COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL GÉNÉRAL
Cours
écrit par O. CAMY
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Le modèle « postmoderne »
On peut parler dun
modèle de pensée postmoderne apparu dabord aux Etats-Unis
(cf. Richard Rorty), inspiré en partie par un ensemble de philosophes
français (la "French theory") pendant les années 1960
et 70. Parmi ces auteurs, citons Michel Foucault, Jean-François Lyotard
et Jacques Derrida. Le contexte politique qui a favorisé la diffusion
de la pensée postmoderne est notamment celui des mouvements sociaux et
estudiantins de 1968 (dont mai 68 en France).
Le postmodernisme a eu des effets idéologiques dans le domaine des arts
(notamment en architecture) mais aussi dans le domaine politique. Dans ce dernier
domaine, se développe aujourdhui ce quon peut désigner
comme une « doctrine politique postmoderne ».
Nous étudierons la forme « vulgaire » ou pédagogique
de cette doctrine telle quelle est par exemple illustrée dans les
ouvrages de Georgio Agamben, Michael Hardt et Antonio Negri.
Préalable :
Les auteurs postmodernes expriment un doute sur le projet universel démancipation
de lhomme élaboré par les Modernes, sur la possibilité
même de le renouveler. Nous naurions pas de « signes »
que les Idées de liberté et dégalité tendent
à se réaliser dans lhistoire ; quun progrès
politique, moral est en cours. Auschwitz signifie peut-être la mort de
ce projet (Cf. J-F. Lyotard, Le différend, Minuit, 1986). Dès
lors, on doit remettre en cause les principes juridiques issus des Lumières
(état de droit, représentation politique, séparation des
pouvoirs, protections des droits de lhomme) censés favoriser cette
émancipation. Peut-être sont-ils devenus obsolètes et ne
conservent-ils au fond quune utilité de type idéologique
dans les discours de légitimation des États ? Comme lexplique
G. Agamben in « Le commun : comment en faire usage ? », 1992, «
Les termes de « souveraineté, de droit, de nation, de peuple, de
démocratie et de volonté générale recouvrent désormais
une réalité qui na plus rien à voir avec celle que
désignaient ces concepts et celui qui continue de sen servir de
manière acritique ne sait littéralement pas de quoi il parle ».
Cependant certains auteurs postmodernes comme M. Hardt et A. Negri estiment
que lidéal démocratique ouvre encore des possibilités
réelles daction ; cela à condition de réinterpréter
les principes juridiques issus des Lumières. Cette réinterprétation
devrait se faire dans un sens différentialiste (plutôt quuniversaliste)
au profit de la souveraineté du peuple (plutôt que la souveraineté
nationale qui justifie la représentation politique) et en favorisant
la résistance à lEtat souverain. Les analyses de M. Hardt
et A. Negri vont sappuyer en partie sur des concepts néo-marxistes
et décisionnistes (C. Schmitt). Ce qui confirme quelles ne rompent
pas complètement avec le projet démancipation des Modernes.
Nous procéderons en développant et en critiquant les nouveaux
principes du droit postmoderne formulés dans les ouvrages de M. Hardt
et de A. Negri (notamment, Multitude, 10-18, 2006 - 1ère édition
en français La Découverte, 2004) :
Section 1 : vers un Etat de non droit
Section 2 : vers une démocratie directe
Section 3 : vers un système de pouvoirs « en réseau »
Section 4 : vers des libertés « réelles »
Section
1 : vers un Etat de non droit
Les auteurs post-modernes souhaitent et prévoient une situation future
où lEtat et le droit auront disparu. G. Agamben explique que la
forme étatique doit « laisser le champ libre à une vie humaine
et à une politique non étatiques et non juridiques, qui restent
entièrement à penser ». in « Le commun : comment en
faire usage ? » 1992.
Cette situation serait en cours de réalisation selon M. Hardt et A. Negri;
cela en partie en raison des évolutions liées aux nouvelles formes
de travail et de technologies. « Les nouvelles formes de travail, explique
M. Hardt et A. Negri, offrent des possibilités inédites dautogestion
économique dans la mesure où les mécanismes de coopération
nécessaires à la production sont contenus dans le travail lui-même
» (Cf. Multitude, 10/18, 2006, p. 382). Or ce potentiel sapplique
aussi à « lautogestion politique et sociale ».
Cette autogestion, en supprimant la relation gouvernants/gouvernés, rendrait
inutile le droit issu de la souveraineté étatique sans aboutir
pour autant à une anarchie.
Il nest pas difficile ici de constater que cette utopie retrouve un des
dogmes de la pensée marxiste selon laquelle dans la société
future communiste sera possible une jouissance illimitée et égale
des biens économiques : doù le fait que police et droit
coercitif ne seront plus nécessaires.
Section 2 : vers une démocratie directe
En théorie, les auteurs post-modernes tels que M. Hardt et A. Negri ne
sont pas favorables à une forme de souveraineté populaire (qui
se traduit par la mise en place de techniques de démocratie directe ou
semi-directe). Cest que, selon eux, la conception de la souveraineté
populaire supposerait le maintien dun autorité étatique
souveraine séparée des individus concrets (hétéronomie).
Elle permet de plus la légitimation de lEtat et de son usage de
la violence.
Enfin, la conception de la souveraineté populaire a recours à
une idée de peuple qui suppose UNITÉ et IDENTITÉ au risque
de nier les différences sociales, culturelles, etc.
Cest pourquoi, M. Hardt et A. Negri préfèrent une démocratie
sans Etat et substituent à lidée de peuple celle de «
multitude » (concept emprunté à Spinoza et de façon
plus lointaine et analogique à Duns Scot). Mais en pratique, ils retrouvent
bien la notion de démocratie directe à la fois en se situant dans
une filiation néo-marxiste (1) et en proposant des pratiques alternatives
à la représentation (2).
1 Pour Hardt et Negri, il sagit de reprendre « la longue marche
vers la démocratie ». Or cette marche est passée par certaines
étapes qui, toutes tendent vers la démocratie directe ou autogestionnaire.
- Rousseau qui propose une démocratie directe. Mais certains éléments
de représentation persisteraient : lExécutif est de préférence
aristocratique et la notion de Volonté générale introduirait
une relation « unitaire, transcendante, représentative ».
- La Commune en France qui organise une représentation « mandatée
». Marx aurait montré notamment dans son texte La Guerre civile
en France que la Commune a permis une « réduction de la séparation
entre les représentants et représentés qui apparaît
comme une abolition de lEtat ». (SU, révocabilité
des élus, salaire identique élus et ouvriers).
2 La nouvelle démocratie telle quelle est esquissée est
bien « directe » puisquelle fait appel à une «
opinion publique globale », à une « multitude » qui
peut sorganiser sur « un plan dimmanence » sans obéir
à un quelconque pouvoir et sans contrôle centralisé. Cest
bien une modalité autogestionnaire de la démocratie qui est proposée,
réhabilitée grâce aux nouvelles formes de travail (immatériel
et en réseau) et de technologie.
Section 3 : vers un système de pouvoirs «
en réseau »
Pour les auteurs post-modernes,
lEtat-Nation souverain organisé selon le classique système
de séparation des pouvoirs est en déclin. Son dépassement
vers une Fédération des Etats mondiales (Kant) dans le cadre dune
histoire cosmopolite et universelle orientée vers la paix nest
pas en cours.
Apparaît au contraire une Souveraineté supranationale (notion dEmpire)
qui ne fait que perpétuer un état de guerre insoluble et traduit
la perte dinfluence de lEtat nation. Cette souveraineté se
développerait à laide dun droit dexception et
de police [G. Agamben, Etat dexception, Seuil, 2003] et se fonderait sur
une pseudo morale universelle. Une pseudo morale invoquée notamment par
les tribunaux internationaux qui entérineraient implicitement des hiérarchies
politiques (par exemple en sanctionnant les crimes contre lhumanité
commis par certains Etats seulement).
Lalternative postmoderne consiste à refuser tout retour à
lEtat souverain (quitte à lui résister) ou encore toute
tentative daccaparer le pouvoir dEtat. Car cela reviendrait à
conserver un « modèle de pouvoir transcendant » plus ou moins
centralisé, faussement divisé.
Il sagit au contraire de promouvoir des modes dorganisation nouveaux
en réseau où « lautorité réside dans
les relations coopératives » (p 40). De ce point de vue, la politique
doit imiter le social-économique dont la transformation en cours dans
le capitalisme contemporain contient « un énorme potentiel de transformation
sociale positive » (p. 89). Ainsi les nouvelles formes de travail immatériel
ne sont possibles quà travers des réseaux fondés
sur la communication, les relations affectives qui peuvent être orientées
vers une coopération politique.
On aboutira alors au développement dun « mécanisme
immanent » (p. 109) permettant le passage à une « démocratie
absolue » (p. 116). [Hardt et Negri utilisent la métaphore de la
« chair politique qui se gouverne elle-même » par opposition
à celle du « corps politique » qui justifierait lhétéronomie]
(p. 127).
Critique : le modèle post-moderne finit par retrouver lidée
métaphysique dun sujet social absolu capable en toute transparence
de sauto-gouverner. Ce sujet apparaît à la fin de lHistoire
selon une loi de nécessité socio-économique.
Les aspects marxistes de ce schéma sont évidents. Au plan de la
théorie politique, on retrouve la position de Marx dans la Guerre civile
en France qui appelait non pas à une prise du pouvoir étatique
(Commune de 1870) mais à une destruction de lEtat. Au plan de la
théorie de lhistoire, on retrouve lidée dun
déterminisme socio-économique qui dicte les transformations du
droit et de la politique. Cela induit certains risques autoritaires qui apparaissent
notamment lorsque Hardt et Negri tentent de répondre au problème
du dissensus, de lexclusion. Quel remède peut-on trouver si certains
se situent hors des réseaux, ne veulent pas entrer dans un système
coopératif ? Hardt et Negri répondent en exonérant a priori
leur modèle grâce à une perspective purement déterministe
: ces « éléments » ne « peuvent se situer nécessairement
en dehors » (sic). « Personne nest nécessairement exclu
» (p. 263).
Ce nécessitarisme est par ailleurs contrebalancé par le recours
à un décisionnisme de type schmittien. La « communication
au cours des processus sociaux et collaboratifs de production » débouche
le plus souvent sur « une décision » ; ainsi « la décision
détablir des droits » qui est par elle-même normative
puisquelle peut conduire à interdire certaines pratiques
(p. 243). Section 4 : vers des libertés « réelles ».
La conception des libertés développée par Hardt et Negri
là encore retrouve une référence marxiste implicite avec
certaines virtualités autoritaires.
- Insistance sur les libertés collectives concrétisées
par des droits sociaux et économiques. Labstraction et luniversalisme
des droits de lhomme dinspiration libérale sont rejetés
comme porteurs dimpérialisme. Le recours à un contrôle
de ressources vitales par le « commun » (et non pas lEtat)
est proposé. Mais aucun critère objectif nest indiqué.
- Justification du droit de résistance tout azimut, voire même
de lusage de la force et de la lutte armée contre lEtat.
Il ny a plus dobligation dobéir au pouvoir (étatique)
(p. 386).
- Les médias sont organisés afin de produire « la vérité
» grâce à une garantie du pluralisme dexpression (p.
351).
Bibliographie
sommaire :
G. Agamben, La Communauté qui vient, Le Seuil, 1990.
G. Agamben, Moyens sans fins, Payot & Rivages, 1995.
G. Agamben, Homo sacer, Le Seuil, 1997.
G. Agamben, Etat dexception, Le Seuil, 2003.
Michael Hardt et Antonio Negri (Cf. Empire, 10-18, 2004 - 1ère
édition en français Exils, 2000).
Michael Hardt et Antonio Negri (Cf. Multitude, 10-18, 2006 - 1ère
édition en français La Découverte, 2004).
J-F. Lyotard, Le différend, Minuit, 1986.
J-F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée,
1988.
J. Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique, 2005.
(Ouvrage critique).