Les deux corps du Président


(Sur l'irresponsabilité présidentielle en 2001 avant la révision de l'article 68 du 23 février 2007)

 

 


    Le refus du Président de la République d'être entendu par le juge Halphen au motif que cette convocation serait un acte "contraire au principe de la séparation des pouvoirs comme aux exigences de la continuité de l'Etat" (communiqué de l'Elysée du 28 mars 2001) démontre à l'évidence que l'article 68 de la Constitution relatif à la responsabilité présidentielle reste une source de désaccords et d'ambiguité. Cela malgré le fait que le Conseil constitutionnel s'est prononcé le 22 janvier 1999 mais aussi en raison de l'absence d'une décision de la Cour de Cassation. Cela alors que la doctrine s'évertue depuis plus de deux ans à démontrer de manière "irréfutable" quel est le statut du Président au plan pénal pour les actes extérieurs à ses fonctions. Certains pénalistes nous ont par exemple expliqué l'année dernière que le privilège de juridiction accordé au Président par le Conseil constitutionnel n'excluait pas qu'il puisse être convoqué en qualité de "simple témoin" [1]. Une situation qui risquait cependant d'être "impossible" dans les faits [2]. Un constitutionnaliste a répondu qu'on avait tort d'interpréter l'article 68 à la lumière des dispositions du code pénal ; il fallait l'interpréter en vertu d'un "droit constitutionnel non écrit" qui seul "peut régir la question d'une éventuelle responsabilité pénale du Président" [3]. Mais ce mystérieux droit ne nous dit rien de précis sur la possibilité pour un juge ordinaire d'entendre le Président.  Aujourd'hui la classe politique se déchire : certains estiment que la convocation du juge est "compatible avec le droit constitutionnel", d'autres qu'il s'agit d'un acte "illégal". Bref, la confusion s'est installée.

    Et pourtant l'article 68 de la Constitution semble clair : "Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison". Donc a contrario, pour les actes sans rapport avec ses fonctions, la responsabilité du Président tout comme celle de n'importe quel citoyen peut être engagée à tout moment. A fortiori, le Président peut être entendu comme simple témoin. Raisonnement simple (mais non simpliste) qui a été tenu pendant quarante ans par presque tous les auteurs de manuel de droit constitutionnel dont le doyen Vedel dès 1960. Raisonnement cautionné par J. Foyer, garde des Sceaux du général De Gaulle qui a participé à la rédaction de l'article 68. Mais les juristes qui se sont exprimés dans la période récente ont refusé un tel raisonnement et ont préféré des interprétations "constructives" le plus souvent divergentes. Le fait que la clarté de l'article 68 soit devenue obscurité, qu'un raisonnement déductif évident soit considéré comme illégitime manifeste bien la crise profonde que traverse la pensée juridique contemporaine.  Incapable de retrouver les fondements du droit, divisée sur le statut des méthodes d'interprétation, minée par le soupçon que le droit n'est que le travestissement du politique, la doctrine n'arrive pas à jouer son rôle : éclairer les opérateurs du droit, et parmi eux le citoyen.


    D'où peut à nouveau jaillir la lumière ? Du ciel peut être. Ce n'est pas une plaisanterie. Les plus sérieux des historiens du droit (notamment E. Kantorowitz) nous ont montré que le droit occidental est en grande partie issu d'un processus de sécularisation de la théologie chrétienne pour le meilleur et pour le pire. En conséquence, tous ceux qui ignorent la source religieuse de nos institutions, notamment, de l'institution présidentielle s'interdisent de pouvoir les penser dans leur simplicité, on devrait dire leur duplicité. En effet, le chef de l'Etat traditionnellement en Occident est persona mixta, possédant un corps naturel et un corps politique inséparables. Il a deux corps tout comme avant lui le prince, l'Empereur, le Pontife Romain et bien sûr le Christ-Roi, modèle ultime. La généalogie simplifiée d'après E. Kantorowitz serait la suivante. Le Christ a deux natures, humaine et divine considérées au XIIIe siècle comme deux corps : le corps matériel qu'il a reçu de la Vierge et le corps figuré ou mystique assimilé à l'Eglise. Le corps mystique va perdre sa signification transcendante pour acquérir une signification corporative ou collective que va s'approprier l'Etat. Dès lors tout vicaire du Christ (d'abord le Pape, puis le Roi) par imitation possédera un corps naturel en tant qu'individu et un corps politique en tant que chef de l'Eglise puis de l'Etat. Cette fiction d'abord physiologique et finalement abstraite a rendu possible un dédoublement fonctionnel du souverain, la distinction moderne entre la personne et l'office et enfin garantit la continuité de l'Etat (Le Roi ou plutôt son corps politique ne meurt pas).

    Il semble que la France ait connu le même processus de sécularisation, à une différence près essentielle. Les monarques français absolutistes ont tenté d'escamoter leur corps naturel pour ne laisser voir que leur corps politique, sacralisé, déifié. Cette tentation moniste se retrouvera sous la Terreur en 1793 ; le corps entier de l'Homme Républicain se substituant ˆ celui du Roi (redevenu pourtant simple citoyen le temps de son procès). Elle réapparaît encore sous la Restauration où "la personne du Roi est inviolable et sacrée" (article 1 de la Charte de 1814).

    Il est évident que les Constitutions de la IIIe, IVe et Ve République n'ont pas cédé à une telle tentation. Elles se contentent d'invoquer l'irresponsabilité politique du Président (hors le cas théorique de la haute trahison jugée devant une Cour de justice parlementaire). Cette irresponsabilité devant le Parlement répond depuis 1958 à trois motifs connus de la doctrine traditionnelle :

- la logique parlementaire : le Président ne pouvant rien faire ou presque (puisqu'il n'a au mieux et en propre que des pouvoirs d'arbitrage ), il ne saurait mal faire. Il n'a donc pas de comptes à rendre au Parlement.

- la théorie de la séparation des pouvoirs : organe partiel de la législation (d'abord par le veto en 1791 puis par la promulgation des lois depuis 1875), le chef d'Etat doit être indépendant de l'autre organe partiel qu'est le Parlement. Autrement, le pouvoir législatif risquerait d'être accaparé par ce dernier et l'équilibre entre les organes d'Etat serait rompu.

- le souci de protéger le chef d'Etat. Ce qui a pu justifier en outre la répression du délit d'offense au chef de l'Etat (loi de 1881) qui n'est plus invoqué par les présidents depuis 1974.


    

    L'irresponsabilité de l'article 68 a donc sa logique propre, ne concerne que le seul corps politique. Elle n'implique en aucun cas une immunité de fond ou de procédure au plan pénal du président sauf à confondre l'institution et le corps naturel. Dès lors, rien ne s'oppose, en l'absence de dispositions expresses, ˆ ce que le Président soit traité comme un simple citoyen pour ce qui concerne les actes détachables de sa fonction. C'est ainsi qu'en a jugé d'ailleurs la Cour suprême américaine dans l'affaire W. Clinton contre P. Jones (1997). Ajoutons que dans le cas français, cela est acquis pour les ministres qui sont justiciables des tribunaux ordinaires pour le même type d'actes. Pourquoi le chef d'Etat aurait-il un statut différent ? Bien sér argueront certains qui refusent l'artifice juridique : les deux corps n'étant qu'un en pratique, si le Président était mis en examen, alors la continuité de l'Etat serait menacée. Mais le droit constitutionnel prévoit des procédures de remplacement du Président en cas d'empêchement.

    Il faut donc s'y faire. Le chef d'Etat a bien deux corps. Cela répond à une nécessité logique (le dédoublement fonctionnel), rationnelle (l'égalité de tous devant la loi) et permet in fine de justifier l'interprétation a contrario de l'article 68. Refuser cette solution conduirait à légitimer une fois de plus la dérive vers une "Monarchie républicaine". Il reste à en convaincre le Président lui-même. Ce serait pour son propre bonheur puisqu'il s'est considéré lors de l'entretien du 15 décembre 2000 comme une "victime", ne pouvant "malheureusement" pas répondre aux convocations des magistrats instructeurs.

 


 


 

[1] R. Badinter  dans Le Monde du 17-18 décembre 2000.

[2] G. Kiejman dans Le Monde du 20 décembre 2000.

[3] O. Beaud, Libération du 8 janvier 2001.