La montée de la technocratie (la crise du modèle juridique de l'administration).
L’opposition de gauche et de droite au libéralisme reprend de la
vigueur après la 1ère guerre mondiale. Il en sera de même après la
Seconde guerre mondiale. Tout se passe donc comme si ces doctrines
politiques pourtant contraires faisaient la même erreur : une
incapacité à tirer les leçons des deux guerres mondiales. Une
incapacité à voir ce fait nouveau : la guerre moderne correspond avec
une montée de la conception technocratique ou technologique de
l’administration ou bien elle l’a rendue visible. L’avertissement de
Tocqueville n’a pas été entendu : « La guerre centralise presque
forcément dans les mains (du gouvernement) la direction de tous les
hommes ».
Les leçons de la 1ère guerre mondiale
Tout s’est joué dès la 1ère guerre mondiale. Cette guerre est déjà une
guerre totale qui exige une mobilisation totale et distille donc un
nouvel idéal qui va se substituer à celui de 1789 : le règne de la
technique. Cette expérience est anticipée, comprise par la pensée
administrative allemande à la différence de la pensée administrative
française qui est complètement prise au dépourvu.
- en Allemagne, dès que la guerre devient possible, la doctrine
s’oriente vers des recherches fondamentales. Ainsi Riesser, professeur
à Berlin et président de l’Association centrale des banquiers allemands
étudie le coût d’une guerre future dans un ouvrage capital dont la
seconde édition fut traduite en plein conflit franco-allemand
(Préparation et conduite de la guerre, 1916) ; en 1916, le sociologue
Plenge annonçait l’ordre nouveau dont 1914 était à ses yeux le symbole
(1789 und 1914, die symbolischen Jahre in der Geschichte des
politischen Geistes, Berlin, 1916). Enfin la doctrine de la guerre
totale est présentée en système par Ludendorf dont l’ouvrage sur ce
thème (1ère édition allemande en 1935) fut rapidement traduit et
diffusé en France (1937). Tous ces travaux soulignaient la nécessité
d’une adaptation, globale pour soutenir l’effort de guerre dans des
conditions modernes.
- en France, la guerre de 1914 se traduit par le sauve-qui-peut des
doctrines politiques traditionnelles qui est masqué par une Union
Sacrée qui en fait transfère les décisions aux techniciens. Les
polémiques antérieures apparaissent comme dérisoires face au problème
de la mobilisation, non seulement des hommes, mais du potentiel
économique et des capacités d’organisation du pays. Le pragmatisme
l’emporte. Exemple : l’élaboration des Comités Consultatifs d’action
économique (décret du 25 octobre 1915) qui n’appartient à aucune
doctrine de décentralisation. Cette mesure ne soutient, ni ne condamne
le libéralisme : elle annonce seulement la montée du pouvoir des
techniciens.
Après la guerre, le gouvernement de guerre se maintient au sens où le
Parlement continue d’être court-circuité : le recours au décret ou au
décret-loi à la place de la loi se développe. Les Comités secrets
organisés à partir de 1916 et l’activité des Commissions parlementaires
permettent de faire découvrir à la représentation politique l’immense
pouvoir des bureaux. Quelque chose semble vicié dans l’institution
parlementaire ; les partis le comprennent obscurément et se rejoignent
sur le thème de l’antiparlementarisme. Il ne voient pas que
l’effondrement du parlementarisme n’est qu’un phénomène de surface. Ils
ne comprennent pas que l’administratif a pris le pas sur le politique.
Ce dont témoigne un foisonnement d’ouvrages techniques essayant de
définir la Réforme administrative.
Les partis préfèrent s’affronter à nouveau au niveau du politique et ne proposent rien de bien neuf sur l’administration.
- A droite, on continue de développer les thèses corporatistes fondées
sur un retour à la Monarchie. Très vite, certains groupes vont se
réclamer des réalisations fascistes d’Italie et d’Allemagne. Vichy s’en
inspirera très timidement. La décentralisation reste la grande
question. Le régionalisme vichyssois en tirera l’idée des préfets
régionaux.
Autre question discutée au plan politique : la syndicalisation des
fonctionnaires. Tardieu dans la lignée de Clémenceau (in La réforme de
l’Etat, Flammarion, 1934) refuse que la loi de 1884 s’applique aux
fonctionnaires. Il reproche à la gauche d’avoir reconnu les syndicats
de fonctionnaires (d’abord en 1924, Herriot et Chautemps qui ont invité
par circulaire les préfets et chefs de services à traiter avec eux ;
puis Daladier, Chautemps et de Monzie en 1933 qui auraient « souscrit à
la grève des fonctionnaires en n’appliquant aucune sanction à l’arrêt
concerté des services publics ») (p. 85). Deux prétentions des dits
syndicats l’exaspèrent :
- le refus des agents publics d’accepter dans leurs
relations avec l’Etat en contre-partie des droits spéciaux qui leur
sont attribués des « devoirs spéciaux ». Par des droit spéciaux,
Tardieu n’entend pas un statut des fonctionnaires mais certains
avantages conférés par la voie législative, réglementaire ou budgétaire
(ex : le célèbre art. 65 de la L de F du 22 avril 1905 qui rend
obligatoire la communication de son dossier à l’agent menacé d’une
sanction, l’existence de concours d’admission, les règles d’avancement,
les conseils de discipline, etc.). Les projets gouvernementaux de
statut (Clémenceau, Briand) ont toujours échoué sous la IIIème
République. Ils visaient à assurer des garanties aux fonctionnaires
mais aussi à réglementer le droit d’association en excluant le droit
syndical. Existait cependant un statut « jurisprudentiel » crée par la
jurisprudence du Conseil d'Etat grâce à une large ouverture du REP aux
fonctionnaires (Arrêts Alcidor 1906 et Lafage de 1912). C’est le régime
de Vichy qui par une loi du 14 septembre 1941 va créer le premier
Statut (qui codifie la jurisprudence du Conseil d'Etat) mais était
marqué par l’idéologie de l’époque. Puis ce sera le statut de 1946 voté
par l’Assemblée constituante.
- La prétention d’être « politiquement » des citoyens
comme les autres et donc de se mêler à la bataille des partis.
L’association des fonctionnaires devrait être « strictement
professionnelle » et non politisée (cf. pressions sur les
parlementaires qui refusent des crédits, etc.). Cela au risque de la
destruction de l’Etat républicain. Tardieu reprend ce mot de L. Barthou
: « La souveraineté nationale dont le Parlement est à la fois
l’émanation et l’expression ne serait qu’un vain mot s’il était
possible aux agents de l’Etat de retourner contre lui l’autorité dont
il les a investis ».
- A gauche, on revient sur l’histoire sociale du XIXème siècle jusqu’au
nœud de la Révolution bolchevique. Le PC s’en remet à la doctrine
définie en termes généraux par la IIIème Internationale en 1920 ; la
théorie du centralisme démocratique. L’idée de planification en
découle. Le Plan économique et social fut ainsi développé par la CGT
notamment lors du Congrès de 1933.
A droite comme à gauche, on méconnaît l’expérience totalitaire ; on
préfère se référer à des modèles idéalisés. On ne perçoit comment cette
expérience suppose une primauté de l’administratif sur le politique qui
insidieusement se retrouve dans les système dits démocratiques. Cet
aveuglement est sans doute une des causes qui conduit à la guerre
1939-1945 ; une guerre qui s’achève là aussi par une victoire de
l’organisation. L’organisation démocratique contre l’organisation
totalitaire.
(élements de cours à ne pas diffuser)