mais de trancher des litiges". Mais est-il si
sûr que la prérogative de juger ne peut être
identifiée dans la réalité
politico-institutionnelle à un pouvoir politique et donc ne
saurait être qualifiée de "prérogative de
souveraineté"?
- nous sommes amenés à faire apparaître un seuil au
delà duquel un État ou un organe d'État ayant
renoncé à certaines compétences (comme pouvoirs
politiques) ne serait plus souverain. Or aussi bien en droit
international qu'en droit interne ce seuil n'est pas reconnu. En droit
international, on sait que rien n'empêche un État de se
dépouiller de ses pouvoirs. Simplement, comme le remarque J.
Combacau la réduction indéfinie de la sphère de sa
liberté en tant que sujet l'empêche logiquement de
persister dans sa qualité d'État unitaire . En droit
constitutionnel français, on sait que la Constitution (et le
Conseil constitutionnel) ne protègent pas une
Souveraineté de l'État comprise comme quantum de
puissance publique. Il est vrai que le Conseil a admis qu'un
traité était non conforme à la Constitution s'il
portait atteinte aux "conditions essentielle d'exercice de la
souveraineté nationale". Mais d'une part il semble que le
Conseil vise à travers la notion de "conditions essentielles"
simplement des "normes non individualisables" de la Constitution et
d'autre part on sait que le pouvoir constituant peut réviser la
Constitution pour faire disparaître cette atteinte.
- nous sommes conduits à considérer qu'un organe
d'État incontrôlé, possédant "la
compétence de sa compétence" détient là une
"prérogative de souveraineté" . Parce qu'il peut
déterminer librement sa compétence, alors cet organe
n'est plus lié par la norme qui fixe sa mission. Dès
lors, autant que lui permet sa capacité d'action politique, il
pourra faire évoluer son rôle en dépit des
limitations textuelles. C'est la pratique ici qui
révélera quelle est la réalité du droit
positif. Si on applique ce raisonnement au chef de l'État sous
la Vème République qui détient effectivement un
pouvoir d'autodétermination de sa compétence, alors on
aboutit au résultat suivant :
* du point de vue du langage juridique, il faut abandonner nombre de catégories
pourtant toujours utilisées: les catégories de compétence
liée/compétence discrétionnaire, pouvoirs propres/pouvoirs
soumis à contreseing, domaine réservé... Est-il si sûr
que ces catégories sont vides ou encore que leur utilisation dépend
strictement du contexte politique?
*au fond, il faut admettre que tout ce que le chef de l'État considère
comme droit est du droit...
Enfin, si l'on adopte la conception de la souveraineté comme
puissance d'État, voilà qu'on n'arrive plus, dans
certaines situations à distinguer entre État de droit et
État de fait, entre l'institution et l'homme; ce qui
amène logiquement à justifier l'usurpation de
souveraineté, à mettre sur le même plan l'organe
souverain et celui qui s'arroge cette qualité. Dans ce cadre
théorique, un chef de l'État peut parfaitement
prétendre exercer une souveraineté, comme pouvoir
constituant originaire en raison de l'étendue de ses pouvoirs
politiques. D'où ce renversement inquiétant: c'est la
volonté présidentielle qui fait la valeur juridique de
ses actes et non les normes constitutionnelles (dont il tire
normalement le pouvoir d'accomplir ces actes). Le Président ne
doit plus être envisagé comme agissant dans la
Constitution lorsqu'il l'applique ou en dehors lorsqu'il la viole -
cela indépendamment de sa puissance politique du moment - .
Comme l'écrit un auteur, "Seul compte le Président tel
qu'il apparaît dans la réalité
politico-constitutionnelle; lui seul peut revendiquer le titre de
Souverain ou de 'monarque républicanisé' tant il
correspond au type de l'homme exerçant
l'intégralité du pouvoir" . Qu'importe si la Constitution
le soumet à la volonté de la Nation ou du Peuple
souverains, ses prérogatives de souveraineté telles
qu'elles se déduisent de la pratique constitutionnelle font de
lui le véritable pouvoir constituant; un pouvoir qui agit en
dehors de la légalité puisqu'il la crée. On
aboutit alors à une théorie de la "dictature souveraine"
selon l'expression de C. Schmitt ; théorie dont les avatars
historiques sont bien connus. Comment, en effet, ne pas faire le
rapprochement avec un Mussolini qui prétendait avoir toujours
raison juridiquement parce qu'il détenait et incarnait le
pouvoir d'État, qui gouvernait au nom de textes constitutionnels
(comme la Charte du travail) se situant "au dessus du droit", voulus
par lui seul et ayant été adoptés à la
suite d'une "abstention" de la souveraineté officielle avec "le
seul soutien et la seule justification de la force politique"...
Cette théorie de la "dictature souveraine" est évidemment
en rupture avec toute notre tradition politique malgré les
arguments invoqués par ses partisans. Ces derniers, en effet,
ont cru voir (après C. Schmitt) notamment chez Rousseau
l'esquisse d'une telle théorie qui n'existe pas. Rousseau a
simplement admis la nécessité quand il s'agit "du salut
de la patrie" que l'on arrête "le pouvoir sacré des lois".
Dans ce cas, on peut nommer "un chef suprême qui fasse taire
toutes les lois et suspende un moment l'autorité souveraine" .
Mais ce magistrat n'est aucunement souverain au sens
décisionniste car il agira dans le cadre d'une commission
donnée par le peuple et pourra tout faire, excepté des
lois. Il n'a donc aucun pouvoir constituant originaire ou
dérivé. Pour arriver à partir du Contrat Social
à l'idée de "magistrat souverain", il faut établir
une "connexion" entre les figures du dictateur et du législateur
comme le fait C. Schmitt . Mais cette connexion n'est aucunement "la
conséquence" du Contrat; c'est plutôt sa négation.
En effet, l'essence du corps politique selon Rousseau est que "Personne
n'est au dessus des lois"; ce qui fait que "le peuple a des chefs mais
pas des maîtres" . Dès lors, il est absurde d'imaginer un
Gouvernement détenant des droits législatifs à la
place du peuple souverain et se situant au dessus des lois (quelles que
soient les circonstances). Dans le cadre du Contrat Social, une telle
situation ne saurait d'ailleurs arriver en raison à la fois :
- du principe d'indivisibilité de la souveraineté dont le
résultat est que le Gouvernement "n'a que l'autorité
exécutive" . Ainsi, même lorsque ce gouvernement devient
dictatorial, il reste un simple Exécutif car en suspendant
l'autorité souveraine, il obéit encore à la
volonté générale. "En pareil cas, écrit
Rousseau, la volonté générale n'est pas douteuse,
et il est évident que la première intention du peuple est
que l'État ne périsse pas. De cette manière la
suspension de l'autorité législative ne l'abolit point" .
- du rejet de la représentation politique qui a pour conséquence
que "dans la puissance législative, le peuple ne peut être
représenté" . Ce qui interdit que le Gouvernement devienne
législateur.
Même les jacobins qui ont suspendu la Constitution de 1793 n'ont pas prétendu
exercer une dictature souveraine. Ainsi, leur gouvernement révolutionnaire
s'est voulu soumis à des règles (certes "moins uniformes
et moins rigoureuses" que les règles de droit appliquées
en temps normal) et a toujours recherché la confiance de la Convention
; cette dernière agissant au nom du peuple souverain et ne prétendant
aucunement édicter des actes constitutionnels.
Nous pouvons maintenant tirer les conséquences de notre critique
de la conception décisionniste de la souveraineté (sans
prétendre évidemment avoir épuisé un sujet
trop vaste); il en ressort que le chef de l'État sous la
Vème République ne peut être qualifié de
dirigeant souverain comme cette conception y conduit.
Il n'est pas souverain au sens où il n'est pas libre juridiquement de
recréer le droit constitutionnel ; on ne saurait dire qu'il n'obéit
qu'à lui même, n'étant limité que par les règles
de droit constitutionnel qu'il estime avoir valeur juridique. Certes il a la
possibilité matérielle, en tant que simple individu concentrant
la plus grande puissance étatique de sortir de son rôle constitutionnel
; cela en utilisant son pouvoir d'interprétation en situation normale
ou les pleins pouvoirs en situation exceptionnelle. Mais rien ne nous oblige
à refuser l'idée de transgression de la Constitution ou encore
à admettre que la pratique révèle ici une recréation
de la Constitution.
La solution traditionnelle selon laquelle les actes produits dans ces
cas limites sont "nuls en soi", n'ont qu'une "valeur de fait" s'impose ;
ces actes, à la rigueur, ne s'appuient que sur des usages ou
conventions politiques. Ainsi, on peut imaginer que le chef de
l'État prenne des initiatives hors la Constitution dans des
situations de crise. Mais comme l'écrit R. Carré de
Malberg [à propos des pouvoirs de l'Exécutif lors de
l'état de guerre], ces initiatives "restent en droit
illégitimes. Car s'il est vrai que 'nécessité ne
connaît point de loi', on ne saurait aller jusqu'à
prétendre que nécessité a valeur de loi et
constitue une source de droit légal" . Précisons qu'il
n'y a pas d'irréalisme à reprendre cette solution. En
effet, dans l'histoire de la Vème République, on ne
trouve finalement que très peu d'actes présidentiels qui
ont été pris sans avoir de base dans notre Constitution
(du fait sans doute de son imprécision qui donne une grande
marge de manœuvre au chef de l'État).
On peut s'interroger sur les raisons profondes qui poussent une partie de la
doctrine contemporaine à renouer consciemment ou non avec une attitude
décisionniste qu'on aurait pu croire discréditée ; cela
avec des risques de rabattement du devoir être sur l'être, du droit
sur la politique, de négation de l'idée d'État de droit...
Cette défaillance est sans doute révélatrice de sa tendance
à dramatiser deux faits :
- l'indétermination du droit d'où son insistance à stigmatiser
le caractère imparfait du droit constitutionnel (et notamment ses aspects
imprécis, ambigu, lacunaire...). L'acceptation de cette indétermination
est pourtant, faut-il le rappeler, le signe de l'adhésion à la
notion d'État de droit démocratique. En effet, seul ce régime
admet que le droit est indéterminé et autorise en conséquence
un débat ouvert sur ses interprétations et applications dans les
limites d'un contrôle juridictionnel effectué par une Cour constitutionnelle,
gardien impartial non pas d'un dogme mais d'un contrat démocratique.
A l'opposé le décisionnisme ne cherche qu'à éliminer
cette indétermination, à combler les vides constitutionnels en
ayant recours à l'idée de "magistrat souverain"; soit
un chef de l'État considéré paradoxalement comme gardien
de la Constitution alors qu'on admet par ailleurs qu'il peut l'adapter, la compléter
ou la recréer. Comment ne pas voir ici avec Kelsen le symptôme
d'un retour à une conception pré-moderne du droit ?
- le droit ne peut garantir lui-même sa propre application
(surtout dans le cas du droit constitutionnel
généralement mal protégé des violations
commises par l'Exécutif). Il est vrai que certains
théoriciens du droit à l'époque des
Lumières ont eu l'illusion que la mécanique d'une
Constitution (à travers certaines techniques comme la
séparation des pouvoirs) pouvait "lier les organes
d'exécution" . Mais la plupart d'entre eux avaient admis que le
droit constitutionnel reposait sur un fondement qui lui est
extérieur: soit un fondement moral qui justifie et explique
l'adhésion et l'obéissance à ce droit des organes
d'exécution. Ils ont donc fait le pari que les hommes seraient
enclins à respecter une Constitution moins en raison de
l'ingéniosité des mécanismes de pouvoir qu'elle
met en place que de la valeur en soi des grandes finalités
qu'elle est susceptible de servir.
Si on ne croit pas à l'existence d'un tel fondement et donc
à la possibilité que le droit puisse lier les organes
d'exécution par la simple vertu des valeurs qu'il
véhicule, alors il n'y a d'autre solution que de faire de lui un
vecteur de la force d'État. Mais cela revient à le nier.
Même un positiviste comme Kelsen (pour qui le droit n'a aucun
rapport nécessaire avec la morale) est d'obligé
d'admettre au moins pour des raisons techniques que le droit ne saurait
être pure coercition.
La contradiction du droit constitutionnel moderne (contradiction dont
se nourrit le décisionnisme) est bien que son
“obligatoriété” ne peut être
fondée de façon ultime par une norme juridique positive:
il repose en dernier ressort comme l'a montré Kelsen sur une
norme virtuelle qui ne sert qu'à faire l'hypothèse de sa
validité . Cette “obligatoriété” lui
vient donc d'une autre source, peut être d'une source morale (ce
qui laisse penser évidemment qu'il a un contenu éthique
minimal). Cette anomalie est réelle . Mais il n'y a pas de
réponse: on obéit au droit pour des raisons qui lui sont
extérieures d'un point de vue positiviste (et que le juriste ne
peut même pas suggérer s'il veut rester fidèle
à l'idéal de neutralité scientifique). Refuser un
fondement moral, ou pire refuser l'idée de fondation (comme le
suggère la pensée heideggerienne ), c'est prendre le
risque que ce fondement se voit substitué de façon
historiciste le fait comme expression de la force comme le propose le
décisionnisme. Dès lors, si le droit repose sur un fait
comme müssen (celui de la nécessité ou de l'urgence
chez C. Schmitt) , alors la Souveraineté constituante est une
puissance non réglée qui appartient à tous ceux
que l'histoire désigne comme vainqueurs.
Source : version modifiée,
sans notes. Pour la version originale, voir RFDC, n°25, 1996
|
|