Le crépuscule du Conseil constitutionnel, par Dominique
Rousseau et Eric Spitz
LE MONDE |
06.12.01 | 13h21 | analyse
C'est à la découverte d'un astre surprenant dans
notre galaxie institutionnelle qu'a conduit la création, par la
Constitution de la Ve République, du Conseil constitutionnel. Les
constituants de 1958 ont voulu "braquer un canon contre le
Parlement" et, par l'effet d'une institution nouvelle au regard du droit
public français, faire respecter avec la plus grande
sévérité le domaine de la loi et celui du
règlement. On a pu dire qu'en ces temps lointains le Conseil rendait moins
des arrêts que des services.
Il n'y avait alors, bien entendu, pas de recours effectif des
citoyens devant une juridiction mais une saisine des "neuf sages" par
les quatre plus hautes autorités de l'Etat. Avec une majorité
parlementaire disciplinée et un trou de souris pour accéder au "juge
constitutionnel", ce dernier fut peu saisi : neuf fois pour des
lois votées par le Parlement entre 1959 et 1974 !
Deux coups de tonnerre ébranlèrent cette galaxie des
pouvoirs constitutionnels.
L'un en juillet 1971 lorsque le Conseil constitutionnel
décida d'intégrer dans le bloc de constitutionnalité les
droits fondamentaux de 1789, ceux de 1946 et les principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République.
L'autre en 1974, lorsque Valéry Giscard d'Estaing, alors
président de la République, décida de modifier les modes
de saisine du Conseil, permettant ainsi à 60 députés
ou 60 sénateurs d'accéder au juge constitutionnel.
On assista alors à une constitutionnalisation progressive
des droits et libertés des citoyens. La loi cessa d'être toute-puissante :
elle n'exprimait plus la volonté générale que si elle
était votée dans le respect de la Constitution.
L'œuvre de cet astre nouveau fut considérable :
libertés d'association, d'expression, de l'enseignement, garanties des
droits individuels, droit à la vie privée, droit d'aller et
venir, droit d'asile, etc. Cette œuvre fut accomplie grâce
à la saisine élargie du Conseil et à la force de
caractère de certains hommes, au tout premier plan desquels Gaston
Palewski, Georges Vedel et Robert Badinter.
Mais aujourd'hui on assiste au crépuscule du Conseil
constitutionnel. L'œuvre constitutionnelle ne peut plus se poursuivre s'il
ne se transforme pas. A cela il y a deux raisons majeures. En premier lieu, si
le Conseil a su enrichir constamment notre Constitution d'une charte des droits
et libertés des citoyens, sa saisine est facultative et dépend
des acteurs politiques qui décident de le saisir, ou non, par
stratégie politique. Ainsi, la France est le seul pays d'Europe, aujourd'hui,
à ne pas permettre à ses ressortissants de saisir, directement ou
indirectement, le juge constitutionnel pour faire respecter ses droits
fondamentaux.
On vient d'en avoir une illustration qui frise le cynisme, pour ne
pas dire l'indécence, quand l'actuelle opposition renonce à
saisir le juge constitutionnel parce que, sachant la loi relative à la
sécurité quotidienne contraire à la jurisprudence
constitutionnelle, elle ne veut pas politiquement prendre le risque
d'apparaître moins sécuritaire que le gouvernement.
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Inconstitutionnelle du point de vue de la procédure d'adoption des
amendements de dernière minute, la loi l'est peut-être aussi du
point de vue des atteintes aux droits fondamentaux. Que la classe politique se
mette d'accord sur le dos de la Charte fondamentale n'est pas acceptable !
En second lieu, si le Conseil constitutionnel a
considérablement enrichi la liste des droits fondamentaux des citoyens,
ses méthodes et ses procédures n'ont pas pu évoluer
au-delà des limites fixées par la Constitution. Transparence et
publicité se sont améliorées depuis 1983, mais de
nombreuses questions restent en suspens. Quelle logique y a-t-il à ce
que le gouvernement soit la partie qui défende un texte de loi attaqué
par la minorité au Parlement ? Pourquoi le public ne
connaît-il pas le rapport du rapporteur, dont on ne connaît pas
même le nom ? Pourquoi les décisions sont-elles
motivées avec une telle brièveté que le public pense
être devant un fait ("que cela soit !") ? Pourquoi les
opinions dissidentes ne sont-elles pas admises alors qu'elles le sont partout
en Europe pour ce type de juridiction ?
Ces questions ne sont pas seulement théoriques ; en
témoignent les décisions respectives du Conseil constitutionnel
et de la Cour de cassation sur le statut pénal du président de la
République. La décision du Conseil du 22 janvier 1999 n'a
pas cessé d'être critiquée, alors que la décision de
la Cour de cassation (10 octobre 2001) s'est imposée
immédiatement. Pourquoi ? Mais parce que la première a
été rendue dans des conditions d'opacité totale qui ont
donné prise aux soupçons (aussi mal fondés fussent-ils)
quand la seconde était construite au grand jour par des conclusions de
l'avocat général et un rapport rendus publics. La transparence
des méthodes ne répond pas à un souci d'esthétique
juridique, mais à la nécessaire légitimation des
décisions.
Faut-il avoir peur d'une véritable Cour constitutionnelle,
saisie par des citoyens qui entendent faire respecter leurs droits auxquels une
loi promulguée porterait selon eux atteinte ? Certains soutiennent
que le mode de saisine a priori du Conseil par les parlementaires est bon car
il tue dans l'œuf les inconstitutionnalités et rend la loi
inattaquable par la suite. Ce serait la garantie de la sécurité
juridique de notre ordre interne. Un tel argument n'est plus recevable. Aujourd'hui,
la loi, même promulguée, n'est plus à l'abri de la
contestation, pour la bonne et simple raison qu'il suffit d'invoquer n'importe
quelle convention internationale ou règlement européen devant le
plus petit tribunal de nos belles provinces pour que la loi nationale contraire
soit écartée.
Certes ces tribunaux et ces cours font du contrôle de
conventionnalité, mais quand ils appliquent la Convention
européenne des droits de l'homme il n'y a pas de vraie différence
avec le contrôle de constitutionnalité : il s'agit toujours
de défendre les droits fondamentaux. Et même si, dans la
réalité, par le jeu des appels, ce sont le plus souvent le
Conseil d'Etat et la Cour de cassation qui effectuent ce contrôle, le
Conseil constitutionnel est le seul à ne pas pouvoir se prononcer sur le
recours individuel des citoyens. Qu'on veuille bien mesurer, enfin, que le
citoyen qui aurait été incapable de faire reconnaître ses
droits constitutionnels devant nos juridictions prend désormais
systématiquement le chemin de Strasbourg pour demander à la Cour
européenne des droits de l'homme de déclarer que nos lois sont
contraires à la Convention européenne parce qu'il ne peut pas le
faire devant le Conseil.
Une telle situation ne peut plus durer.
Pour que les décisions du Conseil constitutionnel cessent
d'être soupçonnées de parti pris et que l'autorité
qui devrait s'y attacher en vertu des textes soit autre chose qu'une
revendication de couloir ou de communiqué de presse, il faut que ses
procédures en confortent l'autorité.
Pour que les citoyens cessent d'être les otages des partis
politiques alors que leurs droits fondamentaux sont en jeu, ils doivent
être les acteurs de leurs droits. Les échéances
électorales qui approchent sont l'occasion pour les candidats qui aspirent
aux plus hautes fonctions de nous dire s'ils souhaitent que cesse cette
anomalie en Europe qui veut que la France, patrie des droits de l'homme, n'ait
pas de Cour constitutionnelle pour les faire respecter.
Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel
à l'université de Montpellier.Eric Spitz est directeur des
affaires juridiques de la Mairie de Paris.
ARTICLE PARU DANS
L'EDITION DU 07.12.01