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LE RETOUR AU
DÉCISIONNISME
L’exemple de l’interprétation des pratiques constitutionnelles
par la doctrine française contemporaine.
La doctrine française tend de plus en plus à se donner
comme objet d'étude la pratique constitutionnelle. Dans un souci
de "réalisme", elle ne se contente plus d'étudier le
droit écrit tel qu'il a été posé à
l'origine par les constituants, édicté solennellement
dans un document officiel mais envisage ce droit tel qu'il a
été interprété, complété et
même modifié depuis en fonction des comportements des
organes d'application de la Constitution; comportements dont on admet
qu'ils peuvent soit directement, soit sous certaines conditions
générer une réalité quasi juridique. La
pratique se situe même au premier rang des préoccupations
de certains auteurs qui lui font jouer un rôle essentiel: celui
d’englober la Constitution en la concrétisant, en
l'animant et en la faisant évoluer . Dans cette perspective, une
Constitution n'est plus qu'un texte dont les potentialités
doivent être réalisées, une forme qui doit
être remplie, un signifié abstrait qui exige d'être
précisé et actualisé. Capable de donner sens,
valeur aux normes suprêmes, mieux encore de les créer ou
recréer, la pratique passe de son statut traditionnel de droit
appliqué à celui plus problématique de droit
effectif, réel.
Cette évolution doctrinale semble se justifier avant tout par la
nécessité pour les juristes français de prendre en
compte la spécificité des institutions de la Vème
République. Spécificité d'abord de notre
Constitution de 1958 qui à la différence des
précédentes apparaît comme particulièrement
ambiguë, mal rédigée, susceptible d'être "lue"
de multiples façons. Spécificité ensuite du
comportement des organes d'application qui n'hésitent pas
à interpréter dans un sens qui leur est favorable cette
Constitution ou même à aller contre sa lettre s'ils sont
en position de force . Dès lors, les juristes français se
trouvent confrontés à des actes qu'il semble difficile de
justifier à partir des normes constitutionnelles écrites
mais dont l'effectivité, l'apparence formelle, leur
prétention à la juridicité amènent à
penser qu'ils peuvent cependant s'"autofonder" et donc être
interprétés comme actes de droit. Ainsi, la nature et le
fonctionnement de nos institutions semblent nous dicter une opinion
qu'on peut résumer par une formule déjà ancienne
mais qui n'a jamais été aussi appropriée: nous
aurions une "République existentielle" dont la Constitution
évolue moins en fonction de son être que du faire des
acteurs politiques. La doctrine contemporaine en déduit
concrètement que la pratique constitutionnelle peut être
source de droit. Mais de quelle manière?
Toute la question est là. Il est clair que la science du droit constitutionnel
ne saurait arraisonner ce nouvel objet qu'en démontrant comment il peut
acquérir une nature juridique ou quasi juridique (sauf à ce que
cette science se transforme implicitement en une sociologie politique). Mais
cela suppose qu'elle ait accompli une véritable révolution intellectuelle.
On sait, en effet, que pour la majorité des constitutionnalistes, il
n'y a pas longtemps encore, il était impensable que la pratique puisse
révéler ou susciter une normativité juridique: comment
dans le cadre d'une Constitution écrite, rigide, aurait-on pu admettre
que de simples comportements (souvent variables et contra legem) engendrent
de véritables règles de droit? Il n'y avait là forcément
qu'errements et violations du droit constitutionnel, susceptibles à la
rigueur de refléter ou générer une précaire normativité politique .
Nous nous trouvons donc devant une tentative originale, neuve de la
doctrine constitutionnaliste (même si certains grands juristes
comme R. Capitant, A. Hauriou, L. Roland, M. Waline ont en leur temps
défendu l'idée hérétique de l'existence de
coutumes constitutionnelles abrogatoires ); doctrine
constitutionnaliste qui ici se démarque nettement de la doctrine
administrativiste. Cette dernière est, il est vrai,
"liée" par l'opinion d'un juge qui dans la grande
majorité de ses arrêts refuse de considérer les
usages comme une "source formelle" de droit . Dès lors, un quasi
droit issu de la pratique administrative (les circulaires,
directives...) que de nombreux auteurs seraient prêts à
faire rentrer pleinement dans la réalité juridique en
raison de son "effectivité", de son "quasi formalisme", de sa
capacité à modifier implicitement l'ordonnancement
juridique continue d'être qualifié de simple
réalité de fait. La doctrine constitutionnaliste rejoint
plutôt la position de certains auteurs qui, dans le domaine du
droit privé, notamment commercial, semblent admettre depuis
longtemps que des pratiques peuvent acquérir par
elles-mêmes une force juridique suffisante, en vertu de la seule
volonté des parties ; ceci sans fondement légal,
disposition habilitante .
C'est cette tentative que nous voudrions clarifier en mettant à
jour le modèle de pensée utilisé par la doctrine
française contemporaine pour identifier droit et pratique.
Modèle dont nous essaierons de montrer qu’il est
d’inspiration décisionniste. Pour comprendre son
utilité mais aussi ses inconvénients, voire sa
dangerosité, nous procéderons en trois étapes.
Dans un premier temps, nous verrons comment la doctrine, en assimilant
la pratique constitutionnelle à un fait générateur
de droit, rencontre les limites de la science classique du droit
constitutionnel. Dans un deuxième temps, nous essaierons de
formaliser la solution décisionniste trouvée par la
doctrine afin de dépasser ces limites. Enfin, nous serons
amenés à critiquer cette solution en dévoilant ses
présupposés méta-théoriques .
A titre de nécessaire préalable, il nous faut tenter de donner
une définition provisoire de ce qu'on appelle généralement
pratique constitutionnelle. Définition provisoire car :
- se contentant de refléter l'opinion dominante parmi la doctrine contemporaine
française; ce qui nous garantit une certaine neutralité dans notre
démarche
- se voulant purement hypothétique; ce qui nous autorise à mettre
en cause, voire à réviser cette définition au cours de
notre étude et nous évite de répondre d'emblée,
de façon dogmatique, à la question de la nature des pratiques
constitutionnelles.
Si l’on tient compte de ces critères, il nous faut d’abord
distinguer entre “la” pratique constitutionnelle et “les” pratiques constitutionnelles.
Le premier terme désigne au sens large et de façon générique
tous les comportements volontaires des organes constitutionnels tenus par eux
comme possibles ou obligatoires qu'ils soient fondés ou non par la Constitution
.
Le second terme désigne de façon plus restrictive, les comportements
volontaires tenus comme obligatoires ou possibles par les organes constitutionnels
qui ne semblent pas se fonder sur une norme constitutionnelle écrite.
Cela parce que sur ce point la Constitution est imprécise, voire lacunaire
ou bien parce qu'elle interdit formellement un tel comportement . C’est
évidemment ces comportements susceptibles de générer un
droit constitutionnel non écrit, (praeter, extra ou contra legem) seul
capable de les justifier pleinement, qui seront l’objet privilégié de notre étude.
Si l'on approfondit cette dernière définition, on
s'aperçoit qu'il existe des pratiques formelles ou non,
répétées ou non . Par exemple, la démission
du Premier Ministre à la demande du Président de la
République en contradiction avec l'article 8-1 de la
Constitution est une pratique informelle (en tant que la
procédure consiste en un simple échange de lettres non
publiées au J.O.) et répétée (à tel
point que certains auteurs parlent de coutume constitutionnelle ).
Autre exemple, l'utilisation du référendum ordinaire pour
réviser la Constitution en contradiction avec l'article 89 peut
être considérée comme une pratique formelle (car on
a recours à une véritable procédure, celle de
l'article 11) et non répétée (seuls deux
précédents sont à dénombrer à
l'époque du G. de Gaulle dont les successeurs ont exprimé
clairement qu'il s'agissait d'une voie non constitutionnelle qu'ils
s'interdisaient d'utiliser ). Précisons enfin que ces pratiques
peuvent en théorie émaner aussi bien des pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire. On pourrait ainsi
parler de pratiques juridictionnelles pour désigner des
décisions du Conseil Constitutionnel qui ne semblent pas
justifiées par des normes constitutionnelles écrites ou
paraissent même les violer . Mais la doctrine
préfère en général circonscrire son champ
d'études aux pratiques émanant de l'Exécutif qui
sont sans doute plus "visibles" et problématiques en raison de
leurs conséquences et de leur forme: d'une part elles peuvent
modifier très facilement la nature du régime politique ;
d'autre part, on a plus de mal à croire à leur
juridicité du fait qu'elles ne peuvent prendre l'apparence
solennelle d'une loi ou d'un jugement.
Ces dernières pratiques au statut ambigu ayant surtout pour
auteur le Président de la République sont aujourd'hui,
dans leur grande majorité, reconnues par la doctrine comme
valables juridiquement . L'attitude la plus radicale consiste à
les considérer comme révélatrices d'un droit
constitutionnel ordinaire qui peut être mis sur le même
plan que le droit écrit. De ce point de vue, il n'y a même
pas lieu de distinguer entre elles selon leur légitimité
(ou celle du droit produit par elles) . Cette thèse est
défendue notamment par O. Duhamel qui, sur un plan
méthodologique, invite le juriste à "partir du texte
constitutionnel" pour "l'expliquer aussi par la pratique
constitutionnelle" ; cette dernière formant une "culture
constitutionnelle" qui pèse "sur l'application du régime
et, par exemple, sur l'exercice du pouvoir présidentiel" . A
partir de là, peuvent être dégagés et
étudiés des pouvoirs présidentiels nés hors
Constitution ou à partir d'une "interprétation dynamique"
de la même Constitution; pouvoirs auxquels est accordé
implicitement même valeur qu'à ceux qui se
déduisent de la lettre de la Constitution. Par exemple, on
admettra que "le Premier Ministre est à la merci d'un renvoi
présidentiel ou parlementaire" sans qu'il soit besoin de
mentionner que le premier renvoi semble exclu par l'article 8-1, ou au
moins non permis par lui à la différence du second qui
lui est clairement autorisé par l'article 49-2 . La
conséquence ultime d'une telle attitude est que l'on est
amené à admettre que la Constitution de 1958 n’est
finalement, malgré les intentions du constituant, ni
écrite, ni rigide: elle "évolue peu par l'amendement mais
beaucoup par l'usage" .
L'attitude moins radicale consiste à voir dans certaines
pratiques constitutionnelles la mise en œuvre d'un droit
spécifique par sa forme, son mode de création, son objet,
ses effets, son évolution: il s'agirait d'un "droit officieux",
d'un "droit politique" ou encore d’une "soft law" qui se
développent en profitant des lacunes et imprécisions du
texte constitutionnel ou encore de l'absence de contrôle de
constitutionnalité des actes de l'Exécutif en France .
Selon les juristes qui défendent cette idée, les
caractéristiques générales des normes
constitutives de ce type de droit sont les suivantes:
- forme: il s'agit de normes non écrites considérées comme
valides bien qu'elles ne se déduisent pas expressément du texte
constitutionnel ou le contredisent quelquefois.
- mode de création: les pratiques constitutionnelles sont dans un premier
temps à l'origine de ces normes qui justifient dans un second temps ces
mêmes pratiques .
- objet: elles précisent le comportement des plus hautes autorités
de l'Exécutif dans le cadre de la Constitution ou hors de ce cadre.
- valeur: elles ont une valeur qui peut être soit confirmative, soit dérogatoire
du droit constitutionnel écrit .
- évolution: elles ont une capacité d'apparition subite et de
mutation aisée. En cela, elles se distinguent des normes coutumières
entendues dans un sens traditionnel dont on admet que l'un des "éléments
constitutifs" est la répétition. Déjà en 1968,
G. Vedel soutenait qu'une norme constitutionnelle coutumière contra legem
pouvait se créer à la suite d'un seul précédent
.
- terminologie: les termes varient selon les auteurs. Certains, de moins en
moins nombreux, gardent le terme traditionnel de coutume. D'autres préfèrent
les termes plus "modernes" d'usages ou de conventions quant ils n'emploient
pas le terme même de pratiques (qui désigne alors aussi bien les
comportements réels que le droit produit par eux).
Que l'on admette que les pratiques constitutionnelles
génèrent et appliquent un droit ordinaire ou
spécifique, dans les deux cas surgit le problème de son
statut. En effet, la théorie classique du droit constitutionnel
semble incapable de prendre en charge un tel droit à l'aide de
ses critères traditionnels, assimilables à des
présupposés nécessaires pour toute connaissance
juridique.
Section I : L'échec apparent de la théorie classique du droit
constitutionnel
Si on suit les arguments de la doctrine contemporaine, cet échec de la
science classique du droit constitutionnel est en fait double:
- d'une part et c'est le premier échec, la théorie classique ne
pourrait faire une interprétation normative des pratiques constitutionnelles
(comme simples comportements ayant l'apparence d'actes de droit) en les rattachant
à la Constitution de 1958. Elle ne saurait dire si ces pratiques sont
permises ou imposées par le droit constitutionnel écrit. En d'autres
mots, le juriste classique serait dans l'impossibilité de juger si ces
actes considérés subjectivement par leurs auteurs comme fondés
le sont ou non objectivement. Certes, ce juriste prétendra être
en mesure de dire si les pratiques sont des actes de droit ou non. Mais cette
opinion ne saurait être défendue si on la rapporte à ses
propres postulats théoriques.
- d'autre part et c'est le deuxième échec, la science classique
du droit constitutionnel est incapable de fonder les pratiques constitutionnelles
sur le droit produit par ces mêmes pratiques. Pourtant, elle devrait atteindre
ce résultat à partir du moment où elle ne sait pas rattacher
ces pratiques à la Constitution écrite. Le juriste classique se
contente ici de simplement nier qu'il s'agit de la "valid law" parce
que son mode de fabrication n'a pas été prévu ou rendu
possible par les procédures prévues par les normes constitutionnelles
existantes.
Pour analyser ce double échec, nous nous proposons de reconstruire l'argumentation
de la doctrine contemporaine. Mais, auparavant, il nous faut rappeler rapidement
quels sont les critères généraux de la connaissance juridique
utilisables ici selon le point de vue de la science classique du droit constitutionnel.
Nous nous en tiendrons aux critères tels qu'ils sont théorisés
par le positivisme kelsénien . On peut les résumer ainsi :
- tous les comportements volontaires peuvent être interprétés
comme des actes de droit ou contraires au droit. Cette signification leur est
conférée par des normes juridiques positives qu’on peut rapporter
à eux à titre de "schémas d'interprétation".
On déduira alors objectivement s’ils "doivent être" ou ne pas être.
- tous les comportements (même non volontaires dans le cas de la
coutume) peuvent être considérés comme
créateurs de droit à condition que les normes produites
l'aient été en conformité avec une méthode
prévue par des normes juridiques supérieures valides.
L'application du premier critère permet de comprendre le premier échec
dont nous parlions; soit l'impossibilité de déterminer si les
pratiques constitutionnelles sont des actes de droit.
§1 Les pratiques constitutionnelles comme actes de droit
Si on développe le premier critère, on s'aperçoit
que les pratiques constitutionnelles ne peuvent recevoir de
signification juridique objective dans le cadre de la théorie du
droit classique pour la raison suivante: c'est que les auteurs de ces
pratiques (notamment le Chef de l’État) affirment leur
caractère d'actes de droit (et leur confèrent cette
apparence) alors que les normes constitutionnelles écrites qui
les concernent sont indéterminées (dans le cas de
dispositions ambiguës, lacunaires) ou contraires . On ne voit donc
pas comment l'interprétation des organes d'exécution peut
être fondée juridiquement et corroborée par
l'interprétation scientifique. Dans les deux cas, l'absence d'un
juge constitutionnel compétent qui aurait vocation à
déclarer si ces pratiques sont licites ou non ne permet pas de
résoudre cette anomalie. (S'il était compétent,
resterait posé de toute façon le problème de la
légitimité des décisions qui valideraient de tels
actes et pourraient donc avoir le statut de pratiques
juridictionnelles).
A Le cas des normes constitutionnelles indéterminées
Le Chef de l'État a-t-il raions lorsqu'il affirme la
juridicité de certains vetos constitutionnels en vertu des
articles 13 (le refus de signer des ordonnances), 30 (le refus de
convoquer le Parlement en session extraordinaire ), 89 (le refus de
poursuivre la procédure après l'adoption en termes
identiques par les deux Chambres d'un projet ou d'une proposition de
révision constitutionnelle )?
Essayons d'imaginer la réponse que donnerait un partisan du positivisme
kelsénien. Kelsen admet que des normes juridiques (volontairement ou
non) ne peuvent déterminer que partiellement les actes d'exécution:
dès lors, la signification de ces normes doit être déterminée
par les organes au cours du processus d'application par voie d'interprétation.
Selon le juriste autrichien, ce processus comporte nécessairement deux
moments:
- un moment cognitif: c'est la détermination d'un "cadre" et,
par là, "la reconnaissance de plusieurs possibilités (d'interprétation)
qui existent à l'intérieur de ce cadre" .
- un moment volontariste: l'organe applicateur de droit fait un choix entre
les différentes possibilités et par là même crée
du droit.
En conséquence, l'indétermination des normes juridiques
ne ferait pas obstacle à leur application. Par exemple, des
pratiques constitutionnelles considérées comme valides
par leurs auteurs peuvent très bien se fonder sur des normes
constitutionnelles ambiguës ou imprécises. De façon
plus générale, le droit serait toujours applicable et
logiquement ne contiendrait pas de "lacunes" ; ce qui implique qu'un
comportement constitutionnel peut toujours être
interprété en fonction d'une norme constitutionnelle.
C'est pourquoi, l'interprétation scientifique ne rencontrerait pas de
difficultés. Ici, rien n'empêche l'interprète de retrouver
par une opération intellectuelle le cadre fourni par un article de la
Constitution. Puis, ayant dégagé les différentes significations
à l'intérieur de ce cadre, il ne lui reste plus qu'à abandonner
au Président de la République le choix entre ces diverses possibilités
(cela en l'absence d'un juge constitutionnel compétent qui en intervenant
pourrait déclarer si la signification choisie par le Chef de l'État
est bien conforme à la Constitution). La qualification d'"actes
de droit" par ce dernier peut donc être parfaitement reçue
par l'interprète comme objective.
Cette solution n'est plus admise par la doctrine dominante. Selon elle,
l'ambiguïté ou l'imprécision des normes
suprêmes oblige inévitablement l'organe d'application
à recourir à des normes non contenues dans la
Constitution écrite; soit des "normes d'interprétation"
que cet organe trouve librement et doit utiliser de façon
explicite ou non pour justifier ses actes . Ainsi, pour
légitimer ses actes en fonction d'une norme d'habilitation
ambiguë, le Président de la République devra
sélectionner une des possibilités
d'interprétation. Mais, pour faire ce choix, il sera bien
obligé de recourir à des principes, finalités (ou
à une méthode d'interprétation) non
précisés par la Constitution et ayant donc valeur supra
ou extra constitutionnelle. Dès lors, son comportement n'est pas
fondé par la norme "visible", celle contenue dans un article de
la Constitution mais par une autre norme invisible qu'il aura
posée librement (sauf contraintes socio-politiques). Sa seule
obligation juridique sera une obligation de cohérence; par
exemple, il devra utiliser une norme générale (ayant une
"portée pseudo juridique") pour pouvoir fonder d'autres choix
interprétatifs. En droit constitutionnel, on peut mentionner par
exemple le recours à certains grands principes
(souveraineté nationale, séparation des pouvoirs,
indépendance judiciaire...) ou certaines notions comme celles de
"volonté ou intention des constituants", d'"esprit de la
Constitution", etc.
De toute façon, il n'est même pas sûr qu'il existe
un cadre (dont l'interprète sortira ou non) qui, de façon
minimale, s'impose ou lie le Président de la République
comme "un noyau de sens" objectif, irréductible, incontournable
. Le Chef de l'État peut procéder à une
interprétation totalement libre au plan juridique qui ne tienne
compte d'aucun cadre précis dégagé à partir
des normes ambiguës en question. Il invoquera alors la
Constitution au sens large, des principes généraux, des
valeurs qui suffiront à justifier son comportement. Son
interprétation sera entièrement le produit de sa
volonté (car ne sera intervenue aucune véritable
contrainte cognitive issue du texte). L'acte légitimé par
cette interprétation ne tirera donc pas sa juridicité du
contenu de la Constitution; il n'aura de juridique le plus souvent que
son apparence formelle. Ceci semble encore plus vrai pour les actes
considérés comme des actes de droit par le
Président de la République alors qu'ils contredisent
explicitement les normes les concernant.
B Le cas de normes constitutionnelles contraires
Lorsque le Président de la République exige la
démission du Premier ministre en dépit de l'art 8 a1.1,
organise un référendum constituant sur le fondement de
l'article 11 au lieu de l'article 89 ou encore, au moment de
l'application de l'article 16, dénie au Parlement la
possibilité de légiférer et de censurer le
gouvernement , comment peut-il avoir raison au plan juridique alors que
ses comportements semblent contredire la lettre de la Constitution?
Essayons là encore de développer une argumentation
conforme au positivisme kelsénien. En principe, nous dit Kelsen,
l'interprétation scientifique doit ignorer comme étant
"legally irrelevant" un acte qui se prétend de droit et qui
pourtant contredit les normes supérieures d'un État.
Mais, selon lui, une solution peut être trouvée pour
sauver la juridicité de ces actes.
On raisonnera ici par analogie en développant la solution que donne Kelsen
pour le cas de lois qu'un Parlement estime de droit alors qu'elles sont contraires
à la Constitution. Selon le juriste viennois, "le législateur
constituant doit compter avec la possibilité que les normes de la Constitution
ne sont pas toujours pleinement respectées... c'est-à-dire que
des actes se présentent avec la prétention subjective d'avoir
créé une loi, bien que la procédure suivie pour leur confection
ou le contenu de la loi posée par l'acte ne correspond pas aux normes
de la Constitution" . Ici, ne se pose pas un problème d'interprétation
proprement dit puisque le sens linguistique de la norme est univoque; l'organe
d'application ne se trouve pas placé devant plusieurs significations
possibles . Le problème est plutôt de savoir si une conduite, en
dépit de sa contradiction manifeste avec les normes qui la concernent,
peut cependant être dite constitutionnelle et donc considérée
objectivement comme un acte de droit par l'observateur.
La solution kelsénienne bien connue est la suivante: l'absence
d'un organe compétent pour contrôler la
constitutionnalité des actes du Chef de l'État
(exactement en France l'impossibilité pour le Conseil
Constitutionnel de faire un tel contrôle en raison des termes de
sa compétence d'attribution), manifesterait la volonté
implicite du Constituant de donner au Président le pouvoir de
décider lui-même si ses actes sont constitutionnels ou
non. Il pourrait ainsi déterminer librement si la
procédure (suivant lesquels ils ont été
adoptés) et leur objet sont conformes à la Constitution.
Cela implique que tout ce que cet organe accomplit doit être
considéré par l'observateur extérieur comme
conforme à la Constitution ou encore que la signification
subjective donnée à ses actes par le Chef de
l'État est toujours objective .
L'idée est audacieuse car elle conduit à modifier le sens apparent
des normes suprêmes: il en résulte en effet que des actes du Président
peuvent voir le jour d'une autre façon que celle que détermine
explicitement la Constitution (c'est-à-dire d'une façon que déterminera
le Chef de l'État lui-même). Ce dernier a donc le pouvoir de donner
à ses actes soit un contenu conforme aux normes constitutionnelles, soit
un contenu autre. Kelsen précise cependant qu'il peut arriver que la
Constitution donne sa préférence à une procédure
par rapport à l'autre; ce qui est révélé notamment
par le fait qu'elle prévoit la possibilité de mettre en jeu la
responsabilité de certaines personne devant une juridiction spéciale
et qu’elle organise des sanctions pénales au cas où elles
auraient collaboré à l'édiction de normes inconstitutionnelles
. En l'occurrence, la possibilité prévue par l'article 68 de la
Constitution de 1958 d'une mise en jeu de la responsabilité du Président
devant la Haute Cour de Justice (en cas de haute trahison) signifierait que
le Constituant français préfère que le Président
respecte la Constitution. Mais les deux procédures, semble-t-il, restent
valables.
Ainsi, la solution kelsénienne permettrait de résoudre le problème
d'une contradiction apparente à l'intérieur du droit; contradiction
entre la volonté explicite du Constituant qui affirme qu'un comportement
"doit être" et celle de l'organe d'application selon laquelle
ce comportement ne "doit pas être" (ou inversement). Elle permettrait
aussi de donner une base juridique à des actes contraires à la
Constitution qui ont pourtant des effets de droit apparents. Du coup, elle donne
des armes à la théorie traditionnelle du droit constitutionnel
qui laissait démuni l'observateur. Ce dernier n'avait en effet d'autre
choix que de soutenir la nullité des actes présidentiels en dépit
du fait qu'ils étaient effectifs et considérés comme obligatoires
ou possibles par leurs auteurs ou d'autres organes constitutionnels (cela en
l'absence de décision juridictionnelle sur leur légalité).
Tout une partie de la pratique constitutionnelle se trouvait alors rejetée
arbitrairement dans le non droit.
Cette solution plus complexe et subtile est cependant refusée par la
doctrine contemporaine au motif que la contradiction ne se dissout ni d'un point
de vue logique, ni juridique:
- logique car on ne comprend pas comment un acte peut par exemple être
à la fois habilité et interdit ou bien être ordonné et interdit en même temps .
- juridique car les actes contraires à la Constitution se trouvent en
réalité fondés sur une norme hypothétique, sans
réalité positive (car "non donnée par l'expérience").
On se contente de supposer l'existence d'une norme donnant compétence
au Président pour prendre des actes contraire à la Constitution,
tout cela en vertu d'un principe d'interprétation scientifique selon
lequel tous les actes ou normes juridiques trouvent leur fondement dans une
norme supérieure . A supposer d'ailleurs que ce soit le Président
lui-même qui invoque cette prétendue norme (et non l'observateur),
la situation serait identique: on sera obligé d'admettre que le Chef
de l'État a utilisé de façon arbitraire une norme ou un
principe d'interprétation qui n'ont pas de fondement textuel.
§2 Les pratiques constitutionnelles comme actes créateurs de droit
Cet échec de la science du droit traditionnelle
d’après la doctrine contemporaine (échec qui se
manifesterait notamment par les désaccords nombreux entre
auteurs à propos de la validité des pratiques
constitutionnelles) débouche logiquement sur une autre solution:
si ces pratiques ne peuvent pas être justifiées par les
normes constitutionnelles originaires, ne pourraient-elles pas se
fonder sur des normes nouvelles créées par ces
mêmes pratiques (notamment par voie coutumière)? Cela
permettrait de purger l'illégalité (ou simplement le
manque de base légale) de comportements dont le contenu ne
semble pas se déduire aisément de la Constitution. Ces
comportements en acquérant le statut d'actes créateurs de
droit pourraient se légitimer et apparaître a posteriori
comme des actes de droit (en devenant réguliers même au
plan de leur contenu). C'est un pari très difficile dans le
cadre d'une Constitution écrite et rigide. Car en leur donnant
statut d’actes créateurs de droit, on leur attribue des
effets extrinsèques qui ne sont pas prévus ou
autorisés par cette Constitution. Bref, pour réparer un
problème d'inconstitutionnalité, on commence par en
créer un autre... De plus, outre l'obstacle juridique, se
dressent d'autres obstacles inhérents à l'idée
même de droit coutumier; ce sont des obstacles essentiellement
d'ordre logique (l'impossibilité du passage de l'être au
devoir être et de la création d'une norme par des actes
dont l'existence juridique suppose déjà l'existence de
cette norme), et d’ordre matériel (l'impossibilité
d'"identifier" ce droit).
Là encore, nous allons être amenés à
étudier la position de Kelsen qui est un des seuls partisans de
la théorie traditionnelle à avoir admis la
possibilité d'un surgissement du droit hors Constitution
écrite. Nous verrons ensuite la critique de cette position par
la doctrine contemporaine qui, à partir d'arguments nouveaux, va
essayer à son tour d'assimiler la pratique constitutionnelle
à une authentique source de droit (sinon la seule) .
Rappelons d'abord brièvement la solution kelsénienne: pour le
juriste viennois, il est possible qu'une pratique soit créatrice de droit
si plusieurs conditions sont réunies:
- elle doit avoir les caractéristiques d'une coutume; cette coutume comportant
selon Kelsen un élément matériel qui semble engendrer un
élément subjectif. L'élément matériel serait
la répétition d'un comportement "dans certaines conditions
identiques d'une certaine façon identique" . L'élément
subjectif serait l'opinio juris (opinion des acteurs selon laquelle ce comportement
est obligatoire ou permis; cette opinion naissant du fait que "cette conduite
a eu lieu pendant un temps suffisamment long" ).
- cette pratique en tant que fait créateur de droit doit avoir
été "instituée" par une norme supérieure
sans quoi on ne pourra considérer l'application de ce nouveau
droit comme régulière. Si cette habilitation ne
résulte pas de la Constitution positive, on supposera que
l'institution de la coutume a déjà eu lieu dans la
Constitution au sens logique (soit la norme fondamentale). Cela permet
de comprendre et de justifier le fait que "le droit coutumier a force
dérogatoire également à l'égard des lois
constitutionnelles formelles, même à l'égard des
lois constitutionnelles qui excluraient expressément
l'application de règles de droit coutumier" .
Si on applique ce raisonnement au cas français, on admettra
qu'un comportement du Président de République, à
condition qu'il ait été répété et
uniforme, a pu progressivement être considéré comme
permis ou obligatoire par lui-même et ses successeurs; cela
même s'il n'est pas prévu explicitement par la
Constitution ou est interdit par elle. Il y a bien création
d'une norme par voie coutumière, création qui se fonde
non sur une habilitation par la Constitution de 1958 mais sur une
habilitation par une norme fondamentale qui fonde à la fois
cette Constitution (comme droit écrit) et le droit coutumier
situé au même niveau (qui est donc susceptible de
déroger à la Constitution). On peut ajouter que dans le
cas très précis d'un comportement du Chef de
l'État qui viole une disposition constitutionnelle, la norme
coutumière justifiant un tel comportement est négative;
cela au sens où elle aura "annulé" la disposition
constitutionnelle en question devenue inefficace en lui substituant une
disposition qui habilite le comportement du Président . Il
s'agit d'une situation de "desuetudo" qui ne se produit que si la norme
constitutionnelle interdisant le comportement présidentiel a
été de façon permanente inappliquée et non
obéie. Si l'on prend un exemple propre à la situation
française, on dira que la violation prolongée de l'art 8
al-1 (qui laisse le Premier ministre libre de présenter sa
démission) a conduit à la création d'une norme
d'origine coutumière négatrice de cet article et donnant
la possibilité au Président de révoquer son
Premier ministre.
Cette solution se heurte aux différents obstacles que nous avons mentionnés
plus haut.
A L'obstacle logique
Cet obstacle est en fait double:
1 Normalement, un fait ne peut donner naissance à une norme. On ne peut
par exemple inférer du fait que le Président a pu utiliser l’article
11 au lieu de l’article 89 pour réviser la Constitution (en prétendant
qu'il accomplissait un acte de droit) qu'il pouvait agir ainsi. Comment un comportement
répété ou non, considéré comme permis ou
obligatoire par son auteur pourrait créer une norme justifiant ce même
comportement?
Chez Kelsen, ce hiatus ne peut être surmonté. La solution
kelsénienne consiste implicitement à dire que ce n'est
pas le fait en lui-même de la répétition du
comportement (et de la croyance en sa validité par son auteur)
qui fonde un tel comportement. Cela serait effectivement illogique.
C'est plutôt l'existence d'une norme (déduite par
l'observateur) prévoyant que la répétition d'un
acte tenu pour valable par son auteur peut être créatrice
de droit, bref une norme autorisant l'élaboration par voie
coutumière du droit qui valide l'acte présidentiel. En
effet, à partir du moment où un fait (qui peut être
coutumier mais peut aussi s'apparenter à un acte de
volonté dans le cas de la création d'une loi ou d'un
décret) a été prévu par une norme, il
acquiert une signification normative et peut donc donner naissance
à une autre norme.
La difficulté est là encore que la norme
supérieure invoquée par le maître autrichien n'a
pas été posée. Kelsen nous demande de faire la
supposition qu'elle existe mais une supposition ne peut par
définition constituer une norme. A partir du moment où la
Constitution ne prévoit pas ou interdit le processus de
création coutumier sans qu'il existe pour autant une norme
supraconstitutionnelle positive habilitant un tel processus, on ne voit
pas comment l'observateur pourrait invoquer une norme justifiant le
comportement présidentiel. S'il l'infère sans base
positive, alors c'est lui qui frauduleusement permet le passage de
l'être au devoir être.
2 Toujours au plan logique, on ne comprend pas comment une norme peut
être invoquée par un organe alors qu'elle n'a pas encore
été créée. Comment le Président
peut-il avoir la conscience et la volonté d'appliquer une norme
l'autorisant par exemple à renvoyer son Premier ministre alors
que cette norme est censée ne pas exister au départ?
L'élément subjectif, soit l'opinio juris, suppose de façon
contradictoire que les acteurs aient conscience d'appliquer un droit qui n'est
encore qu'à venir. Tout au plus peut-on admettre qu'au départ,
les acteurs n'ont qu'une conscience erronée du droit à appliquer
(si l'on se réfère à la Constitution qui n'habilite pas
leur comportement ou l'interdit) mais ils ne peuvent prétendre appliquer
une norme juridique toujours à naître.
On se trouve en présence ici d'un hiatus temporel qui ne semble pas être
surmonté par Kelsen. Sa solution consiste à supposer d'abord que
la norme créée n'existe pas au départ: "initialement,
les actes qui constituent le fait de coutume n'ont pas signification subjective
de Sollen" . N'est présent au départ que l'élément
matériel: soit la répétition d'un comportement qui engendrerait
seulement ensuite la conscience du caractère obligatoire de ce comportement.
Les acteurs croient donc de bonne foi à l'existence d'une norme qui en
fait n'a jamais existé. C'est donc leur conscience non pas erronée
au sens strict mais en tout cas mystifiée qui semble créer la
norme. Cette explication est peut-être pertinente au plan psychologique
mais elle ne résoud rien au plan logique: il faut admettre en effet qu’une
même norme est censée à la fois exister et ne pas exister,
être obéie alors qu’elle est encore à créer.
B L'obstacle matériel
Cet obstacle découle de l'obstacle logique. Comment
l'observateur peut-il identifier une norme issue de la pratique
à partir du moment où son processus de création
est aussi incertain et ne peut même pas être
justifié par une norme positive?
Prenons l'exemple de la coutume abrogative. L'hypothèse de départ
est celle d'un comportement manifestement contraire à une norme supérieure
positive. Normalement, dans ce cas, une alternative est offerte à l'interprète
selon Kelsen:
- si la fréquence du comportement contraire à une norme n'excède
pas une certaine mesure, alors le juriste peut interpréter simplement
ce comportement comme illégal
- si la fréquence par contre excède une certaine mesure,
alors la science du droit est amenée "à considérer
la norme juridique violée par cette conduite comme non valable
et par suite à remplacer la proposition de droit
décrivant le droit par une autre" .
La difficulté vient ici du fait qu'il est impossible pour
l'interprète de savoir à partir de quel moment une
fréquence commence à devenir excessive et donc
d’admettre qu'il y a eu abrogation par l'usage contraire. Par
exemple, comment déterminer si les refus présidentiels de
signer certains actes (comme les ordonnances de l'article 38, le
décret d'ouverture d'une session extraordinaire) ont fait
l'objet de suffisamment de précédents pour qu'on puisse
prétendre à tel moment et non à tel autre que ces
refus sont légitimés par une norme coutumière?
On ne saurait en conséquence dire avec certitude si un acte du
Chef de l'État est valable ou non à un moment
donné puisque la naissance d'une norme coutumière
censée le justifier n'est elle-même pas susceptible
d'être située à un moment précis dans le
temps. On est donc amené à supposer, ce qui est absurde,
qu'elle existe déjà lorsque le Président commence
à avoir un comportement contestable: cette
simultanéité est logiquement impossible.
L'absence d'un acte volontaire à l'origine du droit coutumier
complique encore l'identification de ce droit. On se trouve en
présence ici non pas (comme pour la législation) d'actes
mais seulement de "faits" créateurs de normes. La coutume n'a
pas d'auteur proprement dit. On ne peut qu'invoquer le surgissement
mystérieux d'une représentation collective selon laquelle
on doit se conduire d'une certaine façon. Le seul aspect
volontaire réside, selon Kelsen, dans l'apparition chez chacun
de "la volonté que les autres membres du groupe adoptent cette
même conduite" . Ainsi, à aucun moment, ce droit n'est
formellement posé, voulu; tout au plus fait-il l'objet d'un
consentement ultérieur qui lui aussi n'existe que de
manière latente. Comment alors déterminer l'existence
d'un tel droit s'il n'est généré par aucun acte
(unilatéral ou contractuel) même tacite ? En
réalité, les seuls facteurs contrôlables sont les
caractères des comportements: généralité,
ancienneté, constance, notoriété.... Mais cela ne
prouve en aucun cas la présence d'une norme . De toute
façon, comment pourrait-on identifier une "règle non
exprimée" selon l'expression de F. Gény ?
Les obstacles que nous venons de décrire n'ont pas paru insurmontables
à la doctrine contemporaine qui a développé une solution
originale rendant possible l'interprétation des pratiques présidentielles
comme actes de droit. C'est cette solution que nous voulons formaliser maintenant
en la rattachant au modèle théorique qui la sous-tend.
Section II : la solution proposée par la théorie contemporaine
du droit constitutionnel
La doctrine contemporaine aurait pu devant la nature et l'importance
des obstacles qui empêchent l'assimilation des pratiques à
du droit les ramener finalement à du "fait brut" comme la
théorie traditionnelle le propose le plus souvent . Ou encore,
à la manière de la doctrine anglo-saxonne classique, elle
aurait pu les identifier à des comportements
dérivés d'une normativité politique: les pratiques
seraient la manifestation de "Conventions de la Constitution", simple
accords politiques non écrits n'ayant aucune valeur juridique
(Dicey ). Mais animée par un souci réaliste, elle va au
contraire tenter de justifier la juridicité des pratiques
constitutionnelles. C'est que pour elle, il faut bien tenir compte du
fait que ces actes ont apparemment des "effets de droit", au sens
où les acteurs semblent bien obéir à des normes
capables d'engendrer des comportements réels et jugées
valides par eux. Comment le juriste pourrait-il considérer ces
actes comme inexistants ou nuls?
La solution radicale choisie par la doctrine contemporaine consiste
à abandonner le critère normativiste classique de
validité du droit qui veut qu'un acte ou une norme trouvent leur
fondement dans une norme supérieure (autrement dit
reçoivent leur signification juridique objective d'une norme
supérieure). On considérera que cet acte ou cette norme
seront validés par les organes d'application eux-mêmes.
Pour savoir si un acte ou une norme sont valides, on pourra toujours se
reporter à une norme supérieure mais ce n'est pas
absolument nécessaire: ce qui importe avant tout, c'est la
volonté des organes d'application qui interprètent cet
acte ou ces normes. C'est elle qui en dernier ressort est le
critère de validité objectif.
Ici, une pratique constitutionnelle sera considérée comme
conforme au droit ou créatrice de droit non parce qu'elle est
justifiée par une norme constitutionnelle écrite
préexistante mais en vertu du fait qu'elle a été
considérée comme valable par un organe constitutionnel.
Si l'on prend un exemple étranger, la légalité du
décret de dissolution du parlement russe par le Président
B. Eltsine dépendait non pas de sa conformité à la
Constitution mais du fait qu'il avait été
déclaré valable par le Président lui-même ou
d'autres organes suprêmes .
La rupture avec le normativisme se manifeste concrètement par le fait
que cette compétence que se donnent ces organes n'est pas prévue,
justifiée de façon ultime par une norme constitutionnelle positive;
cela pour au moins deux raisons:
- la Constitution écrite ne donne pas à ses organes
d'application le pouvoir de produire ou simplement de valider des actes
contraires à elle (ce qui serait absurde) ou non
autorisés explicitement par elle.
- à supposer que l'on considère que la Constitution donne implicitement
un tel pouvoir à ses organes d'application (du fait notamment qu'elle
n'a pas prévu de contrôle juridictionnel de leurs actes), ce pouvoir
ne saurait être justifié du point de vue même de la doctrine
contemporaine. D'une part, la norme constitutionnelle supposée qui donnerait
implicitement cette compétence n'est pas justifiée elle-même
par une méta-norme positive. D'autre part, les organes d'application
doivent pour interpréter leur propre compétence ou celle d'autres
organes utiliser des normes ou principes d'interprétation qui ne sont
pas prévus par la Constitution.
Le mécanisme de validation des pratiques constitutionnelles se présente
ainsi pour la plupart des auteurs:
- le Chef de l’État accomplit des actes qu'il va
"interpréter" comme étant valides soit en invoquant la
Constitution (même si elle semble dire le contraire), soit en
invoquant un ou plusieurs précédents constitutifs de ce
qu’il considère comme un usage ou une coutume.
- l’observateur prend en compte l’accord explicite ou
implicite des organes d'application constitutionnels pour
déterminer s’il s’agit d’actes de droit. C'est
cette volonté qui va justifier les pouvoirs positifs ou
négatifs que s'est donnés le Président. Comment?
on admet que le Président ou d'autres organes d'application par
leur interprétation créatrice de droit sont à
même de déclarer si ces actes sont fondés par la
Constitution ou à défaut par des normes
coutumières validées par eux-mêmes.
Pour autant, toutes les pratiques présidentielles ne sont pas forcément
valides. Certains auteurs prévoient une restriction essentielle: les
pratiques (ou encore les normes potentiellement juridiques issues d'elles) doivent
avoir fait l'objet d'une approbation au moins implicite par les autres organes
constitutionnels concernés. On considérera que l'interprétation
présidentielles doit avoir été corroborée par celle
d'autres organes constitutionnels. Il faut que ces organes aient admis que les
comportements du Président étaient bien fondés (par exemple
obligatoires, permis) pour qu'ils soient identifiés comme des actes de
droit.
En réalité, trois scénarios sont possibles:
- soit le scénario de "l'interprétation
unilatérale": on considère que le Président peut
"autodéterminer" ses compétences. Toutes ses
interprétations sont valides même si elles n'ont pas
été approuvées par d'autres organes
constitutionnels. C'est le scénario le plus libéral (le
plus cynique diront certains) qui tend à faire admettre que
toutes les pratiques présidentielles sont du droit .
- soit le scénario de "l'interprétation contractuelle":
l'interprétation doit avoir fait l'objet d'un accord informel. Par leur
consentement explicite ou tacite, les organes constitutionnels concernés
ont pu valider une pratique constitutionnelle. Dès lors, seules seront
valides les pratiques qui ont fait l'objet d'un accord ou d'un consensus. L'observateur
devra donc vérifier que l'interprétation présidentielle
a été acceptée par d'autres organes tels que le Premier
ministre, le Parlement...
- soit le scénario de "l'interprétation juridictionnelle":
l'interprétation qui va donner valeur juridique aux pratiques constitutionnelles
doit émaner d'organes tiers; c'est-à-dire d'organes qui ne sont
pas concernés directement par les comportements dont on doute de la constitutionnalité.
A défaut d'un juge, on peut estimer que tout autre organe constitutionnel
qui n'a pas participé à la formation d'une pratique présidentielle
peut déterminer si cette pratique est permise ou obligatoire . La solution
retenue ici est la plus restrictive. "Cela se produit rarement" déclare
M. Troper, partisan de cette solution. Dès lors, la plupart des pratiques
présidentielles seront jugées comme étant de nature politique.
Cette solution semble permettre de surmonter les obstacles tant logique que
matériel que nous avons étudiés plus haut.
§ 1 Les obstacles logique et matériel surmontés
A L'obstacle logique
- la déduction être / devoir être. La déduction illégitime
n'intervient plus. On ne voyait pas dans le schéma de pensée traditionnel
comment une pratique répétée ou non en tant que fait pouvait
donner naissance à une norme dont le contenu reviendrait à autoriser
ou prescrire cette même pratique.
La solution kelsénienne revenait à supposer qu'une norme supérieure
pouvait avoir autorisé la création d'une norme par un processus
factuel de type coutumier. En effet, un fait au sens logique peut créer
une norme si ce fait a été prévu par une norme. La pratique
comme fait créateur de norme ayant été prévue par
une norme supérieure perdait son caractère intrinsèquement
factuel. Mais cette norme supérieure invoquée par Kelsen n'ayant
nullement été posée, le processus en question restait désespérément
factuel. Dans le nouveau cadre de pensée, on suppose que les organes
d'application ont pu, à la place d'une norme supérieure donner
à la pratique la signification normative qui lui manquait en déclarant
que tels ou tels actes présidentiels ont pu créer une norme légitimant
ces mêmes actes. Ce sont donc les acteurs constitutionnels qui directement
auront autorisé ou ratifié le processus coutumier de création
normative. En déclarant que le Président a l'obligation ou la
possibilité d'agir comme il l'a toujours fait, les autres organes constitutionnels
ont bien donné à ce processus coutumier le fondement normatif
qui lui manquait. La chaîne normative n'est plus rompue: la répétition
d'une pratique comme fait créateur de norme est validée.
On peut ajouter d'ailleurs que dans le nouveau schéma, la
pratique peut acquérir une signification normative sans
être coutumière au sens où l'entendait Kelsen. A la
limite, "les conditions de fait" traditionnelles d'un processus
coutumier telles que les décrivait par exemple M. Prélot
n'ont plus à être remplies. N'importe quel "fait" pourrait
être considéré comme créateur de norme. Par
exemple, les organes constitutionnels peuvent parfaitement
déclarer qu'un seul acte présidentiel a pu créer
une norme coutumière... Si on va plus loin, on peut tout
à fait imaginer que ces organes déclarent simplement que
le Président peut ou doit agir comme il le fait sans invoquer
aucun processus coutumier . Dès lors, la question de la
déduction être/devoir être ne se pose apparemment
plus.
- le hiatus temporel. Dans le schéma traditionnel, on ne voyait pas comment
le Président de la République pouvait justifier ses actes en invoquant
une norme coutumière qui par définition n'existe que comme résultante
de ces mêmes actes. Ce hiatus temporel n'existe plus dans le nouveau schéma.
En effet, cette norme, dans le nouveau cadre n'existe juridiquement que lorsqu'elle
est formulée de façon conjointe ou non par les organes constitutionnels.
Elle n'est pas à proprement parler la résultante d'actes répétés
ou non (même si le Président ou les autres organes peuvent le croire
). On n'a plus à se demander comment une norme peut être invoquée
alors qu'elle est encore à créer. Par le jeu de l'interprétation
au cours du processus d'application, la norme naît dès qu'elle
est formulée et acceptée par les organes constitutionnels. Cela
implique que le Président peut simultanément accomplir un acte
et le justifier en lui donnant signification normative, lui ou d'autres organes.
Son interprétation ou celle d'autres organes d'application constituent
d'emblée la norme. A la rigueur, aucun précédent n'est
nécessaire ou a fortiori la répétition n'est pas nécessaire.
Par exemple, lorsqu'en 1962, le G. de Gaulle a décidé d'utiliser
la procédure de l'article 11 à la place de celle de l'article
89 pour réviser la Constitution, il était clair pour la plupart
des observateurs que cet acte ne pouvait être justifié par une
quelconque norme constitutionnelle positive. Mais certains juristes (anticipant
la position de la doctrine contemporaine) en ont déduit que le G. de
Gaulle en tant qu'organe d'application, suivi notamment par le Premier ministre
et surtout le peuple, pouvait par sa seule volonté valider cet acte.
Apparemment, il n'y avait d'autre solution car la constitution elle-même
interdisait explicitement le recours à l'article 11 à des fins
de révision et on ne voyait pas comment le Président aurait pu
invoquer une norme coutumière à partir du moment où aucune
pratique antérieure n'avait eu lieu et donc n'avait pu créer cette
norme .
B L'obstacle matériel
A partir du moment où se dissolvent les obstacles logiques,
l'obstacle matériel qui en découlait semble
disparaître aussi aisément. L'identification des normes
légitimant les pratiques constitutionnelles devient
aisée. Il suffit pour l'observateur de rechercher une
déclaration croisée (ou non) des organes d'application
qui indique que le Président peut ou doit agir comme il le fait.
Puisque cette déclaration est en elle-même constitutive de
la norme qui justifie la pratique. L'observateur sait maintenant quand
et comment une norme coutumière a pu naître et
légitimer les pratiques présidentielles. Cette norme a
été posée de façon volontaire à un
moment précis: cela signifie que la coutume devient enfin une
règle exprimée avec un auteur identifiable.
Il nous reste maintenant à identifier le modèle théorique
qui permet ainsi à la doctrine de résoudre apparemment si aisément
le problème ancien de la création d'un droit non écrit
dans le cadre d'une Constitution écrite et rigide; cela afin de mieux
pouvoir discuter sa position.
§ 2 L'identification du modèle théorique choisi par la doctrine
contemporaine
A La sortie du modèle positiviste classique
Malgré les apparences, il peut sembler qu'on n'est pas sorti du modèle
positiviste classique de type kelsénien (même radicalisé).
En effet, si l'on regarde comment Kelsen fonde les ordres juridiques et conçoit
le rôle de l'interprétation par les organes d'application, on peut
avoir l'impression que le critère de validité du droit choisi
par la juriste viennois est finalement la volonté de ces organes. D'après
lui, le plus important pour déterminer si une norme est valide, c'est
moins de savoir si elle est justifiée dans son contenu par une norme
supérieure que de déterminer si elle est considérée
comme valable par un organe compétent. Revenons rapidement sur ces deux
points:
- la fondation: comme l'admet Kelsen, un ordre juridique ne peut se fonder de
façon ultime sur une norme juridique supérieure positive (c'est-à-dire
posée et obligatoire). Il n'y a rien au dessus de la Constitution. C'est
pourquoi le juriste est obligé, s'il veut considérer cet ordre
comme valable, de supposer l'existence d'une norme ultime non positive dont
la nature est logico-transcendentale. Cette norme nous dit Kelsen ne peut avoir
d'autre contenu que celui-ci : obéissez aux ordres du constituant. Ce
qui revient donc à dire que ce qui fonde la validité d'un ordre
juridique est simplement la volonté d'un constituant hypothétique...
Cela semble légitimer la position de la doctrine contemporaine qui considère
comme nous l'avons vu que ce qui valide une pratique constitutionnelle est moins
une norme posée que la volonté des organes d'application.
- l'interprétation: comme le prévoit Kelsen, un organe qui applique
le droit est souvent conduit à l'interpréter. Par ce biais une
création du droit est possible. Dans sa fonction d'application, l'organe
dispose forcément d'une certaine liberté: il n'est pas tenu complètement
au fond . Le législateur ne peut déterminer si telles ou telles
lois sont les seules conformes à la Constitution ou encore le juge ne
peut savoir à partir de la loi si tel ou tel jugement est le seul exact.
En conséquence, il y a inévitablement intervention d'un acte de
volonté par lequel l'organe d'application va créer des normes
générales ou individuelles qui seront considérées
comme valides (dès lors qu'elles ne peuvent plus être annulées
par exemple par un juge). Cela semble confirmer la position de la doctrine contemporaine
qui affirme que les organes d'application peuvent être amenés en
interprétant les dispositions constitutionnelles ou encore les actes
visant à les appliquer à créer du droit. Ce qui implique
que leur volonté peut être le fondement de nouvelles normes constitutionnelles
qui n'avaient pas été posées à l'origine par le
Constituant.
En réalité, le modèle théorique utilisé par
la doctrine contemporaine rompt bien avec le positivisme kelsénien classique
(sans préjuger du dernier Kelsen ). Si l'on revient aux deux points susmentionnés:
- la question de la fondation: dans le nouveau schéma, à
défaut de trouver le fondement de leur validité dans une
norme supérieure, les comportements des acteurs constitutionnels
se trouvent fondés par leur seule volonté qui n'est
déduite ou justifiée par aucune norme
préexistante. C'est donc un fait positif (de Sein) qui vient
"fonder" les pratiques présidentielles ou les normes qu'elles
auraient engendrées . Or comme l'écrit Kelsen, "seule une
autorité compétente peut poser des norme valides; et la
compétence en question ne peut reposer que sur une norme
habilitant à la création de normes" . Logiquement, il est
impossible que la création des normes juridiques ne soit pas
réglée par des normes elles-mêmes: "le droit...
règle lui-même sa propre création et sa propre
application" affirme encore le juriste viennois .
L'impossibilité (reconnue par Kelsen) de poursuivre à
l'infini la quête d'une norme supérieure positive ne doit
en aucun cas nous conduire à suspendre cette quête et
à admettre arbitrairement que tel ou tel fait (de Sein) peut
servir de fondement à un ordre juridique.
- la question de l'interprétation: pour Kelsen, la création du
droit à travers l'interprétation n'est jamais une pure création,
c'est-à-dire une création qui n'est pas en même temps application
de la loi . Selon lui, toute création de droit en général
est nécessairement déterminée par une norme supérieure;
cette norme déterminant le contenu de ce droit, sa procédure d'édiction
ou au minimum l'organe qui peut le créer. Une norme dont la création
n'est pas déterminée par une autre norme ne saurait appartenir
à un ordre juridique . Cela s'applique aussi à la création
du droit par le biais de l'interprétation.
Dans ce cas, on s'aperçoit que si l'interprétation d'une norme
à appliquer est inévitable (notamment en raison de son indétermination),
cette interprétation ne fait que remplir un "cadre": celui
de l'ensemble fini (à un moment donné) des déterminations
possibles de cette norme . Et si l'interprétation sort de ce cadre, c'est
que la norme supérieure l'a implicitement autorisé en n'organisant
pas de sanction . Ce n'est donc pas la volonté arbitraire d'un organe
d'application qui peut être source de droit.
En réalité, le modèle théorique sur lequel s'appuie
la doctrine contemporaine est bien en rupture avec le positivisme classique
de type kelsénien; il s'agit en fait d'un modèle décisionniste
.
B Le modèle décisionniste
C'est en effet le décisionnisme qui fait de la volonté le
critère du droit. Une volonté, faut-il ajouter
immédiatement, sans lien avec une norme générale
préexistante; une volonté qui naît dans un espace
vide, non formalisé, non réglé; une volonté
qui, à travers certains actes, crée le droit à
partir du non droit et donne son "fondement" à l'ordre
juridique. Ces actes s'identifient précisément à
des décisions.
Lorsque la doctrine contemporaine interprète les pratiques
présidentielles comme normatives, c'est bien en se
référant à une décision (conjointe ou non)
d'un organe suprême; une décision dont elle admet
elle-même qu'elle ne peut être déduite ou
justifiée par aucune norme ou méta-norme
constitutionnelle positive. En admettant que le Chef de l'État
ou d'autres organes d'application décident librement (en dehors
de tout cadre normatif déjà posé) si telle
pratique est obligatoire ou possible, les auteurs reconnaissent bien la
possibilité d'un processus de création normative hors
Constitution, hors droit. Comme l'écrit un de ces auteurs:
"l'autolimitation de ses compétences par le Président de
la République n'est pas soumise à un hypothétique
principe de légalité mais au principe de la
légitimité...” . En conséquence, en
déduit un autre auteur: "la décision (des organes
suprêmes) seule fait foi" . Il est admis ici que ces organes, en
raison de leur caractère suprême, détiennent un
pouvoir discrétionnaire de création normative ou encore
peuvent s'autohabiliter à produire du droit constitutionnel.
Cela en échappant à toute logique formelle, à
toutes contraintes sémantiques puisque leurs décisions ne
sont déduites d'aucune règle préalable.
En revenant à C. Schmitt, inventeur du "décisionnisme juridique",
il est possible d'approfondir ce modèle théorique et de comprendre
comment il est appliqué par la doctrine contemporaine française
au prix, il est vrai, de quelques adaptations.
Pour C. Schmitt, un ordre juridique ne saurait être pensé comme
un ensemble hiérarchisé de normes générales et positives
qui permettent de justifier, même de façon ultime, tous les actes
d'application et de création du droit. L'étude de cas limites
révèle l'incapacité de telles normes à jouer ce
rôle de fondation. En étudiant les situations d'exception que sont
les cas d'extrême nécessité ou d'urgence, on s'aperçoit
que sont pris des actes qui ne peuvent être déduits du contenu
de quelque norme juridique. Cela parce qu'une norme ne saurait tout prévoir
ou organiser. Ces actes, d'un point de vue normatif, sont donc nés d'un
néant et leur valeur juridique n'a rien à voir avec la justesse
d'arguments qu'on pourrait tirer de règles ou principes juridiques préexistants
.
Ils prendront force de loi, de façon autonome , en tant qu'ils
ont été ordonnés par des organes qui, dans ces
circonstances, ont pu affirmer leur pouvoir de commandement (ou pouvoir
"souverain" au niveau le plus haut de l'État). Ils sont donc le
produit ou la manifestation de "décisions"
libérées de toute obligation normative qui permettent de
maîtriser les situations d'exception. Décisions
éminemment juridiques en tant qu'elles donnent valeur au droit,
créent du droit sans être justifiées par des normes
préexistantes.
A partir de l'analyse faite par C. Schmitt de ces situations, on peut tirer
deux enseignements sur la nature réelle de tout ordre juridique selon
lui; ces deux enseignements étant essentiels pour notre question:
- les normes juridiques n'ont pas de réalité propre ; cela implique
qu'elles n'obéissent pas à une logique spécifique ou encore
ne génèrent pas une force spécifique. Elles sont le produit
ou la signification d'actes de volonté pris par des autorités
qui les formulent librement (sans être contraint par la prétendue
réalité du Sollen),
- les décisions créatrices de normes et non
fondées par elles sont redevables d'une analyse causale
sociologique en tant qu'"elles sont prises d'après des
considérations purement politiques et des relations de puissance
effectives" . Ainsi, à l'opposé de ce que
prétendent les partisans du normativisme kelsénien, il
n'y a pas de disjonction entre être et devoir être, entre
science sociologique et science du droit .
Ce sont ces enseignements qui sont retenus par la doctrine contemporaine et
qui, adaptés peuvent servir à interpréter les pratiques
présidentielles. Voyons ces adaptations:
- la première consiste à utiliser les enseignements de C. Schmitt
sur les situations d'extrême urgence ou de nécessité pour
traiter de situations plus banales, ayant lieu en "période normale":
les situations où une norme juridique en raison de son ambiguïté,
imprécision, ne semble pas pouvoir justifier l'acte qui prétend
l'appliquer. Bref, on se sert de la théorie décisionniste pour
traiter en général du problème de l'effectuation du droit.
Cela est très clair dans le cadre du droit constitutionnel: la
doctrine contemporaine tend ainsi à montrer que les pratiques
présidentielles révèlent l'impossibilité de
fonder les actes d'application de la Constitution car cette
dernière serait constituée de normes par nature
indéterminées, créatrices de vides juridiques. A
l'occasion de leur utilisation, les organes d'application ne peuvent
donc déterminer avec une totale clarté ce qu'on attend
d'eux ou ce qu'ils peuvent faire. Ils se retrouvent alors dans des cas
d'exception au sens schmittien, c'est-à-dire des "cas non
définis dans l'ordre juridique en vigueur" . C'est alors que ces
organes sont conduits à prendre des actes hors Constitution ou
à sa marge; actes qui se justifient ou sont validés par
une décision juridico-politique (qui n'a pas ici le
caractère imminent lié aux situations d'urgence ou de
nécessité). La mise en situation du droit constitutionnel
conduit ainsi à un processus de concrétisation qui est
aussi processus de création ou recréation normative; ce
processus est légitimé par des décisions capables
de donner valeur au droit constitutionnel effectif, tel qu'il est "mis
en pratique" . On ne peut bien sûr isoler ces décisions;
elles n'ont pas en effet de substratum ou de réalité
formelle au sens juridique ; elles n'existent que par les normes
auxquelles elles donnent naissance. Ainsi, lorsque le Président
s'autohabilite à prendre tel acte ou est habilité par
d'autres organes à agir comme il l'a toujours fait, il est
évident que nous n'avons trace de ces décisions qu'au
travers des normes qu'elles formulent ou créent. C'est pourquoi
les auteurs qui admettent la signification normative des pratiques
présidentielles ne peuvent pas et ne tentent pas de formaliser
les décisions qui sont censées leur donner cette
signification. Ils parleront de pratiques constitutionnelles, de
coutume ou encore de conventions de la Constitution en désignant
par là à la fois les décisions et les normes
créées par elles .
Ainsi l'effectuation du droit constitutionnel dans ce schéma de
pensée n'est pas neutre; c'est le processus par lequel, saisi
par la politique, le droit acquiert son existence, sa valeur au prix
d'évolutions et de transformations par rapport à sa
"lettre". Voilà pourquoi la doctrine en vient parfois à
traiter de la pratique constitutionnelle en général en la
considérant comme le droit constitutionnel réel .
S'instaure alors une relation originale entre droit et politique.
C’est sur quoi insistent tous les auteurs qui adhèrent
plus ou moins explicitement à ce cadre de pensée. Le
droit n'est plus séparé de la politique; il lui est
même soumis à l'occasion de son effectuation. Il devient
comme l'écrit un auteur "l'instrument de traduction de la
volonté des acteurs" . Ces derniers, au moyen de normes
coutumières ou conventionnelles, vont pouvoir adapter, remodeler
la Constitution en fonction des "besoins du pays et des acteurs"
eux-mêmes. Ce qui limite ces "assouplissements" constitutionnels
n'est ici que le rapport de forces. C'est la situation des
autorités et donc des critères politiques nous explique
un autre auteur qui permettent de comprendre si le Président en
autodéterminant ses compétences s'est donné un
pouvoir discrétionnaire ou une compétence liée .
L'application de la Constitution conduit à sa recréation
sans que les acteurs soient liés autrement que par des
contraintes politiques. Il convient donc d'étudier les
transformations de la Constitution sous la forme de coutumes ou
conventions, précise M. Troper, comme des
phénomènes (ordre du Sein) qui sont redevables des
analyses causales de la sociologie politique . Dans certains cas, finit
par avouer un auteur, "il y a confusion totale entre politique et
droit" .
Précisons que ce raisonnement est opératoire quel que
soit l'organe suprême en cause: le Président bien
sûr mais aussi le Parlement et le Juge constitutionnel. Dans ce
dernier cas, on voit ainsi se dessiner une théorie des pratiques
juridictionnelles selon laquelle le juge ne peut arriver à une
détermination précise des normes qu'il est censé
appliquer. Cela l'obligerait à produire des jugements qui ne
sont pas fondés sur des normes écrites mais sur des
normes d'interprétation qu'il crée lui-même
librement (à travers des "décisions judiciaires"?).
L'activité juridictionnelle devient du coup une activité
politique soumise à des contraintes idéologiques,
partisanes... "Le juge constitutionnel apparaît ainsi comme un
élément d'un système (politique) comportant
d'autres autorités avec lesquelles il a des rapports de force ou
de coopération d'où il résulte une
interprétation de la Constitution" prétend ainsi M.
Troper .
- la deuxième adaptation des enseignements de C. Schmitt
consiste à les utiliser dans le cadre d'une théorie de
l'interprétation. Comme on vient de le voir, la
concrétisation d'une norme juridique dans ce schéma de
pensée conduit à une recréation qui,
elle-même, passe toujours par une interprétation. La
décision prend donc toujours ou presque la forme d'un acte
d'interprétation. Comment le décisionnisme a-t-il pu
ainsi investir l'espace du sens?
Tout vient d'un postulat de départ admis par la doctrine
contemporaine (tous courants réunis) selon lequel toute norme
juridique est nécessairement indéterminée: elle
exige donc d'être interprétée pour être
appliquée . Il n'y a pas de cas clair. Le passage à
l'interprétation afin de fixer les traits, le contenu d'une
règle s'impose inévitablement. Même la
clarté des cas clairs est affaire d'interprétation en
fonction du contexte nous dit par exemple R. Dworkin .
Pour la doctrine contemporaine, la polysémie virtuelle de toute norme
a au moins deux conséquences qui sont de nouveaux arguments en faveur
de la théorie décisionniste:
- pour que cesse l'incertitude, l'interprète se trouve
obligé de faire un choix entre plusieurs significations; choix
qui en amène un autre, celui entre plusieurs principes ou
méthodes d'interprétation. Tous ces choix en
eux-mêmes ne peuvent pas être justifiés
complètement par des normes juridiques préexistantes. La
dynamique du droit semble dès lors ne plus pouvoir se situer
entièrement dans le système des normes juridiques. Elle
devient dépendante de faits qu'on peut causaliser: soit avant
tout des actes de volonté reliés à un contexte
socio-politique.
Dans ce nouveau cadre, le refus schmittien de l'autonomie des normes se
trouve réitéré par la doctrine contemporaine: si
une interprétation est nécessaire, alors l'organe
d'application doit procéder à un acte de volonté
qui n'est pas justifiable quand on le rapporte au contenu des normes
existantes. Cela veut dire que le droit (comme système de
normes) ne peut s'expliciter et donc s'animer que si des
décisions, prises en dehors de lui, donnent sens à ses
dispositions.
Si l'on revient à la question des pratiques
présidentielles, on s'aperçoit que tous les auteurs
partent du postulat selon lequel les compétences du
Président de la République sont "floues,
imprécises, générales" , fondées sur "une
énonciation ambiguë" . Selon eux, cela obligerait le
Président à se donner un pouvoir d'interprétation
qui n'est pas légitimé , encadré par la
Constitution. Du coup, le Président "comme interprète" va
se retrouver juridiquement complètement "libre"; libre de relire
la Constitution, de pallier ses silences, de la comprendre de
façon plus ou moins laxiste ou encore de passer par perte et
profit certaines de ses dispositions. Ceci aboutit à la
création à son avantage de pouvoirs
discrétionnaires, autorisations d'agir multiples... Tout se
passe comme si une simple lecture pouvait légitimer des
pratiques constitutionnelles, mieux les constituer comme normes
nouvelles. Or cette lecture n'est que l'expression de choix
interprétatifs effectués uniquement en fonction de
contraintes politiques...
- la deuxième conséquence est l'impossibilité apparente
de dissocier processus d'application et d'interprétation, latitude d'action
et de jugement. La doctrine contemporaine en France mais aussi dans d'autres
pays (notamment en Allemagne ) a admis en effet qu'en raison de son indétermination,
une norme juridique crée une latitude de jugement qui, elle-même,
crée une latitude d'action. Par exemple, si une norme constitutionnelle
donne une obligation d'agir au Président de la République, l'indétermination
de cette norme peut lui ouvrir une marge d'interprétation qui lui donne
finalement une liberté d'action minimale. Si, en plus, l'interprétation
du Président n'est pas sanctionnée, notamment au plan juridictionnel,
cela peut conduire à ce que le Président ne respecte pas la lettre
de la Constitution et à ce qu'il nie carrément cette obligation
d'agir par une interprétation "créatrice"... Auparavant,
la doctrine traditionnelle admettait qu'application et interprétation,
latitude d'action et latitude de juger n'avaient pas de lien, se situaient sur
des plans différents. Si le Président avait une obligation d'agir
dans certains cas et une liberté d'agir dans d'autres, en aucun cas son
interprétation ne pouvait modifier cette frontière.
Dans le cadre de pensée décisionniste, ce phénomène
apparaîtra comme une nouvelle preuve que la création du droit se
fait sans lien avec le contenu de normes préexistantes: les normes ne
se déduisent pas intégralement du contenu d'autres normes. Les
décisions interprétatives s'affranchissent de cet "impérialisme".
Ce qui compte, ce n'est pas le système des normes mais le système
d'organes; soit un ensemble de pouvoirs qui en fonction de leurs relations mutuelles
peuvent imposer et valider leurs interprétations (et par là même
créer et recréer des normes juridiques)
Si l'on reprend l'exemple des pratiques constitutionnelles, on s'aperçoit
que pour la doctrine contemporaine, l'autodétermination par le Président
de ses compétences conduit à remettre en cause la classification
de ses pouvoirs tirée de la lettre de la Constitution. Ainsi, un auteur
proposera d'abandonner la répartition entre pouvoirs propres et pouvoirs
partagé (qui ne correspondrait pas aux interprétations présidentielles
sous la Vème République) au profit d'une répartition entre
pouvoirs discrétionnaires et compétences liées plus conforme
à ces interprétations . Un autre auteur suggérera de tenir
compte de nouveaux pouvoirs d'autorisation non prévus par la Constitution,
etc.
Section III : critique de l’interprétation décisionniste
des pratiques constitutionnelles
Notre critique ne se veut en aucune façon radicale. Il est hors
de doute que le normativisme classique ne saurait rendre compte
parfaitement ou complètement du fonctionnement des
systèmes constitutionnels. Ainsi, il est clair qu'on peut
déceler, à la marge de ces systèmes, des actes
dont l'effectivité, le formalisme apparent nous poussent
à croire qu'ils sont valides alors que leur signification
juridique ne semble pas pouvoir être tirée aisément
du contenu d'une norme supérieure positive. Cela parce qu'ils
contredisent nettement le droit positif ou ne peuvent s'y rattacher en
raison de l'apparent caractère imprécis ou lacunaire de
ce droit. C'est précisément le cas avec les pratiques
constitutionnelles. Dès lors, comment ne pas considérer
que ces pratiques sont malgré tout valides en les justifiant par
des normes non écrites issues de ces mêmes pratiques et
ratifiées par les organes suprêmes? Ne pas admettre cette
solution, nous avertissent certains auteurs, serait complètement
irréaliste. Il n'y aurait pas d'autre choix sauf "à
préconiser le refus d'obéissance des citoyens" ou pire,
à "appeler à l'insurrection du peuple français
pour rétablir l'État de droit" . Bref, la
nécessité ferait la loi. Reste à savoir si le prix
à payer pour suivre ces auteurs n'est pas un peu lourd...
En effet, selon la doctrine contemporaine, on peut tout à fait admettre
la juridicité des pratiques constitutionnelles. Mais cela nous obligerait,
comme on l'a vu, à faire de la volonté des organes d'application
le critère ultime du droit en général (selon une conception
qu'on pourrait dire exclusivement "dynamique" de l'ordre juridique
). Dès lors, plusieurs questions se posent. Pour tenir compte de cette
apparente anomalie au sein des systèmes juridiques (et donc pour donner
statut aux pratiques constitutionnelles), faut-il aller jusqu'à changer
d'ontologie comme le prétend la doctrine contemporaine? Et en l'admettant,
cela permet-il de résoudre le problème de la nature des pratiques
constitutionnelles et a fortiori de fournir un critère pertinent et fiable
de la juridicité des actes présidentiels? Enfin, se demandera-t-on,
peut-on abandonner sans risques le critère du droit traditionnel et donc
la référence à l'idée d'État de droit qui
veut que même les plus hautes autorités de l'État sont soumises
à des normes supérieures, indépendantes de leur volonté?
A toutes ces questions, il nous semble qu'il faille répondre par la négative.
Nous voudrions le montrer en nous plaçant d'un point de vue logique .
Il est clair en effet que le débat sur la nature des pratiques constitutionnelles
n'est pas seulement un débat technique. La clef réside en partie
au niveau le plus haut, au niveau ontologique . C'est une prise de position
sur la nature du droit, notamment constitutionnel qui induit la réponse
sur la juridicité des pratiques présidentielles.
Plus précisément, on peut dire qu’en adoptant un
modèle ontologique décisionniste, la doctrine
contemporaine s’est donné des prémisses
théoriques qui forment un cadre conceptuel gouvernant la
compréhension de la création d'actes et de normes
constitutionnels. Ici, on verra que l'identification des pratiques
comme source de droit suppose ou vérifie une conception
décisionniste du droit constitutionnel considéré
à la fois comme:
- un droit non normatif
- un droit non autonome
- un droit non souverain
Nous voulons développer une critique de cette conception du droit constitutionnel
qui nous permettra de mieux mettre en évidence les insuffisances de l'interprétation
favorable à la juridicité des pratiques présidentielles.
§1 Un droit constitutionnel non normatif
Le droit constitutionnel n'a plus de véritable signification normative
dans le cadre de pensée décisionniste. En d'autres mots, il n'est
plus obligatoire. Certes, il conserve l'apparence linguistique d'un système
de jugements hypothétiques selon lesquels, si a est (ist), b doit être
(soll sein). Mais l'obligation (le Sollen) de faire une certaine chose disparaît.
Très exactement, l'existence objective de cette obligation comme caractère
constitutif du droit constitutionnel n'est plus qu'illusion. Il n'y a plus de
dispositions constitutionnelles s'imposant comme normes au sens où elles
existeraient indépendamment de la volonté et des désirs
concrets, subjectifs des individus qui sont censés les créer ou
les appliquer.
Pour le comprendre, il faut rappeler que la conception normativiste du
droit suppose une disjonction nette entre Sollen et Sein, l'esprit et
la nature. Le droit se situant tout entier dans le premier monde, celui
du Sollen et de l'esprit. Cela induit la possibilité pour le
droit, comme "entité spirituelle" de produire des effets, d'agir
sur la conscience des individus indépendamment de leur
volonté et désirs. Le droit comme valeur peut avoir sa
logique, sa rationalité propre et donc engendrer des obligations
en tant que tel .
A l'opposé, comme nous l'avons vu, le décisionnisme
refuse une telle disjonction entre Sollen et Sein, esprit et nature.
Cette indépendance du droit vis-à-vis des besoins,
désirs et surtout de la volonté des individus n'est que
fiction. En réalité, le droit n'est que l'expression de
cette volonté et s'il a une force, elle lui vient uniquement de
ce fait de Sein. A l'extrême, on peut dire que tout
ordonnancement juridique (comme par exemple une Constitution) n'est, en
tant que manifestation de la volonté des acteurs politiques,
qu'un simple élément factuel. Une Constitution comme
telle n'est donc pas obligatoire; elle n'est que le reflet à un
moment donné des relations de puissance entre les acteurs
politiques. Si ces relations viennent à se modifier, alors la
Constitution elle-même évoluera par le biais de la
pratique ou des pratiques constitutionnelles. De ce point de vue, le
droit constitutionnel n'est donc pas du tout normatif.
La doctrine contemporaine est arrivée à ce résultat principalement
grâce à son adhésion à une théorie de l'interprétation
et de l'effectuation du droit qui procède à une assimilation contestable
du sens à la valeur et de la valeur à la volonté. Assimilation
qui découle directement de l'adhésion au modèle ontologique
décisionniste.
A L'assimilation du sens à la valeur
Elle se nourrit d'une critique effectivement peu contestable de
l'idée selon laquelle une norme juridique serait porteuse d'un
sens univoque et facilement concrétisable. Tout cela comme si ce
sens contenait une image ou un schéma complètement
déterminé de l'usage qu'il prescrit;
déterminé au point de concentrer en lui-même
l'usage tout entier sans laisser la moindre place à un
problème d'interprétation et d'application . Ce qui
engendre l'image classique de l'organe d'exécution (juge,
gouvernement) comme automate. Il est évident que le sens
conceptuel ne peut contenir un usage pur et unique et pallier ainsi
toute incertitude, tous accidents, aléas nés de la
pratique. Même dans le domaine des mathématiques où
les règles sont aussi explicites et précises que
possible, aucune anticipation ne peut régler à l'avance
un cas qui n'a pas encore été envisagé.
Si une règle juridique se doit d'être
interprétée et concrétisée (parce que
surgit un cas non prévu par la norme ou parce qu'un changement
de contexte obscurcit son sens qui auparavant semblait clair etc.),
pour autant l'organe d'exécution est-il amené par ce
biais à recréer cette norme ou à la
compléter par une règle nouvelle?
Cette conclusion ne semble pas inévitable. Ce qui importe en
effet pour l'organe d'exécution, c'est d'actualiser une
signification, de réduire ou trouver une polysémie, de
découvrir une interprétation nouvelle, pertinente de la
règle pour gérer un cas imprévu; bref il
effectuera avant tout un travail conceptuel (qui peut laisser une place
à l'intuition) et non pas axiologique. La norme est
déjà là comme un cadre préexistant qui
demande à être rempli, clarifié mais seulement au
niveau du sens. Une norme floue, ambiguë peut
révéler ainsi de nombreuses virtualités
sémantiques qu'on n'est pas obligé d'identifier à
des normes nouvelles: ce ne sont là que des "expressions"
nouvelles de la norme d'origine. C'est ainsi que G. Vedel peut
assimiler les Principes découverts par le Conseil
Constitutionnel, non pas à des règles neuves, mais
à de simples principes sémantiques . L'interprète
authentique de la norme n'est donc pas nécessairement
amené à se substituer à son auteur pour la
recréer ou la compléter. De la même façon,
un metteur en scène ne crée pas ou ne recrée pas
une pièce en proposant une nouvelle lecture. Il ne peut
être considéré comme son auteur véritable ou
l'auteur d'une autre pièce.
Si on revient maintenant à la question des pratiques
constitutionnelles, on peut en déduire que les "lectures"
présidentielles de la Constitution ne sont pas créatrices
de normes par nature. Elles ne sont créatrices que de
significations nouvelles. Voilà sans doute pourquoi les
Présidents ne se sentent pas liés par les
interprétations de leurs prédécesseurs. Certes,
ces différentes lectures présidentielles peuvent conduire
à l'apparition d'actes d'application différents. Mais ces
actes ou pratiques n'ont pas besoin d'être justifiés par
des normes distinctes de la Constitution, normes qui seraient
créées par les Présidents à travers leur
activité d'interprétation. Ils peuvent se fonder sur les
seules dispositions constitutionnelles existantes telles qu'elles ont
été interprétées.
De toute façon l'idée selon laquelle une lecture de la Constitution
peut la faire évoluer aboutit à une conséquence absurde:
on croit découvrir alors un phénomène de prolifération
du sens identifié à la valeur qui fait penser que le droit constitutionnel
a trouvé là une cause majeure et inédite d'expansion indéfinie.
Il est vrai qu'en supposant que l'auteur véritable de la Constitution
est finalement celui qui l'interprète (et non plus le constituant originaire
ou dérivé), on a fait sauter en apparence un verrou important
qui limitait sa création et sa transformation. Mais alors, les notions
de rigidité et de souplesse n'ont plus aucune fonction.
B L'assimilation de la valeur à la volonté
Là encore, cette assimilation se nourrit d'une critique
largement incontestable de l'idée selon laquelle la
volonté n'interviendrait en aucune façon dans
l'interprétation et l'effectuation du droit. Tout cela comme si
le droit en raison de son formalisme, de sa rationalité propre
pouvait nous indiquer l'unique chemin à prendre, mieux nous
"forcer" à prendre ce chemin. C'est la conception qui veut que
tout problème juridique appelle une et une seule solution en
vertu d'une démonstration qui nous contraint logiquement . En
entrant dans la compréhension d'une règle, on se
trouverait dirigé, guidé infailliblement vers tel ou tel
choix, vers telle ou telle action.
Il est évident comme l'admet Kelsen que l'imprécision ou
l'ambiguïté de certaines normes nous laisse souvent
démuni ; l'opération de connaissance nous
révèle plusieurs possibilités
d'interprétation et donc d'application. Aucun processus logique
ne nous impose une seule solution. Intervient alors la volonté
de l'organe d'exécution pour résoudre un problème
qui est devenu un problème de politique juridique. Pour autant,
la volonté libérée de toute obligation juridique
devient-elle le critère ultime du droit ? Les choix
interprétatifs de l'organe d'exécution
révèlent-ils inévitablement des décisions
politiques prises en fonctions de simples rapports de force ?
L'existence du droit comme valeur n'est-elle alors que le produit de la
volonté ?
Il ne semble pas qu'on soit conduit nécessairement à
adopter de telles conclusions. On peut admettre l'intervention de la
volonté en cas de texte imprécis, ambigu ou même de
texte trop éloigné de la réalité sociale et
politique sans faire d'elle l'essence du droit et tomber dans un
irrationalisme. Cela à deux conditions :
La première a déjà été
formulée par C. Perelman: ne pas instaurer une dualité
irréductible entre volonté et raison juridique. Rien
n'empêche selon C. Perelman que cette volonté soit
liée dialectiquement avec la raison qui fixe les cadres de
l'action . Autrement dit, au lieu de se convertir en une
décision conditionnée par des seuls motifs politiques, la
volonté de l'organe d'exécution peut parfaitement prendre
en compte des éléments d'appréciation tirés
de l'ordre juridique existant ; éléments pragmatiques ou
finalistes qui viendront suppléer un formalisme
défaillant. Si une disposition est mal rédigée ou
est complètement inadaptée à certaines
réalités politiques et sociales, alors l'organe
d'exécution viendra l'interpréter en prenant en compte
moins la lettre de cette disposition que son but ou ses
conséquences. Bien sûr, l'exigence de conformité
stricte au contenu littéral d'un texte ne sera pas remplie; elle
cède la place à une exigence de simple
compatibilité ou correspondance à un texte ouvert. Bien
sûr, la sécurité juridique est menacée. Pour
autant, le lien avec le cadre normatif (et sa logique ou
rationalité) n'est pas rompu. Ne naît pas un pouvoir de
décision sans règle préalable, conditionné
par la seule nécessité politique
La deuxième condition pourrait être formulée ainsi:
ne pas céder à un pessimisme qui pousse à croire
que les choix pratiques sont impossibles à rationaliser ou
à justifier normativement. Rien a priori n'empêche que
l'organe d'exécution ne trouve dans le système normatif
où il se situe des aides à l'interprétation; aides
qui peuvent prendre la forme de principes, maximes, standards... (dont
la valeur est purement opératoire) . Il peut même arriver
comme en droit international que l'interprétation soit
préconstituée par la règle; c'est le
phénomène dit de "l'auto-interprétation" selon
l'expression de Kelsen. Un traité pourra ainsi prévoir
que telle ou telle disposition "doit être
interprétée comme..." ou "ne peut être
interprétée comme..." Un autre traité pourra
encore renvoyer à la Convention de Vienne qui contient des
règles interprétatives afin de les exclure ou les
modifier . Ainsi, l'organe d'exécution aura à sa
disposition des outils fournis par l'ordre juridique positif de
façon implicite ou expresse . Dès lors, rien a priori
n'empêche cet organe de construire un raisonnement juridique lui
permettant de déterminer si tel ou tel de ses actes est
légal.
Si l'on revient à la question des pratiques constitutionnelles, on s'aperçoit
que ces remarques se trouvent vérifiées.
Les Présidents de la République ont toujours pu trouver
face à des énonciations ambiguës ou
imprécises des éléments de rationalisation pour
justifier leurs interprétations et leurs actions. Dans cette
optique, ils se sont référés de façon
très classique à d'autres articles de la Constitution,
à son esprit, ou encore aux intentions des constituants. Cela
leur a permis de dégager les principes, finalités, buts
des institutions de la Vème République leur permettant de
rendre intelligible une disposition, de rejeter une possibilité
d'interprétation, et finalement de légitimer ou non une
pratique . De façon plus pragmatique, on a vu des
Présidents de la République simplement invoquer certaines
nécessités liées à l'accomplissement de la
tâche d'un organe constitutionnel Dès lors, les choix
interprétatifs des Présidents (concernant finalement peu
d'articles) s'ils ont inévitablement une dimension politique ne
sont pas réductibles à des décisions
libérées de toute obligation juridique prises en fonction
de la situation politique. S'il est facile de montrer que nombre de
choix interprétatifs faits par les Chefs d'État sous la
Vème République servaient sur le moment leur
intérêt politique, il est difficile de montrer que ces
choix étaient arbitraires sur le plan du droit et
n'obéissaient pas à un raisonnement juridique. Ce qui
signifie que les actes de droit pris par les Présidents sont
apparus (parfois de façon fragile, il est vrai) comme des actes
d'obéissance au droit et non de recréation du droit en
fonction de leur volonté politique .
En définitive, le postulat d'un droit constitutionnel non
normatif semble reposer sur une assimilation du sens à la
valeur, puis de la valeur à la volonté qui aboutit
à une conséquence absurde: les organes d'exécution
de la Constitution semblent n'obéir qu'à eux-mêmes.
En faisant de la fonction d'interprétation et d'effectuation du
droit une fonction de la volonté créatrice, on fait
croire contre toutes les apparences qu'un Président de la
République n'est pas soumis à des normes sauf à
celles qu'il identifie comme normes. Il n'est donc lié que par
sa propre volonté. N'ayant pas de sens, de valeur,
d’“obligatoriété” par lui-même,
le droit constitutionnel n'oppose pas de résistance à
celui qui l'applique . Mais du coup, il n'existe plus de critère
objectif permettant de dire qu'une pratique présidentielle est
contraire ou non à la Constitution: toute pratique peut
être considérée comme valable si subjectivement le
Président ou d'autres organes d'exécution l'ont
déclarée valable ou créatrice de règles
valides pour des motifs politiques. En bref, la distinction entre fait
et droit, signification subjective et objective, acte légal et
illégal ne peut plus être faite.
§2 Un droit constitutionnel non autonome
Dans le cadre de pensée décisionniste, le droit
constitutionnel n'a plus de véritable autonomie par rapport
à la politique. Autrement dit, sa dynamique, son existence sont
le produit de la nécessité politique. Certes, il semble
obéir à une logique, une rationalité propre; ce
qui a pour effet apparent que les organes constitutionnels
prétendent être des sujets juridiques employant un mode
d'argumentation, des notions spécifiques pour justifier leurs
actes. Mais en réalité, ils ne font que se soumettre
à des contraintes politiques et le droit n'a pour eux qu'une
utilité rhétorique. Cela a pour résultat que,
comme dans le marxisme, le droit constitutionnel est assimilé
à la codification de rapports de force; il n'est plus qu'une
forme dégradée de "droit politique" .
Il est vrai que, contrairement au marxisme, le décisionnisme semble accorder
au droit en général une apparente autonomie pour au moins deux
raisons qu'il nous faut discuter:
- les propositions de droit ne renvoient pas directement à des propositions
théoriques; propositions qui, dans le marxisme, expriment des besoins
ou intérêts socio-économiques. En effet, dans le cadre de
pensée décisionniste, les propositions de droit se rattachent
à des actes de foi, décisions... Et ces décisions, en tant
qu'elles déterminent la valeur du droit auraient une signification juridique
propre. C. Schmitt insiste sur le fait que l'on ne saurait voir en elles simplement
l'émergence causale de facteurs politiques. Parce qu'elles décident
s'il existe une situation normale rendant possible le fonctionnement du droit,
elles participeraient de la validité de ce droit.
A quoi on peut répondre que de telles décisions en tant
qu'elles se libèrent ou sont déjà libres de toute
obligation normative préexistante ne sont plus
déterminées que par des considérations politiques.
Leur auteur n'étant pas lié par des raisons de droit
n'obéit donc qu'à des motifs empiriques; ce qui nous
amène à poser cette question évidente: d'où
vient la juridicité de ces décisions en tant que telles
si elles ne peuvent se fonder sur le contenu d'aucune norme positive?
On peut se poser la même question à propos du pseudo droit
issu de la pratique constitutionnelle: n'étant
créé (de façon unilatérale ou
conventionnelle) qu'en fonction de choix politiques selon la plupart
des auteurs , d'où tire t-il sa signification juridique? Comment
peut-il conquérir une autonomie s'il ne se crée et
n'évolue qu'en fonction des rapports de force?
- les propositions de droit engendrent des contraintes d'ordre formel:
dans le cadre de pensée décisionniste, une
nécessité logique peut continuer à produire des
effets. Mais cette nécessité a une signification toute
différente de celle qu'on lui donne dans le cadre de
pensée normativiste. Elle répond à un souci
uniquement rhétorique: les organes d'exécution
obéiront à des contraintes juridiques assimilées
à des contraintes argumentatives dans le seul but de "dissimuler
leur pouvoir" ou de masquer leurs préférences politiques.
Ils se serviront des éléments de raisonnement, figures
logiques classiques pour laisser croire qu'ils appliquent des normes
préexistantes ou obéissent à un droit situé
au dessus d'eux conformément à l'idéologie de
l'État de Droit. Ainsi, à notre insu, se
déroulerait une entreprise de subversion radicale du droit: les
organes d'exécution n’invoqueraient une prétendue
nécessité normative que pour mieux servir leurs buts
politiques.
Par exemple, un Président de la République utilisera tel ou tel
raisonnement juridique pour interpréter une disposition non pas parce
qu'il lui paraît plus juste au plan du droit mais parce qu'il lui paraît
le plus utile au plan politique. Certes, on peut encore parler de contraintes
formelles du fait que ce Président sera plus ou moins obligé dans
un souci de cohérence et de continuité d'utiliser le même
raisonnement dans des circonstances identiques.
Il est évident cependant que si l'autonomie du droit
constitutionnel n'est garantie que par son efficacité
rhétorique, elle est quasi nulle. Cela au moins pour une raison:
il est tout fait possible d'admettre d'un point de vue
décisionniste qu'un Président de la République se
libère de ces contraintes formelles pour imposer une pratique
manifestement contraire à la Constitution ou à un usage
interprétatif instauré par lui-même. Il pourra seul
ou avec l'accord d'autres organes attribuer à cette pratique une
signification constitutionnelle selon laquelle on doit ou on peut se
conduire comme on l’a fait (cela en vertu du postulat selon
lequel interpréter la loi, c'est la refaire). De façon
plus générale, si on ne voit dans le droit qu'un moyen de
légitimation politique, on détruit la
spécificité du droit qui devient une simple façon
d'être d'un acteur politique. On court aussi le risque de
machiavéliser la pensée juridique qui, sous le
prétexte de servir l'intérêt général,
est mise au service de fins partisanes.
En définitif, on aboutit à une résorption de l'ordre juridique
dans l'ordre politique compris comme ordre naturel . Cela a une conséquence
essentielle: si le droit constitutionnel n'est qu'un procédé de
composition des forces politiques, alors il peut être causalisé.
Un tel postulat a deux corollaires importants:
- la transformation de la science du droit constitutionnel en
sociologie politique. Ainsi, il est remarquable de constater comment le
juriste contemporain qui veut prendre en charge le droit
constitutionnel - mais aussi la pratique constitutionnelle -, joue tout
naturellement le rôle de sociologue. On le voit entreprendre "une
étude des faits réalistes", rechercher les
différents facteurs explicatifs des phénomènes
juridiques comme si la science du droit était devenue une
science causale de "régularité et de prévision" .
On le voit encore emprunter à la sociologie politique des
instruments cognitifs comme l'analyse stratégique ou l'analyse
systémique. Cela est révélateur de son
adhésion implicite au postulat selon lequel le fait politique
brut non prévu normativement peut être source d'adaptation
du droit, voire de création du droit; postulat tout à
fait hérétique admis par de très rares auteurs
quand les méthodes de la science du droit constitutionnel ont
commencé à être formalisées. Citons parmi
eux H. Nézard qui défendait, dès 1932,
l'utilisation d'une méthode inductive permettant d'observer
comment "les phénomènes de la vie collective
créent le droit" et parmi eux "les pratiques gouvernementales" .
Indépendamment du jugement qu'on peut porter sur les
résultats fournis par de telles recherches, notons simplement
que cette évolution introduit inévitablement un
flottement épistémologique considérable:
voilà que les propositions du juriste apparaissent tantôt
comme normatives, tantôt comme descriptives; se rapportant
tantôt aux comportements réels, tantôt aux
comportements obligatoires. Le lecteur d'un manuel moderne de droit
constitutionnel sera ainsi quelquefois dans l'impossibilité de
savoir si l'auteur disserte sur ce qui est ou ce qui doit être...
- l'efficacité du droit constitutionnel devient non seulement
une condition sine qua non mais aussi une condition per quam de son
existence. Kelsen, qui utilise à plusieurs reprises cette
distinction , soutient que l'efficacité est la condition, non la
raison de la validité d'un ordre juridique. Si une Constitution
pour être reconnue comme valable a besoin d'être "en gros"
efficace, pour autant sa validité en tant que telle ne doit rien
à son efficacité. Dans le cas contraire, on serait
conduit à admettre, par exemple, que si certaines de ses
dispositions n'étaient pas appliquées
momentanément, alors elles perdraient toute valeur juridique. Ce
qui serait évidemment absurde. Le propre du droit est bien qu'on
puisse lui désobéir sans qu'il cesse d'exister pour
autant.
On aboutit pourtant à ce résultat dans le cadre de pensée
décisionniste. Si on présuppose que le droit constitutionnel est
dépendant dans son contenu et son existence des relations de puissance,
alors il doit être absolument efficace. On s'aperçoit ainsi que
le pseudo droit issu des pratiques constitutionnelles perd sa valeur pour la
plupart des auteurs quand il cesse d'être appliqué en raison de
rapports de forces nouveaux. Par exemple, ces rapports de force créent
eux-mêmes de nouvelles "conventions" qui abrogent les anciennes
ou le droit écrit préexistant. Un tel raisonnement peut être
étendu à toutes les formes de droit constitutionnel. On admettra
ainsi que les réserves d'interprétation émises par le Conseil
Constitutionnel sont des "paroles non juridiques" parce que le juge
n'a pas les moyens de contrôler si le Président de la République
(qui est leur destinataire supposé) les applique. Par contre, l'interprétation
du Président, conforme ou non aux réserves du juge sera, elle,
toujours "authentique" ou valable parce qu'il a le dernier mot; autrement
dit, parce que dans son rapport de forces avec le Conseil Constitutionnel, il
est dans une situation favorable .
§3 Un droit constitutionnel non souverain
Dans le cadre de pensée décisionniste, ce n'est plus le droit
constitutionnel qui est souverain mais les organes qui l'appliquent tel que
le Président de la République. Ce n'est plus la Constitution qui
est source primordiale de valeur mais le Président comme personne concrète,
réelle, détentrice de la puissance politique la plus concentrée.
Certes, en apparence, le Président agit en tant que personne juridique
abstraite, titulaire de compétences fixées et délimitées
par un droit situé au dessus de lui mais ce n'est qu'illusion. En fait,
il est le souverain qui peut, en se situant au delà de la Constitution
écrite, créer librement du droit positif par le biais principalement
de la pratique constitutionnelle. Le risque est que se trouve justifiée
indirectement l'idée de dictature qui identifie l'homme à l'institution
par opposition à l'idée d'État de droit selon laquelle
l'homme dissocié de l'institution agit seulement en son nom.
Ce raisonnement qui est fondé sur les deux postulats précédemment
discutés (d'un droit constitutionnel non normatif et non autonome) aboutit
à une conception de la souveraineté originale et dangereuse qui
s'oppose nettement à celle véhiculée par la philosophie
politique classique (Hobbes, Rousseau). Elle se caractérise par deux
traits :
- la souveraineté ne peut être qu'un attribut d'une personne physique.
- la souveraineté ne peut être qu'une puissance politique originaire.
A La souveraineté comme attribut d'une personne physique
Dans le cadre de pensée normativiste classique, la
souveraineté appartient à une personne juridique
(individuelle ou morale comme le Peuple, la Nation) qu'on peut comparer
à un "être de raison" constitué de normes.
Celui-ci, en tant que sujet abstrait souverain, est le créateur
originaire des normes de droit (dont les normes constitutionnelles
créées directement). Mais il peut aussi s'autolimiter en
encadrant pour l'avenir son pouvoir de création - cas de
l'article 89 sous la Vème République -. On peut dire par
extension que le droit constitutionnel est souverain en tant qu'il est
issu d'un organe qui est la source ultime de la valeur juridique. De ce
point de vue, l'ordre constitutionnel souverain ne doit se heurter
à aucune règle qui lui soit étrangère
(c'est-à-dire émanant d'un organe non habilité par
cet ordre ou édictée selon une procédure non
autorisée par cet ordre); de plus, il s'impose à toutes
les autres personnes juridiques même suprêmes (comme le
Chef de l'État).
Dans le cadre de pensée décisionniste, la
souveraineté appartient à une personne juridique
envisagée de façon réaliste comme personne
physique. Cela signifie par exemple que sont souverains non le Peuple
ou la Nation comme entités abstraites mais les individus
concrets qui s'expriment par le suffrage ou par leurs
représentants. C'est leur décision comme expression d'un
pouvoir politique qui est souveraine. On ne peut donc pas dire que le
droit, notamment constitutionnel, est souverain: il n'est que "le
vecteur" de ce pouvoir. De ce point de vue, l'ordre constitutionnel ne
saurait "résister" de façon autonome et efficace à
un organe souverain qui est nécessairement libre par rapport
à la Constitution (ou "au dessus" d'elle) et n'est pas
lié par ses propres normes - comme le suppose par exemple
l'article 89 sous la Vème République-. Cet ordre ne peut
résister non plus à des organes d'application comme le
Président de la République qui n'est que
théoriquement limité par la Constitution. En effet,
capable politiquement d'interpréter les normes
constitutionnellles, le Président se situe "hors de" la
Constitution qu'il ne viole pas mais recrée en fonction de la
pratique constitutionnelle - pratique qui peut engendrer des
règles complètement étrangères au droit
constitutionnel écrit (selon un critère matériel,
formel ou organique )-.
Remarquons d'abord que le raisonnement décisionniste aboutit en fait
à une destruction de la notion de personne juridique; destruction dont
la conséquence ultime est la négation de l'idée classique
de représentation qui est indispensable pour fonder l'État de
droit. Ce processus a déjà été décrit de
façon magistrale par P. Laband, théoricien du Reich bismarkien:
"Tout ce que l'on a pu obtenir par la personnification de l'État
pour la construction juridique et le développement scientifique
du droit public, on le sacrifie de nouveau en désignant le
monarque, le peuple ou, qui que ce soit comme étant le sujet de
la puissance d'État, le souverain proprement dit. On
enlève en effet ainsi à l'État ce qui
précisément fait de lui une personne au sens juridique,
à savoir la propriété d'être sujet de
droits; on fait de lui l'objet d'un droit étranger (...). On n'a
qu'à se rappeler les personnes juridiques du droit privé
pour comprendre aussitôt que, si l'on regarde comme le sujet de
ses droits pécuniaires non pas la personne juridique de droit
privé elle-même, mais par exemple son directeur, ou bien
l'assemblée générale, ou bien les destinataires
auxquels profite la fortune, on détruit le concept de personne
juridique et qu'il ne reste plus de personnalité juridique
créée par abstraction logique. Ainsi, disparaît la
personnalité de l'État, sujet de droits autoritaires,
lorsqu'on attribue l'ensemble de tous ces droits, la puissance
d'État, non pas à l'État, à la
'communauté organique' elle-même, mais au prince ou au
parlement, ou aux deux ensemble, ou à quelque autre sujet
essentiellement différent de l'État lui-même" .
De toute façon, il faut bien admettre une dissociation entre la personne
juridique et l'être réel qui parle en son nom; sinon on ne voit
pas comment les actes qui sont attribués à cette personne juridique
seraient possibles ou auraient un sens au plan du droit. Il s'agit notamment
d'actes que:
- la personne juridique peut faire mais qu’une ou plusieurs personnes concrète
ne peuvent faire. Par exemple, les actes collectifs ne sauraient exister sauf
à respecter toujours la règle de l'unanimité (ce qui explique
sans doute en partie le recours à l'idée de Nation),
- la personne concrète peut faire mais non la personne juridique. Par
exemple, en droit civil, la personne juridique individuelle ne peut consentir
à son propre meurtre ou à son esclavage.
Enfin, on ne voit pas comment une personne juridique peut naître
et se justifier si elle est identifiée à un être
concret. Cela fait d'elle immédiatement le produit, la
résultante de la volonté de cet être concret. Or,
une personne concrète ne peut créer une personne
juridique que si elle est autorisée par une norme
déjà posée, donc par une personne juridique
préexistante (comme combinaison de normes) et ainsi de suite.
Cela signifie qu'une personne juridique est toujours la "fille" d'une
autre personne juridique et a bien une existence autonome. Comme le
précise O. Weinberger, une Institution, pour exister et
fonctionner, a besoin de normes constitutives à titre de
règles de compétence et de conduite . Elle ne saurait
compter sur les seules normes produites par elle-même, plus
exactement produites par la personne concrète identifiée
à elle. Logiquement, il faut du droit pour que naisse le droit.
Il est vrai qu'une personne juridique souveraine en tant qu'elle est
constituée de normes originelles devrait pouvoir se justifier
par elle-même. On a ainsi l'impression que la Nation ou le Peuple
se sont autoproclamés souverains dans le Préambule ou
l'article 3 de la Constitution de 1958. Cela a pour conséquence
apparente que la personne juridique souveraine devient le produit d'un
pouvoir de fait qui, en se perpétuant sous le masque de cette
personne, peut s'affranchir à tout moment des normes
constitutionnelles existantes ou peut en créer de nouvelles.
Ainsi, le peuple concret comme corps électoral pourrait, sous le
masque du Peuple-personne juridique, se situer "au dessus" de la
Constitution (et donc agir de manière complètement libre
par le biais notamment du référendum ordinaire ou
constituant). De même, le Président, en sollicitant le
Peuple au moyen de l'article 11 ou 89, pourrait justifier toute norme
issue de la pratique constitutionnelle. Mais alors, toute
possibilité "physique" devient une possibilité "de
droit".
Le problème est que la souveraineté, comme
compétence absolument non fondée, n'existe pas. Aucun
ordre juridique (malgré ses prétentions) n'a de valeur
originelle. Il ne naît jamais dans un vide juridique: soit il est
conforme à un ordre juridique préexistant, soit il le
viole. C'est l'intelligence spéculative du juriste qui
s'interdit de lui chercher une justification ultérieure et donc
fait croire à la fiction bien utile d'une souveraineté
absolue. Un État ou une Constitution ne naissent jamais dans un
vide juridique. Cet État ou cette Constitution peuvent toujours
être rattachés à un ordre juridique
déjà là, qu'ils soient en conformité avec
lui ou qu’ils le transgressent. Simplement, le juriste choisit
d'ignorer ce cadre pour diverses raisons comme le fait par exemple
qu'il n'est plus appliqué durablement- l'efficacité
étant assimilée ici à une condition sine qua non-.
Contrairement à ce que prétendra un partisan du
décisionnisme, la difficulté ne naît pas d'un vide
juridique mais d'un trop plein.
Insistons-y. C'est seulement au plan logique que se pose le
problème d'un vide juridique; plan où se sont
situés les théoriciens du contrat au 18ème
siècle. Le passage de l'état de nature à
l'état civil fait difficulté, notamment chez Rousseau,
parce qu'il pose comme hypothèse logique la possibilité
d'un état de nature comme moment zéro où le droit
n'existe pas. Voilà pourquoi le souverain comme "corps politique
artificiel" doit s'autogénérer par le biais du contrat
social. Cela n'est d'ailleurs obtenu qu'au prix d'une fiction: le
contrat est passé entre les particuliers et le corps du peuple
en voie de constitution. Rousseau est donc obligé d'admettre que
le Souverain est créé par le Souverain; donc qu'il y a
déjà du droit...
En aucun cas, même dans ce schéma théorique, le
Souverain n'est créé par un pouvoir de fait ou n'est
identifié à lui. C'est un corps "moral et collectif,
ayant son moi commun, sa vie, sa volonté" qui tire son
être du contrat auquel il ne saurait déroger sauf à
s'anéantir. Il s'oppose aux individus concrets qui participent
à l'autorité souveraine en tant que citoyens (ou lui
obéissent en tant que sujets). De ce point de vue, on peut dire
que, même chez Rousseau, il existe de la représentation .
Le souverain agissant n'est considéré que comme corps et
collectivement, s'exprimant par le biais de la loi qui tend à la
volonté générale; il n'est pas un corps concret
dont la volonté serait un pur élément empirique en
tant qu'addition de volontés particulières. Le peuple
n'existe juridiquement que comme peuple institué et il exercera
ses droits législatifs comme personne morale abstraite . Cela
explique pourquoi la Souveraineté est à la fois une et
indivisible; elle n'appartient pas empiriquement à chaque
individu même si chacun participe à sa mise en
œuvre.
Bien sûr, au bout du compte ce sont toujours des hommes qui
gouvernent, produisent des actes de droit mais ils le font dans un
rapport abstrait et universel à eux-mêmes qui crée
une "surréalité" sans existence objective, sans autre
qualité que celle de devoir être. Cette
surréalité peuplée d'entités artificielles
comme les personnes juridiques acquiert une telle autonomie, une telle
force qu'elle finit par instrumentaliser les hommes: ce sont eux qui
deviennent les vecteurs du droit. C'est en ce sens que la tradition
politique donne au droit constitutionnel le statut de droit souverain.
Il est évident qu'à tout moment des hommes peuvent tenter
de quitter cet univers en retrouvant leur moi empirique, individuel et
isolé . Mais cette possibilité physique
n'intéresse pas le droit. Si le peuple n'obéit plus
à lui-même comme corps politique, s'il rompt son
unité avec la personne juridique souveraine qu'il constitue, il
retourne simplement à l'état de nature. De la même
façon, si un organe d'application de la Constitution comme le
Chef d'État utilise son pouvoir politique pour "sortir" de son
rôle juridique, il ne modifie ni ne recrée la Constitution
mais finit par la détruire . Comme l'écrit Rousseau:
"S'il arrivait enfin que le prince eût une volonté
particulière plus active que celle du souverain, et qu'il
usât pour obéir à cette volonté
particulière de la force publique qui est dans ses mains, en
sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux souverains, l'un de droit
et l'autre de fait; à l'instant l'union sociale
s'évanouirait, et le corps politique serait dissous" .
B La souveraineté comme puissance politique originaire
Dans le cadre de pensée normativiste classique, la
souveraineté est considérée uniquement d'un point
de vue formel et abstrait. Elle confère à un ordre
juridique une valeur originelle, absolue, définit un sujet
libre, ne se limitant que par ses propres normes. Le peuple dans la
Constitution de 1958 détient ainsi la capacité de
produire des normes en accord avec les normes qu'il s'est donné
lui-même. Ces normes originelles ou dérivées sont
constitutives de la personnalité juridique des organes
d'application tels que le Chef de l'État qui doit agir en leur
nom et en accord avec elles.
Dans le cadre de pensée décisionniste, la
souveraineté est appréhendée d'un point de vue
matériel et empirique. Elle qualifie la volonté
concrète et déterminante des organes constitutionnels qui
créent librement du droit positif en tant que pouvoir
suprême. En tant que substance, elle s'identifie à la
puissance d'État détenue par ces organes; puissance dont
l'efficacité aide à reconnaître qui est le
titulaire véritable de la souveraineté. Peut donc
être appelé souverain tout organe constitutionnel
(identifié à un individu ou à plusieurs individus)
en fonction de l'étendue de ses compétences effectives
même si formellement il n'a que la qualité d'organe
d'exécution. C'est le cas du Président de la
République qui peut créer sans être
contrôlé et limité du droit constitutionnel par le
biais de la pratique.
Cette conception de la souveraineté comme puissance politique originaire
doit être critiquée comme étant à la fois inconséquente
par rapport à ses propres prémisses et dangereuse:
- elle est inconséquente parce qu'elle suppose l'existence de
situations dans laquelle se produit une dissociation radicale entre
droit et politique. Les organes constitutionnels (même
d'application) sont censés se libérer du droit existant
pour exercer leur puissance constituante. Ils se mettent "hors la
Constitution" pour la recréer. Ainsi, en raison d'un état
d'exception pendant lequel le droit constitutionnel normal ne peut plus
être appliqué ou en raison d'une lacune qui exige
l'utilisation de normes d'interprétations non fondées,
naît un vide juridique dans lequel peut se déployer la
puissance politique suprême d'un Chef de l'État. C'est
donc une politique pure qui est imaginée, un état de
nature complètement "a-normé" qui est supposé.
Certes, le Chef de l'État prétendra agir au nom de la
Nation ou du Peuple ou encore se dira hétérolimité
par la Constitution ou par des normes supraconstitutionnelles. Mais
dans le cadre de pensée décisionniste, il ne s'agit que
d'un argument sans valeur juridique, purement rhétorique. En
réalité, on se trouve dans un monde sans valeur, non
régulé, dans lequel les décisions politiques sont
prises sans motifs juridiques réels. "C'est ici, écrit C.
Schmitt, que la décision se sépare de la norme juridique
et que, pour s'exprimer paradoxalement, l'autorité prouve
qu'elle n'a pas besoin pour mettre en œuvre le droit, d'en avoir
le droit" .
Mais, alors sur quoi repose la décision? Sur rien d'autre que la force
de la décision elle-même... On retrouve curieusement la logique
de l'occasio caractéristique du Romantisme politique selon C. Schmitt.
D’après cette logique, le monde est parfaitement neutre. Il n'est
envisagé que comme un "véhicule", une "incitation",
un "point élastique" pour l'activité productrice du
moi. Cette notion d'occasio comme celle de décision nie finalement "tout
lien à une norme" .
- elle est dangereuse parce qu'elle suppose l'existence de situations
dans laquelle on ne sait plus distinguer entre État de droit et
État de fait, l'institution et l'homme. En assimilant la
souveraineté à la puissance politique effective, on est
conduit à faire de l'étendue des pouvoirs positifs d'un
État (ou de celui qui le "dirige") le signe ou la preuve de sa
souveraineté. On voit immédiatement à quels
résultats absurdes on aboutit. Nous sommes conduits ainsi
à parler de degrés de souveraineté et même
à nier la souveraineté de nombreux États sur la
scène internationale. N’est-il pas évident que
beaucoup d’États n'ont au plan empirique qu'une puissance
politique très limitée? Nous sommes obligés aussi
d’établir la liste des fonctions qu'un État devrait
avoir pour être dit souverain (mais comment et sur quel
critère?) . Nous sommes amenés enfin à faire de la
capacité pour un organe d'État de déterminer
librement sa compétence un attribut de sa souveraineté.
Mais on peut imaginer qu'un ordre juridique donne à un organe le
pouvoir de légiférer en n'importe quelle matière
(ce qui correspond à "la compétence de la
compétence") sans que cet ordre soit souverain puisque la valeur
de ces normes est empruntée à un ordre différent.
On peut imaginer encore un ordre juridique qui soit souverain sans que
ses organes aient la compétence d'en modifier le contenu . Bref,
on risque de verser dans un irréalisme se manifestant par le
fait que cette notion de souveraineté comme puissance politique
ne correspondrait plus avec celle qui est utilisée dans le droit
positif.
Surtout, on est amené à justifier l'usurpation de
souveraineté, à mettre sur le même plan l'organe
souverain et celui qui s'arroge cette qualité. Dans ce cadre
théorique, un Chef de l'État peut parfaitement
prétendre exercer une souveraineté de droit en raison de
l'étendue de ses pouvoirs politiques réels. Parce qu'il a
la possibilité matérielle d'exercer sans contrôle
les tâches d'État les plus importantes, parce que
concrètement il a "la compétence de sa
compétence", alors il est le souverain capable de créer
du droit. Comme l'écrit un auteur, "Seul compte le
Président tel qu'il apparaît dans la réalité
politico-constitutionnelle; lui seul peut revendiquer le titre de
Souverain ou de 'monarque républicanisé' tant il
correspond au type de l'homme exerçant
l'intégralité du pouvoir" . Qu'importe si la Constitution
ne fait de lui qu'un organe soumis à la Nation ou au Peuple
souverains.... Ses prérogatives réelles telles qu'elles
se déduisent de la pratique constitutionnelle en font le
véritable pouvoir constituant; un pouvoir qui agit en dehors de
toute légalité puisqu'il la crée. On aboutit alors
à une théorie de la "dictature souveraine" dont les
avatars historiques sont bien connus. Comment, par exemple, ne pas
faire le rapprochement avec un Mussolini qui, parce qu'il était
Mussolini, prétendait avoir toujours raison juridiquement? Un
Mussolini qui gouvernait au nom de textes constitutionnels (comme la
Charte du travail) voulus par lui seul, situés "au dessus du
droit" et adoptés à la suite d'une "abstention" de la
souveraineté officielle, cela avec "le seul soutien et la seule
justification de la force politique" ...
Cette théorie de la "dictature souveraine" est évidemment
en rupture avec toute notre tradition politique malgré les
arguments invoqués par ses partisans. Ainsi, ils ont cru voir,
après C. Schmitt), notamment chez Rousseau, l'esquisse de cette
théorie qui n'existe pas. Rousseau a simplement admis la
nécessité quand il s'agit "du salut de la patrie" que
l'on arrête "le pouvoir sacré des lois". Dans ce cas, on
peut nommer "un chef suprême qui fasse taire toutes les lois et
suspende un moment l'autorité souveraine" . Mais ce magistrat
n'est aucunement souverain au sens décisionniste car il agira
dans le cadre d'une commission donnée par le peuple et pourra
tout faire, excepté des lois. Il n'a donc aucun pouvoir
constituant originaire ou dérivé. Pour arriver à
partir du Contrat social à l'idée de magistrat souverain,
il faut établir une "connexion" entre les figures du dictateur
et du législateur comme le fait C. Schmitt . Mais cette
connexion n'est aucunement "la conséquence" du Contrat; c'est
plutôt sa négation. En effet, l'essence du corps politique
selon Rousseau est que "Personne n'est au dessus des lois"; ce qui fait
que "le peuple a des chefs mais pas des maîtres" . Dès
lors, il est absurde d'imaginer un Gouvernement détenant des
droits législatifs à la place du peuple souverain et se
situant au dessus des lois (quelles que soient les circonstances). Dans
le cadre du Contrat Social, une telle situation ne saurait d'ailleurs
arriver en raison à la fois:
- du principe d'indivisibilité de la souveraineté dont le
résultat est que le Gouvernement "n'a que l'autorité
exécutive" . Ainsi, même lorsque ce gouvernement devient
dictatorial, il reste un Exécutif car en suspendant
l'autorité souveraine, il obéit encore à la
volonté générale. "En pareil cas, écrit
Rousseau, la volonté générale n'est pas douteuse,
et il est évident que la première intention du peuple est
que l'État ne périsse pas. De cette manière la
suspension de l'autorité législative ne l'abolit point" .
- du rejet de la représentation politique qui a pour conséquence
que "dans la puissance législative, le peuple ne peut être
représenté" . Ce qui interdit que le Gouvernement devienne
législateur.
Même les jacobins qui ont suspendu la Constitution de 1793 n'ont pas prétendu
exercer une dictature souveraine. Leur gouvernement révolutionnaire s'est
voulu soumis à des règles certes "moins uniformes et moins
rigoureuses" et a toujours recherché la confiance de la Convention
; cette dernière agissant au nom du peuple souverain et ne prétendant
aucunement édicter des actes constitutionnels.
Synthèse
T. Schrock et R. Welsh terminent leur article dans lequel ils combattent l'idée
qu'il existe une Constitutional Common Law, (soit un droit constitutionnel non
écrit produit par la Cour Suprême) par ces mots: "Nous en
concluons, en conséquence, que la Common Law constitutionnelle est une
solution pour un problème qui n'a pas à être résolu.
Car le 'problème' n'est pas un problème; il n'y a que la Constitution
et le constitutionnalisme de Marbury - rien de plus. Résoudre le "problème"...,
c'est dissoudre notre constitutionnalisme" . Cette remarque nous semble
tout aussi appropriée en ce qui concerne le prétendu droit non
écrit produit par le Président de la République française.
Développons ce parallèle:
1 Le pseudo problème des pratiques constitutionnelles
La doctrine contemporaine prétend en fait résoudre la
question de la nature des pratiques constitutionnelles alors que cette
question ne se pose pas. Plus exactement, elle se donne comme projet de
justifier la validité des pratiques notamment
présidentielles à la fois comme actes de droit et actes
créateurs de droit sans véritable
nécessité. Cela l'amène à essayer
inutilement de démontrer:
- l'existence de prétendus actes de droit qu'on ne pourrait
justifier à partir de la Constitution (en raison du
caractère imprécis ou lacunaire des normes
constitutionnelles les concernant ou parce qu'ils sont en contradiction
avec ces normes). En réalité, comme le pensait la
théorie traditionnelle (Laferrière, Duguit, Carré
de Malberg), on peut toujours inférer la validité d'un
acte à partir de la Constitution. Il n'est nul besoin de lui
chercher ailleurs une autre base juridique.
- soit il s'agit d'un acte conforme au droit constitutionnel écrit car
il est justifié par une disposition claire (ou univoque) ou une des possibilités
d'interprétation d'une norme ambiguë (ou imprécise); l'auteur
de l'acte choisissant entre ces diverses possibilités en fonction de
normes ou principes d’interprétation tirés de la Constitution.
- soit il s'agit d'un acte non conforme dont on peut dire alors qu'il
est nul ou inexistant juridiquement. On est alors dans une situation
d'inconstitutionnalité du fait que cet acte contredit la lettre
de la Constitution ou est contraire à l'une des
possibilités d'interprétation d'une disposition
constitutionnelle le concernant.
Il n'y a pas d'autre alternative. Un acte n'est pas "plus ou moins"
conforme à la Constitution. Ou encore, un acte ne saurait
être dans une situation juridique qui ne permettrait pas de dire
s'il est conforme ou non à la Constitution. De ce point de vue,
le droit constitutionnel n'est pas lacunaire . Dès lors, quand
il apparaît qu'un acte (notamment présidentiel) n'est pas
justifié par le contenu de la Constitution, on ne voit pas
pourquoi le juriste devrait absolument le considérer comme un
acte de droit même:
- s'il a une effectivité (car l'effectivité d'un acte n'est pas
une condition de sa validité, contrairement à un ordre juridique
qui lui doit être en gros efficace)
- s'il n'est soumis à aucun contrôle juridictionnel (car l'absence
de sanction juridictionnelle d'une norme constitutionnelle ne signifie pas qu'elle
puisse être enfreinte par un acte ou encore que son auteur devienne juge
de sa constitutionnalité . L'affirmation de la doctrine contemporaine
selon laquelle toutes les interprétations du Chef de l'État sont
"authentiques" et justifient tous ses actes ne se déduit nullement
de la Constitution. Il est clair que la volonté du constituant est bien
que tous les organes suprêmes dont le Chef de l'État respectent
la Constitution; un des indices sérieux de cette volonté étant
le fait qu'il a organisé une responsabilité pénale des
membres de l'Exécutif, notamment la responsabilité pour Haute
Trahison du Président de la République ).
Le juriste doit retrouver une position critique qu'il n'aurait jamais
dû abandonner. Cela signifie qu'il ne considérera pas
comme du droit tout ce que les organes même suprêmes
appellent subjectivement droit. En adoptant cette attitude, le juriste
n'est pas conduit à lancer un appel à la révolte
car il effectue un jugement théorique et non pratique. Il peut
et doit rester sur un plan logico-cognitif sans exprimer une
volonté politique. Il n'y a pas d'irréalisme dans cette
attitude. L'irréalisme serait plutôt du côté
des juristes contemporains qui ont tendance à considérer
comme valides tous les actes du Président de la
République même s'ils sont contraires à la lettre
de la Constitution. Cela parce que leur seul critère
discriminatoire est un critère politique, soit l'approbation de
la validité de ces actes par d'autres organes comme le Premier
ministre ou le Parlement. Or on sait que cet accord va presque de soi
en période de fait majoritaire (et peut exister même en
période de cohabitation).
- l'existence d'un prétendu droit non écrit justifié par
des décisions politico-juridiques prises par les organes suprêmes
dit "souverains". Un droit non écrit qui serait issu d'actes
non fondés par la Constitution et viendrait les valider.
En réalité, comme le pensait la théorie traditionnelle,
on ne peut admettre dans le cadre d'une Constitution écrite et rigide
l'existence de normes conventionnelles ou coutumières. Changer d'ontologie
n'y fait rien. En adoptant un critère du droit décisionniste,
la doctrine contemporaine ne surmonte pas les obstacles logique et matériel
inhérents à tout processus coutumier de création du droit.
Elle ne fait que les contourner. Surtout, la compatibilité entre coutume
et droit constitutionnel écrit et rigide reste à trouver.
Concernant l'obstacle logico-temporel:
- l'interdiction de la déduction être/devoir être
n'est pas enfreinte car le critère décisionniste fait
apparaître la production du droit comme une production factuelle
ainsi que le dit Kelsen dans sa seule réponse connue à C.
Schmitt . On tombe dans une "illusion descriptiviste" qui consiste
à se représenter une règle juridique comme une
proposition décrivant les réactions, volontés etc.
des acteurs, bref leurs comportements rapportés à des
causes empiriques. Or, l'hétéronomie du droit exige
précisément que la règle juridique "naisse sans
égard à la volonté individuelle et soit
appliquée sans égard à celle-ci" . Si le droit
constitutionnel est considéré comme non normatif, non
autonome, non suprême alors évidemment on n'a plus
à se demander comment il peut surgir du fait à travers un
processus coutumier...
- le hiatus temporel (provenant du fait que le processus coutumier de création
normative présuppose à son début qu'un organe applique
une norme qui ne peut exister puisqu'elle est censée être créée
par le comportement de cet organe) là encore n'est qu'apparemment surmonté.
Si on admet qu'une norme coutumière est créée en fait par
le biais d'une interprétation (et non plus par le comportement des organes
qui l'appliquent), alors rien n'empêche que simultanément un organe
commence à appliquer une norme non écrite et l'interprète
comme valable (avec l'accord d'autres organes). Reste à savoir comment
du droit constitutionnel non écrit peut tirer sa consistance de la seule
opinio juris...
Concernant l'obstacle matériel:
L'identification du droit non écrit dans le temps et dans l'espace devient
théoriquement très facile puisqu'il suffit de se référer
à une déclaration des organes d'application pour savoir quand
et comment ce droit a pris effet. Il reste que le contenu de ces déclarations
(quand elles existent) varie très vite dans le temps tandis que l'approbation
de ces prétendues normes juridiques par d'autres organes est le plus
souvent implicite . Bref, comme dans le cadre traditionnel, l'observateur sera
réduit le plus souvent à inférer leur existence du comportement
des organes...
Concernant la compatibilité entre coutume et droit constitutionnel écrit
et rigide:
La solution décisionniste aboutit à une impasse. Pour justifier
le surgissement d'un droit non écrit dans un cadre constitutionnel écrit
et rigide qui l'exclut, on est amené à fonder des comportements
non pas sur des normes positives (posées par le constituant) mais sur
des normes "supposées" qui n'ont en fait pas de réalité ou de valeur propre.
- d'une part, on fait l'hypothèse que le Constituant a
habilité les organes d'application à valider ou
créer au moyen de leur interprétation des normes non
écrites: le processus de création coutumière est
donc légitimé non pas par une disposition
constitutionnelle explicite mais par une position idéologique.
- d'autre part, on fait l'hypothèse que ces organes ont voulu
créer de telles normes alors que dans la plupart des cas, ils ne
souhaitent qu'interpréter la Constitution. Dès lors, on
croit voir des normes nouvelles là où il ne s'agit le
plus souvent que d'expressions nouvelles de normes existantes.
Ainsi, on commet la même erreur qu'on dénonce chez Kelsen,
celle de fonder du droit sur des normes non réelles. On
procède ce que Kant appelle "un raisonnement dialectique" qui
ici s'assimile à une déduction ontologique, soit la
déduction d'une entité (ordre de l'existence) à
partir d'une idée (ordre du sens) .
Au total, il n'est d'autre alternative que de revenir à la solution traditionnelle
selon laquelle la répétition d'actes non fondés par la
Constitution peut s'expliquer par l'existence non pas de normes juridiques mais
de normes simplement politiques . Il s'agit alors des classiques "Conventions
de la Constitution" dont la doctrine anglo-saxonne, dans des travaux récents
dit, à juste titre, qu'elles peuvent:
- conditionner l'utilisation d’articles de la Constitution ou s'opposer
à elles,
- être plus précises que des normes juridiques écrites,
- être plus respectées que les normes juridiques écrites
(même si souvent leur obéissance dépend des variations de
majorité politique).
Rien n'empêche pour sortir du flou où nous nous trouvons
que le Conseil Constitutionnel français (comme l'a fait la Cour
Suprême du Canada en 1981 ) détermine la présence
et le contenu exact de ces conventions. On sait que la Haute Instance
n'a jamais explicitement consacré la coutume comme source
formelle de droit. Pour autant, elle n'a pas clarifié le
rôle joué par la normativité à teneur
politique. Tout au plus, comme le note un auteur, "certaines
décisions se réfèrent-elles à la pratique
constitutionnelle, à la coutume ou pratique parlementaire, en
tant qu'éléments permettant de concourir à
l'interprétation d'un texte" .
Du coup, la notion de pratique constitutionnelle telle qu'elle est formalisée
par la doctrine contemporaine se dissout et n'a plus lieu d'être utilisée:
- que ce soit au singulier; il n'y a pas d'un côté le
texte de la Constitution comme simple prétention à la
juridicité et de l'autre le droit vivant issu de la pratique
constitutionnelle fidèle ou non à ce texte. Il n'y a
qu'un seul droit, le droit de la Constitution qui peut être
appliqué différemment en fonction des hommes et des
circonstances et dans certains cas violé. La pratique
constitutionnelle révèle seulement comment le texte
suprême est interprété et concrétisé;
elle n'est pas créatrice de droit.
- que ce soit au pluriel; il n'existe pas d'actes qui, ne pouvant être
fondés par les normes constitutionnelles écrites, devraient être
assimilés à des actes de droit parce qu'ils sont considérés
comme valides par le Chef de l'État ou d'autres organes constitutionnels.
Il n'y a que des actes fondés ou non par la Constitution en raison d'un
critère matériel, formel et organique. Aucune habilitation constitutionnelle
en effet ne permet qu'un ou plusieurs organes suprêmes ne valident des
actes ayant généré un droit non écrit les justifiant
a posteriori. Les pratiques constitutionnelles ne sont donc que des pratiques
politiques qui dans certains cas peuvent générer des normes conventionnelles,
considérées comme obligatoires.
2 La destruction de l'idée de constitutionnalisme
On extrait le plus souvent de la décision Marbury cette phrase
du juge Marshall: "C'est avant tout la tâche et le devoir du
pouvoir judiciaire de dire ce que la loi est"; ce qui permet de
légitimer l'opinion radicale selon laquelle "la Constitution est
ce qu'en disent les juges" comme si l'interprète juridictionnel
(ou non) de la Constitution était son véritable auteur.
En réalité, le juge Marshall dans la même
décision avait pris soin d'affirmer que "la Constitution est une
règle qui s'impose aux Tribunaux aussi bien qu'au Parlement" et
encore que "les Tribunaux tout autant que les autres organes sont
liés par cet instrument" . On s'aperçoit du coup que la
décision Marbury a en réalité non pas subverti
mais bien réaffirmé l'idée du constitutionnalisme
selon laquelle la Constitution se situe au dessus des organes
d'application qui n'ont d'autre possibilité juridique que de
l'exécuter.
C'est cette idée du constitutionnalisme que le décisionnisme détruit
en prétendant que les organes d'application peuvent recréer souverainement
la Constitution sans tenir compte de son contenu. Car cela aboutit à nier:
- le contenu explicite des Constitutions écrites qui au nom du principe
démocratique confient la création des normes suprêmes seulement
au peuple ou à la Nation
- le but explicite des Constitutions écrites qui au nom de la notion
d'État de droit veulent substituer aux rapports de force des rapports
de droit.
En voulant prendre en compte un phénomène finalement
banal au plan juridique (soit l'existence d'actes pris par le Chef
d'État dont la constitutionnalité est douteuse), la
doctrine contemporaine a pris le risque de subvertir les fondations
même de notre édifice constitutionnel. N'est-elle pas
conduite, selon ses propres présupposés, à
admettre le surgissement d'actes contraires aux normes
constitutionnelles, la révision insidieuse de notre Constitution
par les organes qui sont censés lui obéir
fidèlement et finalement la suprématie de la politique
sur le droit? Comment le juriste ne perdrait-il pas alors à la
fois son âme et sa fonction? Au lieu de constater les violations
d'une Constitution comme norme juridique, il devient le spectateur
passif de l'évolution d'une Constitution comme
phénomène politique (à la manière d'un
sociologue)...
En réalité, cette défaillance de la doctrine contemporaine
renouant avec une attitude décisionniste qu'on aurait pu croire discréditée
peut s'expliquer par des motifs plus profonds. Elle est révélatrice
de son incapacité à admettre:
- l'indétermination du droit d'où son insistance à stigmatiser
le caractère imparfait du droit (et notamment ses aspects imprécis,
ambigu, lacunaire...). L'acceptation de cette indétermination est pourtant,
faut-il le rappeler, le signe de l'adhésion à la notion d'État
de droit démocratique. En effet, seul ce régime admet que le droit
est indéterminé et autorise en conséquence un débat
ouvert sur ses interprétations et applications dans les limites d'un
contrôle juridictionnel effectué par une Cour constitutionnelle,
gardien impartial non pas d'un dogme mais d'un Contrat démocratique.
A l'opposé le décisionnisme ne cherche qu'à éliminer
cette indétermination, à combler les vides constitutionnels en
ayant recours à l'idée de "magistrat souverain"; soit
un Chef de l'État considéré comme gardien politique d'une
Constitution qu'il n'aura de cesse d'adapter, compléter et recréer
par le biais d'un "Coup d'État permanent". Comment ne pas voir
ici avec Kelsen le retour à une conception pré-moderne de la politique?
- le fait que le droit ne peut garantir lui-même sa propre
application (surtout dans le cas du droit constitutionnel
généralement mal protégé des violations
commises par l'Exécutif). Il est vrai que certains
théoriciens du droit à l'époque des
Lumières ont eu l'illusion que la mécanique d'une
Constitution (à travers certaines techniques comme la
séparation des pouvoirs) pouvait "lier les organes
d'exécution" . Mais, la plupart d'entre eux avaient admis que le
droit constitutionnel reposait sur un fondement qui lui est
extérieur: soit un fondement moral (la "bonne volonté")
qui justifie et explique l'adhésion et l'obéissance
à ce droit des organes d'exécution. Ils ont donc fait le
pari que les hommes seraient enclins à respecter la Constitution
moins en raison de l'ingéniosité de sa construction que
des grandes finalités qu'elle sert.
Si on ne croit pas à l'existence d'un tel fondement et donc
à la possibilité que le droit puisse lier les organes
d'exécution par la simple vertu des valeurs qu'il
véhicule, alors il n'y a d'autre solution que de faire de lui un
vecteur de la force d'État comme le suggère le
décisionnisme. Mais cela revient à le nier. Même un
positiviste comme Kelsen (pour qui le droit n'a aucun rapport avec la
morale) est d'obligé d'admettre, ne serait-ce pour des raisons
techniques, que le droit ne peut être pure coercition .
La contradiction fondamentale du droit constitutionnel (contradiction
dont se nourrit le décisionnisme) est bien que son
“obligatoriété” ne peut être
fondée de façon ultime par une norme juridique positive :
il repose en dernier ressort comme l'a montré Kelsen sur une
norme virtuelle qui ne peut servir qu'à faire l'hypothèse
de sa validité . Cette “obligatoriété”
lui vient donc d'une autre source, une source morale (ce qui laisse
penser évidemment qu'il a un contenu éthique minimal).
Cette anomalie est réelle . Mais il n'y a pas de réponse:
on obéit au droit pour des raisons qui lui sont
extérieures d'un point de vue positiviste (et que le juriste ne
peut même pas suggérer s'il veut rester fidèle
à l'idéal de neutralité scientifique). Refuser un
fondement moral, ou pire refuser l'idée de fondation (comme le
suggère la pensée heideggerienne ), c'est prendre le
risque que ce fondement se voit substitué de façon
historiciste le fait comme expression de la force comme le propose le
décisionnisme . Dès lors, si le droit repose sur un fait
comme müssen (celui de la nécessité ou de l'urgence
chez C. Schmitt), alors bien sûr la question du fondement n'a
plus de sens.
On sait à quelles conséquences politiques a conduit ce
choix "réaliste" fait en d'autres époques par les
doctrines allemande, italienne ou française. On ne peut que
s'étonner de l'absence de mémoire philosophique et
politique d'une doctrine contemporaine constitutionnaliste qui
cède une nouvelle fois à cette tentation...
SOMMAIRE
Introduction
Section I : L’échec de la théorie classique du droit constitutionnel
dans sa tentative d’interpréter les pratiques constitutionnelles
§ 1 : Les pratiques constitutionnelles comme actes de droit
A Le cas de normes constitutionnelles indéterminées
B Le cas de normes constitutionnelles contraires
§ 2 : Les pratiques constitutionnelles comme actes créateurs de
droit
A L'obstacle logique
B L'obstacle matériel
Section II : La solution décisionniste proposée par la théorie
contemporaine du droit constitutionnel
§ 1 : Les obstacles logique et matériels surmontés
A L'obstacle logique
B L'obstacle matériel
§ 2 : Le modèle ontologique choisi par la théorie contemporaine
A La sortie du modèle normativiste
B Le modèle décisionniste
Section III : Critique de l’interprétation décisionniste
des pratiques constitutionnelles
§1 Un droit constitutionnel non normatif
A L’assimilation du sens à la valeur
B L’assimilation de la valeur à la volonté
§2 Un droit constitutionnel non autonome
§3 Un droit constitutionnel non souverain
A La souveraineté comme attribut d’une personne physique
B La souveraineté comme puissance politique originaire
Synthèse
1 Le pseudo problème des pratiques constitutionnelles
2 La destruction du constitutionnalisme
(version modifiée, sans notes : version originale RDP, 4-1996)
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