De la fondation
À partir de La vie de l'esprit de H. Arendt









Dans la deuxième partie de The Life of the Mind intitulée Willing (en français « Le vouloir »), H. Arendt s'interroge sur « le problème de la fondation », qui est sans doute pour elle le problème essentiel et pourtant non résolu de la pensée politique.
Dans ces pages écrites juste avant sa mort en 1975, H. Arendt nous donne un ultime conseil. Devant le risque de ne jamais sortir de ce qu'elle appelle « une impasse de non-savoir », le mieux à faire serait « d'en appeler aux histoires légendaires ». Car les fondations légendaires, notamment les fondations hébraïque et romaine, ont le mérite sinon de résoudre, au moins de signaler la difficulté ; ce que ne permettraient pas le savoir scientifique et la philosophie. Elles désignent, selon H. Arendt, « l'abîme de néant » qui s'ouvre devant toute action ; soit « l'abîme de la liberté ».

Je me propose de revenir sur la présentation du problème de la fondation par H. Arendt en essayant de montrer ses implications précisément au plan de la théorie du droit. Cette tentative se justifie par un fait parfois  négligé par les sciences de l’homme et la philosophie : la fondation d’une Cité, d’un Peuple ou encore d’un Pouvoir politique est aussi un acte de création juridique. Il ne s’agit pas seulement de bâtir des murs, d'accomplir des rites, de fabriquer une identité commune, d’inventer des symboles, etc. Il s’agit aussi de fabriquer un corps politique grâce à des liens de droit. Ainsi que l’exprime clairement Tite-Live à propos de la fondation de Rome par Romulus : « Les cérémonies religieuses dûment accomplies, ayant réuni en assemblée cette foule qu’il ne pouvait fondre en un peuple uni qu’au moyen de règles juridiques (praeterquam legibus), il lui donna des lois (iura dedit) ». On peut même se demander si la question du commencement des communautés politiques n’est pas essentiellement une question de droit au sens large. Le Quid facti des sciences de l’homme dissimulerait un Quid juris. Ainsi, la question de l’origine ou de la naissance de la nouvelle communauté serait liée à celle de son droit à l’existence. La volonté du fondateur de créer une communauté politique serait dérivée de l’affirmation d’un droit à créer un être juridique collectif en tant que réponse à une exigence de justice. Dès lors, le passage du fait au droit, voire du droit au droit serait la principale difficulté qui se pose aux fondateurs mais aussi à tous ceux qui veulent comprendre la fondation comme acte de liberté. 
Cependant, si l’on admet que toute fondation est une question de droit, il ne faut pas espérer, pour autant, que les sciences juridiques nous aident à éclairer ce problème. Ainsi, on chercherait vainement le terme de fondation dans un manuel de droit constitutionnel contemporain. Paradoxalement, la science qui s'occupe de la constitution (dans le sens à la fois d'acte de constituer et de règle de fonctionnement des institutions politiques) des États-Nations et de leurs régimes n'a rien à dire sur le problème de la fondation. Cela explique sans doute l’incapacité des sciences juridiques à prendre en compte les fondations ratées ou absentes comme celle de l'Europe juridico-politique comme communauté politique. Là aussi, comme l’a intuitionné H. Arendt, on semble atteindre les limites du savoir scientifique. Et là encore, il apparaît que les mythes de fondation apparaissent comme un dernier recours non pas pour fournir un fondement qui manque mais pour nous aider à comprendre la fondation elle-même.

Bien sûr, je n’ignore pas que H. Arendt s’est placée sur le terrain de la théorie politique. Mais il apparaît que ses analyses permettent d’éclairer l’énigme de la fondation au plan du droit tout en permettant d’opérer un dégagement par rapport à l’approche des sciences juridiques usuelles.
J'utiliserai principalement l’ouvrage de H. Arendt The Life of the Mind (en français La vie de l'esprit) mais aussi deux autres de ses ouvrages qui traitent du problème de la fondation : On Revolution (en français Essai sur la révolution) et Between Past and Future (en français La crise de la culture).


                                      

Il convient tout d‘abord de préciser quelles sont les conditions de possibilité de l’expérience de pensée menée par H. Arendt.  Il semble qu'il en existe deux que je vais résumer rapidement.

La première condition est la suivante : le champ de l'expérience doit être la révolution américaine pour deux raisons. D'abord, selon H. Arendt, la seule fondation « réussie » à l'époque moderne serait la fondation américaine. Depuis, aucune autre fondation n'aurait abouti, notamment en Europe. La réussite d'une fondation s'analyse, selon H. Arendt, dans sa capacité à être durable et productrice de liberté. D’autre part, la fondation américaine a la particularité d'être radicale. Ainsi, les Pères fondateurs auraient fondé avec succès une « nouvelle Rome » alors qu'auparavant les occidentaux se seraient contentés de restaurer Rome, c'est-à-dire de « fonder Rome à nouveau ». Cela revient à dire que les Pères fondateurs américains auraient réussi à maîtriser les embarras d'un commencement absolu, à faire advenir « un nouvel ordre des temps ». Concrètement, ils auraient inventé un régime politique inédit : soit une république fédérale qui n'a pas recours à l'idée européenne d'État-nation souverain9. Et ils auraient réussi à protéger ce régime par une constitution immortelle, capable de fabriquer de la liberté sans interruption (la constitutio libertatis). À l'inverse, les révolutionnaires français et tous ceux qui les ont imité dans le monde auraient échoué à établir des pouvoirs politiques nouveaux et stables, appuyés sur une constitution incontestable.
Du point de vue de H. Arendt, il semble donc évident que l'Europe ne peut rien nous apprendre sauf peut être de ses échecs11. Notons que H. Arendt semble ignorer la double re-fondation gaullienne de l'État et de la République en France. Échec là aussi selon elle ? De même, H. Arendt ignore la construction de l'Europe juridico-politique. Cela est moins étonnant, car cette Europe n'a fait l'objet d'aucune véritable fondation. D'où son inévitable crise de fonctionnement et de légitimité si l'on adopte le point de vue de H. Arendt. J'y reviendrai. 

La deuxième condition très radicale est la suivante : l'expérience doit prendre acte de l'échec des sciences - de toutes les sciences (biologie, anthropologie, archéologie...) - lorsqu'il s'agit de comprendre les commencements humains. Soient le commencement de l'espèce humaine, celui de toutes les sociétés humaines et bien sûr celui des communautés politiques. Car les sciences ne sauraient expliquer et maîtriser ce qui est sans cause ou sans justification. Mais on ne saurait davantage espérer de la philosophie qui, selon H. Arendt, n'a jamais pu se constituer en une véritable philosophie politique, capable de thématiser la liberté fondatrice. The Life of the Mind tente de comprendre cet échec à partir d'une analyse de la faculté de Volonté. Schématiquement, on peut dire que c'est en comprenant la Volonté comme libre-arbitre, commandement ou encore comme volonté de puissance plutôt que comme capacité pour l'homme de commencer par lui-même que la philosophie aurait complètement manqué la liberté fondatrice.
On comprend alors pourquoi les hommes d'action qui ont tenté de fonder de nouvelles communautés politiques ont toujours été démunis jusqu'à l'époque récente. Selon H. Arendt, ils n'auraient eu d'autre solution que de se référer à des modèles anciens de fondations déjà réalisées (Rome, Venise, etc) ; des modèles contenus parfois dans de simples légendes et des mythes. Ce fut le seul moyen pour eux de maîtriser le mystérieux « Au commencement ».

Remarquons que la formalisation de ces deux conditions de possibilité semble nous amener immédiatement dans cette « impasse de non savoir » mentionnée par H. Arendt et donc semble détruire toute tentative de produire une compréhension politique et juridique de la fondation.  L'expérience de pensée semble interdite par ses propres conditions de production. Comment aborder le problème de la fondation si toute prétention scientifique et philosophique est délégitimée ? Comment prendre en compte une tradition en partie oubliée, relevant tout autant du logos que du muthos ?  Et dès lors, comment ne pas tomber dans un pessimisme auquel H. Arendt semble elle-même céder lorsque à la fin de The Life of Mind elle finit par parler d'une « énigme » de la fondation et souligne les faibles résultats obtenus dans la recherche d’une compréhension de la liberté politique comme capacité de commencement ? On semble aboutir d'emblée à une défaite de la pensée souvent dénoncée par les critiques kantiens et positivistes de l'approche phénoménologique.

Il reste qu’il existe bien, selon H. Arendt, un savoir de la fondation connu des Anciens et que l’on pourrait étayer ontologiquement. Sans doute, ce savoir reste-il caché. Dans On Revolution, H. Arendt parle d'un « trésor perdu » que la tradition aurait en partie conservé. Dès lors, une compréhension du commencement des corps politiques serait possible à condition de revenir aux Archives de l’Antiquité romaine. Les derniers théoriciens de la fondation politique jusqu’au siècle des Lumières (Machiavel et Montesquieu) l’avaient admis et de façon plus ou moins consciente, ont toujours eu recours à la « vieille sagesse » contenue dans la pensée politique et les légendes romaines.

Quelle est la nature de ce  « savoir de la fondation » ? C’est avant tout un savoir pratique. Il s’assimile à une sagesse ou à un art, fournissant des conseils et principes d’action aux fondateurs. Notons que ce type de savoir n’a pas trait à la seule question de l’agencement institutionnel des communautés politiques. Il permet de guider leur création elle-même. Cependant, il est évident que ce  savoir de la fondation  est aussi « théorique » au sens où il s’appuie sur une compréhension de l’essence de la liberté comme faculté de commencer. Hélas, selon H. Arendt cet aspect théorique serait très peu développé dans la pensée politique moderne. Et il serait seulement esquissé dans la pensée politique romaine (surtout chez Saint Augustin).

Ce savoir de la fondation est-il juridique ? Son régime de vérité est-il celui des sciences juridiques ? Si l’on s’en tient à son versant notamment pratique, il semble que la réponse est affirmative puisqu’il a pu guider par exemple la fabrication des institutions politiques américaines (Cf. par exemple Le Fédéraliste aux États-Unis). Mais en réalité, la réponse ne va pas de soi. En effet, si les concepts et les principes de la science de la fondation ont bien une signification juridique, ils ne relèvent pas pour autant des sciences juridiques usuelles (notamment de la science du droit constitutionnel).

Ainsi, les concepts utilisés par H. Arendt ne relèvent pas des sciences du droit. On serait tenté de considérer qu’ils appartiennent au lexique de la science politique. C’est le cas des principaux concepts qui interviennent dans son analyse de la révolution américaine : le pouvoir, l’autorité, les sociétés politiques, etc. Pourtant, ces concepts se réfèrent à des entités ou à des processus qui ont bien un rôle juridique, selon elle. Ainsi, les sociétés politiques - qui sont le siège du pouvoir populaire durant la période révolutionnaire américaine – auraient détenu le pouvoir constituant. De même, selon H. Arendt, l’autorité des fondateurs serait « légale » au sens où elle justifierait, conformément au modèle romain, « l’augmentation » de la Constitution. H. Arendt mentionne ici les amendements constitutionnels et l’interprétation de la Cour suprême qui conduisent à une « fabrication continuelle de la loi ».
Quant aux principes issus de la pensée politique américaine, leur formalisation conduit à des anomalies ou des illogismes du point de vue des sciences juridiques ; ce qui exclut leur adoption par ces sciences. On prendra pour exemple ce principe d’action tiré de l’œuvre de T. Paine : « le peuple doit habiliter un gouvernement par une constitution et non l’inverse ». Ce principe s’appuie, selon H. Arendt, sur une distinction entre le siège du pouvoir (le Peuple) et la source du droit (la Constitution). Or, le droit constitutionnel comme science ne saurait admettre aisément un tel principe et la distinction qui le fonde. Le Peuple, considéré généralement comme détenteur du pouvoir souverain dans une République, est nécessairement la source de droit. Et s’il ne l’est pas, alors il doit être assimilé à un pouvoir de fait qui, dès lors, ne saurait détenir le pouvoir constituant. De plus, il n’y a aucun inconvénient (ou impossibilité) à ce que dans une République, le gouvernement doté du pouvoir constituant donne un statut constitutionnel au peuple tout en admettant sa souveraineté.
Autre exemple, un principe issu cette fois-ci de l’œuvre de Madison : « il existe des États qui sont souverains et d’autres qui ne sont que des sociétés politiques ». Ce principe peut être complété par cette affirmation de T. Paine : « le pouvoir [détenu par les sociétés politiques] est antérieur à la Révolution ». Un tel principe n’est évidemment pas recevable par la science usuelle du droit constitutionnel. Car cette science n'admet pas l’existence juridique d’entités telles que les sociétés politiques américaines à la fois non souveraines et sans statut constitutionnel.  Selon cette science, les actes de ces sociétés s’assimilent aux actes d’un gouvernement de fait. Ils ne sauraient avoir une signification juridique sauf si le droit positif les valide a posteriori. Enfin, de telles sociétés ne sauraient être considérées que comme pré-étatiques. Et à supposer qu’elle puissent être qualifiées d’étatiques comme l’envisage Madison, on ne voit pas pourquoi elles ne pourraient pas exercer l’autorité souveraine du peuple. Ce qui conduit à refuser la distinction faite par Madison entre États souverains et États non souverains. Résumons : la situation révolutionnaire de communautés politiques soit disant étatiques et détentrices d’un pouvoir de droit d’origine populaire mais non souveraines, ne peut être connue par la science du droit. Une telle situation n’est ni légale ou illégale. C’est un objet impossible pour elle.
Restons en à cette conclusion provisoire : le savoir de la fondation a bien affaire avec le droit même s’il n'a pas à voir avec les sciences juridiques contemporaines. Il convient maintenant d’essayer de définir la fondation à partir de la présentation de H. Arendt. Il s’agit ici d’aborder le « versant théorique » du savoir de la fondation.

Qu’est ce qu’une fondation ? Si l’on fait la synthèse des travaux de H. Arendt, on peut risquer cette définition : l’acte de fondation est un acte constituant qui crée un nouveau « corps politique » [ou gouvernement] et « au cours duquel le Nous [comme peuple] se constitue en une entité observable ».       Deux remarques ici :
    - Cette définition a un double aspect axiologique et anthropologique. H. Arendt va développer surtout le premier aspect. Il semble que, pour elle, le problème de la fondation est avant tout celui de la justification de la liberté collective et beaucoup moins celui de la mise en scène du social par laquelle un peuple se constitue.
    - Concernant le premier aspect, remarquons que, même si H. Arendt utilise l’expression d’ « acte constituant » ou d’ « acte suprême », elle fait référence en réalité à un processus. Car la fondation ne peut s'identifier à tel ou tel acte de volonté. La fondation est un faire : elle est de l’ordre de l’agir et non de la volonté.
    Les caractéristiques de ce processus peuvent être résumées par trois traits. L’étude de ces traits, dévoile une ontologie qui semble étrangère aux sciences juridiques contemporaines.

1 La fondation est un processus anhistorique et continuel
Le processus de fondation intervient dès la préhistoire du nouveau gouvernement identifié à travers ses actes de droit par les sciences juridiques. Ainsi, la fondation démarre avant même l'édiction d’une constitution ou d’une déclaration d’indépendance, soit toujours à t-1 ou t-2 pour le droit positif. Cette séquence préhistorique ne saurait être connue des sciences juridiques qui ne prennent en compte que la seule histoire juridique : celle d’un gouvernement qui va mourir ou/et celle du gouvernement qui lui succède. Mais la fondation n’appartient à aucune de ces histoires29. Elle a lieu dans une bulle de temps qui se forme hors le temps du droit positif et l’abolit. La science du droit positif ne peut qu’ignorer une telle séquence et les actes ayant lieu durant cette séquence. Car ces actes, qu’ils soient constitutifs du nouveau pouvoir ou émis par lui, sont en contradiction avec l’ordre juridique antérieur et n’appartiennent pas à l’ordre juridique à venir. Ils ne peuvent avoir que le statut de simples faits produits par un « gouvernement de fait ».
Un hiatus temporel a lieu puisque le commencement du nouveau pouvoir politique ne peut être situé dans une histoire constitutionnelle ou institutionnelle. On est, comme le dit H. Arendt, dans « le ne-plus et le pas-encore ». D’où une indétermination temporelle qui est liée à une indétermination juridique. Ainsi, les révolutionnaires prétendent ne plus être soumis à l’ordre juridique en vigueur alors que le nouvel ordre juridique n’est pas encore entré en vigueur. Les mythes de fondation hébraïque et romaine, selon H. Arendt, illustrent ce « hiatus entre le désastre et le salut, entre l’instant où l’on secoue l’ordre ancien et la liberté neuve incarnée en un novus ordo seclorum, un nouvel ordre du temps […] ».
Les sciences juridiques ne sauraient prendre en compte cette rupture de la temporalité. Car elles ne connaissent que le continuum temporel infiniment divisible dans lequel chaque acte de droit, comme acte de volonté, peut être situé hic et nunc. De même qu’un acte peut toujours être dit légal ou non, il est nécessairement inscrit dans une histoire juridique. Il ne saurait exister d’échappée temporelle. Cela serait simplement absurde. La fondation est-elle « hors le temps » comme le suggère H. Arendt ? Je me contenterai de suggérer ici qu'elle s’inscrit peut être dans une autre temporalité, discontinue et indivisible qui n’est pas le temps de l’horloge ou de la physique ordinaire adopté par les sciences du droit. Mais ces sciences ne sauraient l'admettre puisqu'elles tendent à assimiler la production du droit à une production factuelle, à rabattre le sollen sur le sein.

 Cependant la fondation ne cesse pas non plus avec le début de l’histoire officielle du nouveau gouvernement (soit avec l'édiction de la constitution  et la formation d'un Peuple comme sujet de droit). Elle se poursuit, englobant l’histoire constitutionnelle du nouveau pouvoir politique. On pourrait dire que le quanta de temps indivisible qu’elle a formé va englober la chronologie officielle dudit pouvoir. La fondation est une création continuée. Dès lors, les fondateurs restent présents tout au long de la vie constitutionnelle d'un État. Ainsi, à Rome, ils sont incarnés par les Sénateurs qui veillent au respect de l'esprit de la fondation. La révolution américaine innove quant à elle en situant l'autorité de la fondation non dans un Sénat mais dans la Cour Suprême qui poursuit l’œuvre des Pères fondateurs.

2 La fondation est libération
H. Arendt insiste sur le fait que toute fondation est acte de liberté. C’est d’ailleurs dans l’ordre politique, selon elle, que la liberté se manifeste et se constate avec le plus d’évidence. H. Arendt va jusqu’à affirmer que « la liberté coïncide avec la politique (sauf à l’époque moderne avec le totalitarisme) ».
La liberté est comprise ici comme commencement. Cette signification est exprimée dans les mythes de création romain et hébraïque. C’est pourquoi les pères fondateurs américains ne cessent de  comparer le législateur humain au Dieu créateur. Mais, selon H. Arendt, la philosophie occidentale a « oublié » cette signification, préférant développer une autre signification de la liberté ; celle de liberté intérieure ou libre-arbitre. Quant à la théorie politique, elle identifie liberté et volonté. La liberté de l’État est conçue ainsi comme volonté-pouvoir illimitée (la volonté souveraine). Cela conduit à absolutiser l’État mais aussi à le fragiliser. Car un État fondé sur la seule volonté ne peut durer. H. Arendt reprend ici à son compte la remarque de  Rousseau : « il est absurde qu’une volonté se donne des chaînes pour l’avenir ».
    Si l’on prolonge ces analyses de H. Arendt, on admettra d’évidence que les sciences juridiques ont, elles aussi, assimilé la liberté à la « volonté-pouvoir ». Ainsi, la liberté de l’État souverain en droit constitutionnel est comprise comme « pouvoir » constituant (pouvoir d’élaborer un texte constitutionnel). Quant aux « libertés publiques », elles sont conçues comme l’exercice d’une volonté-pouvoir individuelle ou collective. Dès lors, les sciences juridiques ignorent la liberté comme « auxiliaire du faire et de l’agir » au sens gréco-romain. Elles ne savent donc rien de la fabrication d’un pouvoir politique et d’une nation comme « entité observable ». Au plan pratique, elles ne peuvent proposer qu’une « ingénierie constitutionnelle » pour aider à l’élaboration d’un texte constitutionnel ou encore développer un « management public » pour favoriser la « gouvernance » d’un État. Ces termes révèlent l’assimilation de la science juridique à une gestion de la chose publique selon un principe technique. Cette mise en conformité du droit à un « impératif d’efficience » issu de l’analyse économique illustre à la fois l’impuissance des sciences du droit à maîtriser la fondation et leur rabattement du Sollen sur le Sein.

3 La fondation est sans fond.
La fondation en tant que « commencement par soi-même » révèle une difficulté logique évidente : un ordre nouveau est créé qui ne trouve pas de justification dans l'ordre ancien. Pourtant ce nouvel ordre va s’imposer et sa juridicité sera finalement admise. C’est évidemment un scandale pour la raison technico-juridique qui ne peut admettre que le droit surgisse du fait ou d'une violation du droit. Mais où trouver le fondement qui manque ? Comment le fondateur peut-il justifier son droit ? La raison technico-juridique qui cherche toujours des raisons exige qu’on résolve cette difficulté.

Il y a là un « cercle vicieux » selon l’expression de H. Arendt : du droit existe sans droit. Aucune loi non positive (droit naturel ou religieux), aucune autorité extérieure (un législateur immortel, un Être suprême) ne sauraient rompre ce cercle vicieux. La raison technico-juridique exige que le droit positif justifie le droit positif sauf à admettre un hiatus logique. Les révolutionnaires français ont tenté de surmonter cette difficulté, explique H. Arendt, en empruntant à l’Ancien Régime (et de façon plus lointaine au modèle hébraïque) l’idée de souveraineté. Ainsi, le peuple, qualifié de souverain, serait capable de légitimer l’ordre juridique nouvellement crée. Pourquoi ? Parce qu’il est situé au-dessus de la loi constitutionnelle et non lié par elle. Il peut ainsi détenir un pouvoir constituant qui n’est pas justifié par la Constitution. Cette solution est rejetée par H. Arendt mais seulement au plan de la théorie politique, au motif qu’elle légitimerait un absolutisme. Du point de vue des sciences juridiques, on peut préciser que l'autorité du Souverain reste infondée car aucune norme super constitutionnelle positive ne peut justifier cette autorité (ou encore justifier que le souverain déclare son autorité comme constitutionnelle).

H. Arendt prétend que les pères fondateurs américains en s’inspirant du modèle romain ont réussi à dépasser le « cercle vicieux » en faisant le postulat que l'acte même de fondation est la source de l'autorité. Cela revient à admettre que le commencement « comporte son propre principe en lui-même ».
On comprend alors pourquoi, dans le cadre américain, aucune norme extra ou supra constitutionnelle, aucune autorité souveraine n’interviennent pour justifier la fondation. Une telle solution est évidemment irrecevable pour les sciences juridiques. Selon elles, l’acte de fondation en tant qu’acte de droit ne peut s’auto-justifier. Il doit être fondé (au moins à partir d'un fondement hypothétique - Kelsen). En réalité, les sciences juridiques ne peuvent accepter la solution de H. Arendt car, précisément, elles sont construites sur le postulat que tout acte juridique n’a d’existence que parce qu’il est justifié par un autre acte juridique. Mais alors, il semble qu’elles ne peuvent comprendre la fondation comme liberté créatrice et prendre en compte ses effets juridiques (sauf à admettre par souci de réalisme l'impensable : le fait s'est transformé en droit).

Pour comprendre cette impuissance des sciences juridiques, il convient d’approfondir le principe qui les guide et les conduit à répondre à un appel à la « fondation complète sur des raisons » de la même façon que les sciences de la nature. Ce principe est le principe de raison dont la formulation et la critique par Heidegger informe les analyses de H. Arendt.
   
    Dans Questions 1, Heidegger tente de mettre à jour ce qu’il appelle « l’être-essentiel du fondement ». Il montre que cet être repose sur le principe de raison mais sans être défini par ce dernier. Heidegger prolongera cette tentative notamment dans un autre ouvrage Le principe de raison où il tend à relativiser la portée ou encore l’évidence de ce principe.
Selon le principe de raison, il ne peut y avoir de l’existant qui soit « sans raison ». Nihil fit sine ratione. Dans le cas contraire, selon Leibniz, cela porterait atteinte à la « nature » de la vérité. Quelle est cette vérité ? La vérité de la proposition ou du jugement. Soit, la vérité prédicative. Or, ce type de vérité est, selon Heidegger, la « vérité concordance » qui nous reconduit à la question du fondement. En effet, « les vérités » - les propositions vraies – ont « de par leur nature rapport avec quelque chose  sur le fondement et en raison de quoi elles peuvent être autant d’accords ». Il y a donc bien une relation entre prédication et fondement (ou raison).
Toute prédication a évidemment rapport avec la représentation et la connaissance. Cela explique pourquoi le principe de raison concerne avant tout la connaissance (comme Leibniz l’explique lui-même). Par extension, on peut dire, selon Heidegger, que tout objet de la connaissance (qu’il soit de l’ordre de la nature ou de l’histoire) est soumis au principe de raison. La science moderne, l’Université elle-même représentent ce principe. L’être-réel tend dès lors à s’identifier à l’être opérant et opéré. Toute chose fonde et est fondée.
Dans Questions I Heidegger montre qu’il est cependant une réalité qui échappe à ce principe ; c’est la réalité humaine [le Da-sein] en tant qu’elle se dépasse dans son propre «  dessein », donc en tant que liberté. Ainsi, la liberté définie par Heidegger comme « le fait de commencer soi-même » ne peut s’appuyer sur aucune cause déterminante. Définie de façon plus positive, la liberté conçue comme acte de fonder semble s’appuyer sur elle-même. Selon Heidegger, « Dans cet acte de fonder, la liberté donne et prend elle-même un fondement ». Or, parmi les différents sens de fonder distingués par Heidegger, il y aurait un sens qui a la préséance : c’est celui d’ériger, d’instituer. Mais, instituer est entendu par Heidegger de façon très large comme « projeter ses propres possibilités », « instituer un monde ».

Il est évident que H. Arendt s’inspire de cette conception de la liberté comme acte de fonder qui échappe au principe de raison. Cependant, la liberté est conçue par elle comme essentiellement politique et donc collective. Cette dimension collective est à peine esquissée par Heidegger dans Questions I sauf à travers le concept de monde. Car le monde signifie dit Heidegger « précisément l’existance de l’être humain dans une communauté historique »51. Heidegger en dit plus dans Sein und Zeit où il précise que l’être-ensemble « appartient originairement à l’être-au-monde de la réalité humaine » [le Da-sein]. Ainsi, il apparaît que le Nous se déduit de la manière dont la réalité humaine se dévoile à elle-même en se donnant un monde. Il est essentiel de remarquer ici que le Nous ou l’être ensemble mis en avant par Heidegger ne semble pas être le Nous de l’action ou encore de la fondation. Dès lors, on comprend pourquoi l’agir notamment politique semble être laissé de côté par Heidegger dans Questions I et Sein und Zeit. La seule action prise en compte, comme le remarque H. Arendt, est « totalement intérieure ». C’est l’action « par laquelle l’homme s’ouvre à la réalité authentique d’être jeté », ou en d’autres mots, il est ramené à son véritable moi. Or cette action « n’existe que dans l’activité de penser » selon H. Arendt. Même après le « tournant », alors que Heidegger envisage l’histoire humaine comme appartenant au « royaume de l’errance » en raison de la mise en retrait de l’Être, le seul agir véritable semble toujours être produit par la pensée. Il est évident, qu’à l’opposé, H. Arendt a toujours refusé de négliger le problème de l’action en tant que telle et donc la théorie politique.
 
Si l’on revient sur la critique heideggerienne du principe de raison, on peut mieux comprendre pourquoi la notion de liberté comme fondation sans fond échappe aux sciences juridiques.

Ces sciences sont en effet adossées au principe de raison tout autant que les  sciences de la nature. Elles aussi recherchent de « façon effrénée » un fondement à toute réalité. Modelant le devoir être sur l’être, elles tentent donc de toujours donner une raison à toute norme ou agir normé. Cette raison est assimilée à une justification. Curieusement une telle assimilation du devoir être à l’être n’est jamais questionnée et donc l’assujettissement au principe de raison n’est lui-même pas remis en cause ; cela même dans le cas du positivisme normativiste qui tend à distinguer et séparer être et devoir-être comme deux mondes (Kelsen). Dans le cas du positivisme réaliste, il est évident que l’inclusion complète du juridique dans l’être au point de soumettre la science du droit au principe de causalité permet encore moins de discuter l’emploi du principe de raison dans la sphère du droit.
De la même façon, comme pour les sciences de la nature, le fondement assimilé à une justification est considéré comme un facteur explicatif (une cause). Ainsi, la création d’une cité, lorsqu'elle est justifiée par une loi préexistante, est considérée comme expliquée : ce qui est justifiable devient du même coup compréhensible. De même, comme pour les sciences de la nature, la justification est généralement inscrite dans une continuité temporelle ; ce qui justifie généralement précède ce qui est justifié (même si le droit admet de façon exceptionnelle l’inversion temporelle à travers la rétroactivité).
Dès lors, on comprend pourquoi les sciences juridiques comprennent comme une « anomalie » l’absence de fondation ou de justification de la première loi édictée par les fondateurs. Cette anomalie est d’autant plus inquiétante pour elles que la première loi justifie toutes les normes juridiques à venir. C’est donc tout l’édifice normatif qui est fragilisé si le fondement ultime manque. On sait que, seul le positivisme normativiste d’inspiration kantienne (Kelsen) a admis que le travail de fondation de la science juridique devait s’arrêter. Et il autorise ce pis allez : le juriste peut poser une norme hypothétique qui justifie la première loi ou la première cité (ordre du transcendantal). La science juridique suppose qu’un ordre juridique ou un État sont fondés afin de permettre au juriste de considérer comme juridiques les normes d’un nouvel État. Mais le prix à payer est inévitablement la réduction du droit au fait, le rabattement du Sollen sur le Sein et une « obligatoriété » du droit qui reste injustifiée. À la fin, tout ordre normatif effectif sera considéré comme juridique.

Cet assujettissement des sciences juridiques au Principe de raison explique sans doute pourquoi dans le cadre européen, les chefs d’État ont tenté, sous l’influence de ces sciences, de donner à l’UE un fondement ultime, notamment à travers le Préambule de la défunte Constitution européenne. Au lieu de réfléchir sur l’absence de fondation de l’UE - c’est-à-dire sur le fait que l’UE n’a pas été conçue et organisée comme communauté politique -, on a tenté de donner une « base » politique à l’UE, organisation essentiellement économique ou marchande. Cette base faisant référence à des valeurs et à des  « héritages culturels, religieux, humaniste »,  devait jouer ainsi le rôle de fondement ultime de l’Europe juridique. Mais, à supposer que la pseudo Constitution européenne ait été adoptée, il est évident que la raison technico-juridique n’aurait jamais admis ce point d’arrêt. Elle nous pousse nécessairement à aller plus loin afin que l’Europe s’approprie son origine, sa propre naissance à travers la recherche d’un fond ultime (soit une « identité commune », des « valeurs communes », etc.). Cela peut conduire finalement à une sortie de la science juridique par la science elle-même en recourant au droit naturel ou à une re-mythologisation de l’Europe. H. Arendt insiste sur le fait, qu’à l’opposé, les Pères fondateurs américains, tout en s’appuyant sur le mythe de fondation romain pour maîtriser le problème du commencement, n’ont pas eu recours aux anciennes légendes ou à une nouvelle mythologie pour légitimer ce commencement. Ils ont « interrompu » le mythe (J-L Nancy) alors que les Européens ont tenté de le faire renaître dès le 19ème siècle à l’époque du romantisme. Les Pères fondateurs américains auraient ainsi échappé, sous l’influence du modèle romain (notamment le droit romain), au problème de l’absence de fondation.

Au sens de Heidegger, ce rapport au réel juridique fondé sur un « manque » peut être analysé comme relevant de l’onto-théologie. Si l’on transpose au plan juridique le point de vue de l’onto-théologie, tout système de droit est défini alors comme une totalité absolue (un système où chaque norme est justifiée par une autre norme et ainsi de suite). Cela aboutit alors à faire apparaître la « finitude » de l’opérateur de droit qui ne peut fonder, malgré ses tentatives incessantes, toutes les normes juridiques de façon ultime. Dès lors, l’agir et la connaissance juridiques sont considérés comme non complètement légitimes en raison de ce manque. Chez Kant, cette finitude s’exprime par le rapport au temps de l’imagination transcendantale.
L’onto-théologie incite à rechercher cette totalité absolue par exemple à travers l’identification de l’homme à un Dieu créateur situé en dehors de sa création, en dehors du temps. H. Arendt critique une telle identification à laquelle les européens auraient recours pour « expliquer ce qui est existentiellement inexplicable, en rendre compte logiquement »60. Ce recours à la tradition hébraïque aurait encore eu lieu au milieu du Siècle des Lumière où, pourtant, le système des lois tend à être entièrement sécularisé.

La solution proposée par Heidegger est celle de « finitude positive »61. Le réel cesse d’être pensé comme un absolu, comme une présence totale. Il existerait une finitude de l’Être lui-même qui se manifeste par son retrait. Ce retrait est la manifestation de la différence ontologique - la différence entre l’Être et l’étant : soit le fait (en s’exprimant  de manière très simplifiée) que le réel ne se donne jamais tout à fait -. Il n’y a pas ici de manque (comme un manque à une essence préexistante). En termes juridiques, on pourrait dire qu’il n’est pas nécessaire d’admettre l’existence, voire l’idée d’un système juridique où chaque norme est fondée de façon ultime. Le réel juridique se présente comme troué, lacunaire. Et ce défaut n’en est pas un. 
Cette notion de finitude positive est liée à celle de liberté comme fondement sans fond. La liberté n’a pas à être fondée en tant qu’elle est ouverture à l’Être (soit le lieu d’où est possible la question de l’Être et de l’étant).  Elle exprime donc la finitude de l’Être. La constitution finie  de la réalité humaine [le Dasein] n’est plus en cause62. En termes juridiques, on pourrait dire que la liberté du fondateur « manifeste » la nature de la réalité juridique elle-même. Cette liberté créatrice est infondée et inexplicable en raison de la structure de la réalité juridique. Il est inutile de chercher un fondement, une explication à une telle liberté qui se suffit à elle-même.

Cependant, il est à noter que, même si H. Arendt aboutit à une conception très proche de la liberté-fondation, elle se démarque dans La vie de l’esprit de la doctrine de l’Être de Heidegger et donc ne propose explicitement aucune  « transposition » de cette doctrine au plan de la théorie politique ou juridique.  Il est clair que la liberté sans fond du fondateur selon H. Arendt diffère de la liberté sans fond du Dasein. C’est que la liberté pour Heidegger suppose une spontanéité et une créativité de l’homme qui émanent de l’Être. Dans « L’être essentiel d’un fondement en raison », Heidegger explique que la liberté donne et prend elle-même un fondement dans la transcendance.  La réalité humaine « ‘se fonde’ au milieu de l’existant ». Ainsi, ce qui est projeté, institué, est « commandé par le règne de cet existant ».
H. Arendt refuse d’assujettir la liberté humaine aux commandements de l’Être et à son histoire. Comme on l’a vu, elle montre que l’acceptation de cette dette ne peut se traduire que par un agir silencieux, une liberté désubjectivée, sûrement pas par « les actions bruyantes et visibles de la vie publique ». Selon H. Arendt, il semble exister une possibilité d’agir pour l’homme qui n’est ni l’agir silencieux du penseur, ni l’agir contaminé par la technique, impliquant une « complète calculabilité des objets » grâce à une fondation complète en raisons. Cela implique un retour à la subjectivité : ce que pense et fait l’homme dépendent  de sa spontanéité et de sa créativité.

Dès lors, la volonté humaine réhabilitée peut trouver en elle un principe, une arché, hors de toute référence à l’Être, voire à un absolu. C’est précisément ce que les Pères fondateurs américains auraient compris en revenant aux enseignements de la pensée politique romaine. Dans On Revolution, H. Arendt explique que, pour les Pères fondateurs américains, l’acte de fondation proprement humain peut être lui-même source d’autorité. Ainsi la révolution américaine aurait trouvé dans le savoir antique une solution au problème de la fondation ; une solution que le savoir juridique moderne ne pouvait lui fournir. Un Nous de l’action peut faire redémarrer le temps, créer un pouvoir politique et affirmer son droit en partant de lui-même; cela sans recourir à un absolu (du sacré) ou sans exprimer les commandements de l’Être.

Mais, il semble qu’à la fin de La vie de l’Esprit, H. Arendt doive affronter les vieilles apories liées à ce retour à une certaine subjectivité. Il n’est donc pas étonnant qu’elle finisse par formuler le problème de la liberté dans des termes kantiens. Soit, comment la liberté humaine qui doit trouver en elle ses propres lois est-elle compatible avec un monde régi par le principe de raison ? Sauf à considérer comme Kant qu’il existe deux réalités (le monde intelligible et le monde phénoménal), comment peut-on saisir et identifier une liberté sans cause, sans fond mais qui entre dans la chaîne des raisons ? Comme le précise H. Arendt, « un acte libre ne doit être ni causé, ni affecté par une chose antérieure. Mais comme il se transforme en cause de ce qui suit, il exige une justification qui devra le décrire comme continuation d’une série plus ancienne ». On semble être revenu au point de départ. Dès lors, le problème de la fondation est décrit comme une « énigme » sans solution.

Sans doute, les fondations légendaires ont le mérite de « signaler cette difficulté ». Mais elles ne nous donnent pas de solution. Ainsi, selon H. Arendt, le mythe de fondation romain ne proposerait en réalité qu’une fausse solution, celle de la répétition.
H. Arendt explique, que les pères fondateurs américains, quand ils ont fouillé les archives de l’Antiquité romaine, auraient trouvé cette idée de répétition : il s’agit de comprendre la fondation comme une re-naissance, une re-constitution et non comme un commencement absolu. C’est de cette manière que les Romains, à partir du IVème siècle (notamment Virgile, dans l’Enéide et les Georgiques), auraient envisagé la question : la fondation de Rome serait une re-naissance de Troie. Dans l’historiographie romaine, il s’agit toujours de reconstitutions, de ré-établissements reconstitués par un re-souvenir. Mais il est évident que cette solution masque plutôt qu’elle ne résout le problème de la fondation. Au bout du compte, selon H. Arendt, « l’abîme de la pure spontanéité […] était dissimulé sous un habile stratagème, typique de la tradition occidentale […], consistant à voir dans le nouveau, un nouvel énoncé, amélioré de l’ancien ».

Pour terminer, essayons une dernière fois d’éclairer cette énigme en se plaçant résolument sur le terrain du droit. Remarquons que la liberté-fondation considérée par H. Arendt comme le  « fait de commencer soi-même » est assimilée par elle à un « nous pouvons ». Pourtant, en tant que cette liberté-fondation est un acte de droit, elle devrait plutôt être exprimée par cette expression : nous « pouvons ce que nous devons faire ». Montesquieu expliquait dans l’Esprit des lois que « dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir ». Cette notion de devoir être, oubliée ou refusée par l’épistémologie positiviste des sciences juridiques, est bien liée à celle de fondation : le fondateur dans un geste de justice prend sur lui le destin des autres, celui d’une communauté. Il y a là une structure formelle qu’il resterait à explorer : le fondateur assume le destin des autres sans être leur représentant ; un destin qui n’est pas de son fait. Il éprouve une responsabilité qui précède sa liberté ou peut être l’engendre. Dès lors la fondation se produit à la fois hors l’absolu, hors l’Être, hors la subjectivité, sans être pour autant arbitraire.

Quels enseignements tirer de cette présentation du problème de la fondation par H. Arendt pour l’Europe juridique ?
La faiblesse ontologique de l’Europe juridique vient du fait qu’elle n’a pas été fondée, au sens où elle n’a pas été conçue et organisée comme une communauté politique.  Dès lors, son objet et ses modalités d’action ne font pas d’elle un Contrat social approuvé et contrôlé par des citoyens. Selon la conception de H. Arendt, il n’y a pas eu constitution d’un nouveau « corps politique » et mise en scène d’un Peuple (ou de plusieurs peuples). Les pères fondateurs européens, ignorant les leçons du modèle américain lui-même inspiré de la sagesse antique, ont simplement crée une communauté essentiellement marchande et interétatique. Dès lors, une telle communauté, en raison de ce défaut de naissance n’a pas de véritable légitimité pour renforcer son intégration. Et sa démocratisation voulue a posteriori restera toujours problématique.
Un tel défaut ne peut être « réparé » à l’aide des sciences juridiques. En effet, ces dernières ne peuvent proposer, selon la logique de la raison technico-juridique - qui préside à leur régime de vérité -, qu’un fondement au contenu politique : soit un nouveau sacré ou une « transcendance laïcisée » qui tente de justifier ou de légitimer l’UE. Mais ce qui manque, ce n’est pas un fondement ultime mais bien une fondation. En réalité, du point de vue de H. Arendt, l’Europe comme communauté politique n’a pas commencé ; elle n’existe même pas.  Elle est encore à faire. Pour autant ce recommencement suppose une institution imaginaire de la société européenne qui implique tout autant des images, du sensible que des principes. Cela justifie peut être le retour à une position platonicienne qui ne distingue pas de façon nette entre « l’image mythique du commencement »  et  « le concept philosophique de principe.
Mais, ce retour à Platon nous offre un dernier enseignement que H. Arendt n’a pas retenu. La science de la fondation est nécessairement surplombée par une exigence éthique de l’âme. Le faire du fondateur est avant tout une réponse à la question : que dois-je faire ?