Le refus du Président de la République
d'être entendu par le juge Halphen au motif que cette convocation serait
un acte "contraire au principe de la séparation des pouvoirs comme
aux exigences de la continuité de l'Etat" (communiqué de
l'Elysée du 28 mars) démontre à l'évidence que
l'article 68 de la Constitution relatif à la responsabilité
présidentielle reste une source de désaccords et
d'ambiguïté. Cela malgré le fait que le Conseil
constitutionnel s'est prononcé le 22 janvier 1999 mais aussi en raison
de l'absence d'une décision de la Cour de Cassation. Cela alors que la
doctrine s'évertue depuis plus de deux ans à démontrer de
manière "irréfutable" quel est le statut du
Président au plan pénal pour les actes extérieurs à
ses fonctions. Certains pénalistes nous ont par exemple expliqué
l'année dernière que le privilège de juridiction
accordé au Président par le Conseil constitutionnel n'excluait
pas qu'il puisse être convoqué en qualité de "simple
témoin"[1]. Une
situation qui risquait cependant d'être "impossible" dans
les faits[2].
Un constitutionnaliste a répondu qu'on avait tort d'interpréter
l'article 68 à la lumière des dispositions du code pénal ;
il fallait l'interpréter en vertu d'un "droit constitutionnel non
écrit" qui seul "peut régir la question d'une
éventuelle responsabilité pénale du Président"[3].
Mais ce mystérieux droit ne nous dit rien de précis sur la
possibilité pour un juge ordinaire d'entendre le Président. Aujourd'hui la classe politique se
déchire : certains estiment que la convocation du juge est
"compatible avec le droit constitutionnel", d'autres qu'il s'agit
d'un acte "illégal". Bref, la confusion s'est
installée.
Et pourtant l'article 68 de la Constitution semble clair :
"Le Président de la République n'est responsable des actes
accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison". Donc a
contrario, pour les actes sans rapport avec ses fonctions, la
responsabilité du Président tout comme celle de n'importe quel
citoyen peut être engagée à tout moment. A fortiori, le
Président peut être entendu comme simple témoin.
Raisonnement simple (mais non simpliste) qui a été tenu pendant
quarante ans par presque tous les auteurs de manuel de droit constitutionnel
dont le doyen Vedel dès 1960. Raisonnement cautionné par J.
Foyer, garde des Sceaux du général De Gaulle qui a
participé à la rédaction de l'article 68. Mais les
juristes qui se sont exprimés dans la période récente ont refusé
un tel raisonnement et ont préféré des
interprétations "constructives" le plus souvent divergentes. Le
fait que la clarté de l'article 68 soit devenue obscurité, qu'un
raisonnement déductif évident soit considéré comme
illégitime manifeste bien la crise profonde que traverse la
pensée juridique contemporaine.
Incapable de retrouver les fondements du droit, divisée sur le
statut des méthodes d'interprétation, minée par le
soupçon que le droit n'est que le travestissement du politique, la
doctrine n'arrive pas à jouer son rôle : éclairer les
opérateurs du droit, et parmi eux le citoyen.
D'où peut à nouveau jaillir la
lumière ? Du ciel peut être. Ce n'est pas une plaisanterie. Les
plus sérieux des historiens du droit (notamment E. Kantorowitz) nous ont
montré que le droit occidental est en grande partie issu d'un processus
de sécularisation de la théologie chrétienne pour le
meilleur et pour le pire. En conséquence, tous ceux qui ignorent la
source religieuse de nos institutions, notamment, de l'institution
présidentielle s'interdisent de pouvoir les penser dans leur
simplicité, on devrait dire leur duplicité. En effet, le chef de
l'Etat traditionnellement en Occident est persona mixta, possédant un
corps naturel et un corps politique inséparables. Il a deux corps tout
comme avant lui le prince, l'Empereur, le Pontife Romain et bien sûr le
Christ-Roi, modèle ultime. La généalogie simplifiée
d'après E. Kantorowitz serait la suivante. Le Christ a deux natures,
humaine et divine considérées au XIIIe siècle comme deux
corps : le corps matériel qu'il a reçu de la Vierge et le corps
figuré ou mystique assimilé à l'Eglise. Le corps mystique
va perdre sa signification transcendante pour acquérir une signification
corporative ou collective que va s'approprier l'Etat. Dès lors tout
vicaire du Christ (d'abord le Pape, puis le Roi) par imitation possédera
un corps naturel en tant qu'individu et un corps politique en tant que chef de
l'Eglise puis de l'Etat. Cette fiction d'abord physiologique et finalement
abstraite a rendu possible un dédoublement fonctionnel du souverain, la
distinction moderne entre la personne et l'office et enfin garantit la
continuité de l'Etat (Le Roi ou plutôt son corps politique ne
meurt pas).
Il semble que la France ait connu le même processus
de sécularisation, à une différence près
essentielle. Les monarques français absolutistes ont tenté
d'escamoter leur corps naturel pour ne laisser voir que leur corps politique,
sacralisé, déifié. Cette tentation moniste se retrouvera
sous la Terreur en 1793 ; le corps entier de l'Homme Républicain se
substituant à celui du Roi (redevenu pourtant simple citoyen le temps de
son procès). Elle réapparaît encore sous la Restauration
où "la personne du Roi est inviolable et sacrée"
(article 1 de la Charte de 1814).
Il est évident que les Constitutions de la IIIe,
IVe et Ve République n'ont pas cédé à une telle
tentation. Elles se contentent d'invoquer l'irresponsabilité politique du Président (hors le cas
théorique de la haute trahison jugée devant une Cour de justice
parlementaire). Cette irresponsabilité devant le Parlement répond
depuis 1958 à trois motifs connus de la doctrine traditionnelle :
- la logique parlementaire : le Président ne pouvant
rien faire ou presque (puisqu'il n'a au mieux et en propre que des
pouvoirs d'arbitrage ), il ne saurait mal faire. Il n'a donc pas de comptes
à rendre au Parlement.
- la théorie de la séparation des pouvoirs :
organe partiel de la législation (d'abord par le veto en 1791 puis par
la promulgation des lois depuis 1875), le chef d'Etat doit être
indépendant de l'autre organe partiel qu'est le Parlement. Autrement, le
pouvoir législatif risquerait d'être accaparé par ce dernier
et l'équilibre entre les organes d'Etat serait rompu.
- le souci de protéger le chef d'Etat. Ce qui a pu
justifier en outre la répression du délit d'offense au chef de
l'Etat (loi de 1881) qui n'est plus invoqué par les présidents
depuis 1974.
L'irresponsabilité de l'article 68 a donc sa
logique propre, ne concerne que le seul corps politique. Elle n'implique en
aucun cas une immunité de fond ou de procédure au plan
pénal du président sauf à confondre l'institution et le
corps naturel. Dès lors, rien ne s'oppose, en l'absence de dispositions
expresses, à ce que le Président soit traité comme un
simple citoyen pour ce qui concerne les actes détachables de sa
fonction. C'est ainsi qu'en a jugé d'ailleurs la Cour suprême
américaine dans l'affaire W. Clinton contre P. Jones (1997). Ajoutons
que dans le cas français, cela est acquis pour les ministres qui sont
justiciables des tribunaux ordinaires pour le même type d'actes. Pourquoi
le chef d'Etat aurait-il un statut différent ? Bien sûr argueront
certains qui refusent l'artifice juridique : les deux corps n'étant
qu'un en pratique, si le Président était mis en examen, alors la
continuité de l'Etat serait menacée. Mais le droit
constitutionnel prévoit des procédures de remplacement du Président
en cas d'empêchement.
Il faut donc s'y faire. Le chef d'Etat a bien deux corps.
Cela répond à une nécessité logique (le
dédoublement fonctionnel), rationnelle (l'égalité de tous
devant la loi) et permet in fine de justifier l'interprétation a contrario
de l'article 68. Refuser cette solution conduirait à légitimer
une fois de plus la dérive vers une "Monarchie
républicaine". Il reste à en convaincre le Président
lui-même. Ce serait pour son propre bonheur puisqu'il s'est
considéré lors de l'entretien du 15 décembre 2000 comme
une "victime", ne pouvant "malheureusement" pas
répondre aux convocations des magistrats instructeurs.