Retour sur le modèle juridique




L’administration comme Institution porteuse d’une idée d’œuvre (donc d’une raison d’être qui est la défense du service public)

a) L. Duguit (1859-1928)

(Cf. L’Etat, le droit objectif et la loi positive 1901, Traité de droit constitutionnel en 5 volumes 1ère édition 1911). 

Sa méthode : Il se rattache au positivisme sociologique de Durkheim. Contre le positivisme formaliste qu’incarnent Kelsen ou Carré de Malberg, il postule que les concepts juridiques correspondent à des faits réels, concrets. La conception formaliste qui détache au contraire le droit du réel, (le droit étant selon elle constitué de normes juridiques logiquement indépendantes des faits) lui semble une conception métaphysique, non scientifique. La science du droit au lieu d’être une science déductive (déduisant ce qui doit être à partir de normes posées par l’Etat) devrait être selon lui une science descriptive quasi expérimentale découvrant le droit à partir des faits, de ce qui est. Examinons ses positions en ce qui concerne la nature du droit et sa conception de l’Etat et de son administration.
Son apport : Pour lui, la seule réalité juridique est le droit objectif (= règle de droit) qui n’est pas le droit de l’Etat comme on pourrait le croire mais la règle exprimée par la société. La société assure elle-même la création du droit en permettant, en exigeant même la « coïncidence permanente des fins individuelles et sociales ». Elle impose en effet à chaque individu, membre du corps social une solidarité avec autrui. Cette solidarité est « le fait fondamental de toute société humaine ».
L’Etat ou plutôt les individus qui le composent sont soumis eux aussi au droit objectif ou « droit social » ; en effet la loi positive ne crée pas le droit objectif, mais ne fait que le constater. Il lui préexiste dans la société. Quant à l’administration, elle va reposer sur une solidarité et non pas par exemple sur un intérêt ou la recherche d’une efficience.
On peut donc dire que Duguit au bout du compte est un jusnaturaliste ; à condition d’identifier ce droit naturel à un droit non pas éternel, immuable et universel mais à un droit variable, évolutif ; chaque société ayant sa propre manière d’envisager la solidarité.

Nota On perçoit bien qu’une telle conception de la réalité juridique conduisait à ouvrir la science du droit vers d’autres objets et d’autres méthodes que celles prescrites par la science du droit traditionnelle (soit la société civile, le droit hors l’Etat, soit une méthode sociologique). Cela aboutissait aussi à donner un but nouveau à cette science du droit : en dégageant les normes objectives qui régissent chaque groupement social et s’imposent aux gouvernants, elle devenait une science de la limitation de l’Etat et de la machine administrative par le droit.
Hélàs, ce projet parce que sans doute trop approximatif et ressuscitant sans le dire l’idée de droit naturel, n’eut pas de descendance. Bonnard puis Duverger, continuateurs de l’Ecole de Bordeaux  s’orientèrent vers une science politique déconnectée du droit dont on a vu que Duguit ne voulait pas. Une véritable science de l’Etat (ou science administrative) avec son approche originale du droit, ne put naître. Un autre auteur a joué un peu le même rôle que Duguit ; c’est évidemment M. Hauriou et cela pour les mêmes raisons. Sa conception sociologique du droit le poussait lui aussi à ouvrir la science du droit en son contenu, ses méthodes, et donc à favoriser une diversification des enseignements dans les Facultés de droit. 


b) Maurice Hauriou (1856-1910)
 (à ne pas confondre avec André Hauriou auteur du manuel de droit constitutionnel et institutions politiques poursuivi par Patrice Gélard et Jean Gicquel, puis J. Gicquel seul).
[Principes de droit public (1910), Précis de droit constitutionnel (1923) et « La théorie de l’institution et de la fondation » in Cahiers de la nouvelle journée 1925]. 

Examinons trois points au centre de sa doctrine :
1) Le concept d'institution :
Sa doctrine est axée sur le concept d’institution qui allait avoir beaucoup de succès en France et en Italie (cf. Santi Romano). La définition de l'institution selon Hauriou est la suivante : « une organisation sociale objective qui a réalisé en elle l’état de droit le plus haut, c’est-à-dire qui possède à la fois la souveraineté du pouvoir, l’organisation constitutionnelle du pouvoir avec statut, et l’autonomie juridique ». Cette entité est centre de juridicité, source de droit.
L’aspect sociologique est évident : cela au sens où tout groupe social (du moment qu’il s’organise de manière permanente, se dote d’un pouvoir supérieur et d’une idée directrice) peut créer du droit. L’Etat s'il est lui aussi une institution n’a pas le monopole de la création du droit. Tout groupe social institutionnalisé crée du droit, incarne le droit.
2) Le rôle du juriste :
Il y a donc comme chez Duguit une primauté du fait social (idées directrices, pouvoir, force) dont doit tenir compte le juriste. A lui de rechercher le droit là où il se crée, dans le social lorsqu’il y a coopération des hommes, volonté d’œuvrer ensemble. Les normes juridiques trouvent là un fondement objectif : elles ne sont pas le produit d’une volonté subjective, désincarnée, abstraite celle de l’Etat. [Comme le croient les partisans du positivisme formaliste ou normativiste]. L’Etat lui-même, son administration sont la résultante d’un processus social spontané qu’il faut analyser et non pas occulter comme on le fait le plus souvent. Cela en s’en tenant à une théorie des sources idéalistes.
3) Les normes de l'Etat et de son administration :
Selon Hauriou, il y a des « institutions-choses » : ce sont les normes de droit fixement établies sur lesquelles se focalise de façon naïve le positivisme formaliste. Mais les institutions-choses ne sont rien sans les institutions-personnes qui elles créent, incarnent le droit. Il appartient aux institutions personnes (ou corporations) de stabiliser une structure sociale, de permettre son action autour d’une idée d’œuvre ; et par ce biais, de rendre possible la formation de règles de droit, d’institutions choses.
La formation de la structure sociale (qui devient institution-personne) est primaire, les règles de droit sont secondaires. 

Critique : comme chez Duguit, on retrouve aussi un jusnaturalisme assez naïf qu’on peut critiquer facilement ; ce qui explique pourquoi l’institutionnalisme classique d’Hauriou ne pourra déboucher sur une autre science du droit ou une science de l’Etat. Le défaut de la cuirasse est le suivant : l’institution semble exister par elle-même et indépendamment des normes posées notamment par l’Etat (ou positives).
Un seul exemple : on aura reconnu derrière l’appellation d’institution-personne le concept de personnalité morale.  Il est évident que la personnalité morale ne saurait reposer sur les seules règles créées par elle-même. Le fonctionnement de la personnalité, sa fondation même, ne sont pas compréhensible si on fait pas appel à de règles qui lui sont extérieures. Il est vrai que chaque institution repose sur une idée directrice qui, à l’origine du développement d’un système d’informations pratiques qui peuvent prendre l’aspect de valeurs, buts et aussi de normes.  Mais, cette idée ne peut être source autonome et unique de droit.
D’ailleurs, Hauriou admet que la personne morale ne peut devenir personnalité juridique que si elles et légalement incorporée dans un système de droit. Il ne peut donc faire surgir du droit hors du droit légal, un droit déjà là étatique.
En réalité son système revient à affirmer que la source unique du droit est la coutume. Il y aurait une base normative non formulée et créée spontanément à tout droit. Ne pouvant prouver cette idée (Cf. les arguments de Carré de Malberg dans sa Théorie générale de l’Etat), il a contourné l’obstacle en se situant sur un terrain sociologique, en essayant de décrire le surgissement du droit à partir du fait. Mais décrire n’est pas justifier.

Sartre l’a montré dans un article peu connu « la théorie de l’Etat dans la pensée française d’aujourd’hui » publié par la RFSP en février 1997. Il montre comment Hauriou échoue à justifier le passage du fait au droit.
De ce que je pense, décris cette table, je ne lui confère pas une existence en droit (seulement en fait). De que Hauriou décrit comme l’existence de groupes sociaux s’unissant  pour faire œuvre sociale, on ne saurait déduire qu’ils en ont le droit, que leur œuvre est par là même institution de droit, autojustification. Hauriou en prendra conscience sans doute à la fin de sa vie quand il mettra en avant le rôle d’une idée de droit, préexistante qui contredit évidemment son approche réaliste. Voilà la citation faite par Sartre p. 99 :
« Nous montrerons bientôt que la fondation des toutes les institutions sociales suppose l’intervention d’une idée objective que le fondateur réalise en une œuvre ou en une entreprise. La fondation de l’Etat suppose donc l’idée de l’Etat, et les volontés subjectives ne font que se coordonner autour de cette idée qui les dépasse, comme d’ailleurs toutes les idées objectives dépassent les consciences individuelles. C’est grâce à l’élément de l’idée objective que le fondateur qui agit avec un pouvoir pré-étatique peut engendrer un pouvoir étatique ».
On voit bien que le fait institutionnel se fonde maintenant sur le droit qui prend l’apparence d’une idée. L’idéalisme se surajoute par rapport au réalisme. On retrouvera la même tension ou contradiction par exemple chez Burdeau (G.) qui fonde l’Etat comme réalité objective sur une idée de droit.
Il y a aujourd’hui un courant néo-institutionnaliste (cf. Ota Weinberger et Neil Mac Cormick en allemand et en anglais) qui se veut normativiste au sens aucune institution n’existerait sans normes qui ne sont pas forcément .... juridiques.