|
La
controverse de l’article 68
Aspects théologiques
Depuis plus de deux ans (1999), les meilleurs juristes tentent de
déterminer quelle est la condition juridique du Président
de la République au plan pénal. Doit-il ou non rendre
compte des actes extérieurs ou antérieurs à sa
fonction devant le juge ordinaire ? À chaque juriste ou presque
son interprétation de l'article 68 de la Constitution relatif
à la responsabilité présidentielle. La belle
unanimité ou presque qui existait encore jusqu'en 1998 parmi les
constitutionnalistes a cessé. La thèse commune selon
laquelle le président ne bénéficierait d'aucun
privilège de juridiction a été rejetée par
certains auteurs. Pour eux, le président ne serait pas redevable
du droit commun pendant la durée de son mandat ; ce
privilège disparaissant le jour où le Président
redevient un simple citoyen.
La décision du Conseil constitutionnel du 22
janvier 1999 a semble-t-il entériné cette dernière
position sur laquelle s'est appuyé le chef de l'Etat lors de sa
conférence de presse du 14 décembre 2000. Dès
lors, il apparaît qu'au plan pénal, le président ne
peut être mis en cause durant son mandat que par les seules
Assemblées comme dans le cas de la haute trahison. Le
débat est s'est poursuivi à travers les commentaires des
considérants non motivés du Conseil. Les
pénalistes l'ont même relancé à la marge en
estimant pour certains que le président pourrait être
convoqué par un juge en qualité de « simple
témoin ». Finalement, le refus du Président
d’être entendu par le juge Halphen au motif que cette
convocation serait un acte « contraire au principe de
séparation des pouvoirs comme aux exigences de la
continuité de l’Etat » a montré à
l’évidence que l’article 68 reste une source de
désaccords et d’ambiguïté.
Il ne s'agit pas ici de prolonger ce débat mais plutôt d'en examiner
les termes du point de vue de la méthodologie du droit. En se plaçant
de ce point de vue, il apparaît qu'un tel débat est révélateur
des apories que rencontre la doctrine contemporaine. Incapable de retrouver
les fondements du droit, peu assurée de ses méthodes d'interprétation,
minée par le soupçon que le droit n'est que le travestissement
du politique, la doctrine s'est divisée à l'extrême et n'a
pu jouer le rôle qu'elle s'est donné : déterminer la signification
exacte de l'article 68 afin d'éclairer les opérateurs du droit,
et parmi eux le citoyen. La déconstruction des modes d'argumentation
employés par la majorité des juristes montrera que cette controverse
comporte des aspects théologiques dont l'oubli participe sans doute de
la crise de la pensée juridique contemporaine.
I Déconstruction
La déconstruction de l'argumentation adoptée par un échantillon
représentatif (mais non exhaustif) des juristes constitutionnalistes
révèle l'adoption d'une méthodologie positiviste plus ou
moins fidèle à la position kelsenienne. L'échec de cette
méthodologie conduit à dévoiler et à remettre en
cause le modèle onto-théologique qui fonde une telle position.
C'est ce modèle que la pensée juridique post-positiviste croit
à tort pouvoir dépasser.
A) Le postulat
kelsenien
a) Kelsen suppose
que le droit est assimilable à un ordre hiérarchisé et
complet de normes posées conformément les unes aux autres. La
complétude signifie l'absence de lacunes ou encore que l'ordre juridique
est toujours applicable ; le recours aux principes de logique permet de rendre
toujours possible l'application du droit. Par exemple, explique Kelsen si un
ordre juridique "n'établit pas l'obligation d'un individu d'adopter
une certaine conduite, il permet la conduite contraire" .
On peut considérer que la plupart des juristes ont adopté
ce postulat. Le silence de l'article 68 sur le régime des actes
étrangers aux fonctions du président n'a pas
été considéré comme une lacune. Aucun
juriste n'a estimé que la Constitution sur ce point ne
permettait pas d'apporter une réponse. Ils ont
présupposé que la Constitution même si elle ne
fournissait pas une norme générale explicite pouvait
s'appliquer. Ce qui implique qu'avec l'aide des ressources de la
logique, on pouvait découvrir une norme implicite applicable au
cas de l'espèce. Cette norme présentée comme la
"bonne norme" est déduite grâce à un raisonnement
que le juge constitutionnel aurait pu tenir ou a tenu.
L'hypothèse d'une "lacune technique" selon laquelle le
constituant "aurait omis de poser une règle sur un point qu'il
aurait dû régler, pour qu'il soit seulement possible,
techniquement parlant, d'appliquer la loi" n'a pas été
envisagée.
b) Cependant, la majorité des juristes a
dérogé à la position kelsenienne en se livrant
à une activité interprétative pour
déterminer quelle est la norme applicable. Ils ont
cherché ainsi à déterminer la seule
interprétation correcte de l'article 68 jugé comme
"faussement clair" . Précisément, ils ont estimé
qu'une indétermination involontaire affectait cet article du
fait que l'on pouvait lire séparément ou non les deux
phrases de l'article 68. Une lecture séparée a conduit
certains constitutionnalistes à admettre que le Président
pouvait être mis en accusation seulement par les deux
Assemblées même pour des faits extérieurs à
sa fonction ; le juge ordinaire n'étant compétent qu'au
plan civil. Une lecture non séparée a conduit d'autres
juristes à considérer que le Président relevait du
droit commun pour les mêmes actes ou alors
bénéficiait d'une immunité totale (car aucune
autorité publique n'a reçu expressément
compétence pour poursuivre ou juger le président en
l'espèce ). Le secrétariat général du
Conseil constitutionnel a estimé de son côté que
même dans le cas d'une lecture non séparée, on
arrivait à la solution précédente [le
privilège de juridiction au plan pénal] en combinant
plusieurs principes de valeur constitutionnelle.
c) Or,
selon Kelsen lorsqu'il apparaît que la norme applicable a un
contenu indéterminé, le juriste "scientifique" doit se
contenter de déterminer les différentes
possibilités d'interprétation et donc d'application. Il
pose le "cadre" à l'intérieur duquel existent ces
différentes possibilités et ne doit pas choisir entre
elles. La raison en est bien connue. Pour Kelsen, la
détermination du cadre est légitime car il s'agit d'un
acte cognitif ; le choix ne l'est pas car il repose
nécessairement sur un acte de volonté (donc
politico-moral). En conséquence, il serait illusoire de
prétendre déduire la seule interprétation
correcte, c'est-à-dire logique ou intellectuellement
satisfaisante. Les "soit-disant méthodes
d'interprétation" ne nous seraient d'aucun secours du fait
qu'elles ne permettent pas de rationaliser le choix
interprétatif ; au contraire, elles semblent faire resurgir
l'élément volitif de ce choix puisqu'elles "peuvent
conduire à des résultats opposés" et parce qu'il
n'existe aucun "criterium qui permette de dire quand c'est l'une ou
c'est l'autre qu'il faut mettre en œuvre" . Une doctrine
véritablement scientifique devrait donc laisser le juge faire un
choix discrétionnaire entre les différentes
possibilités et par là même créer du droit.
Cela revenait en l'espèce à dégager les
interprétations possibles de l'article 68 et à prendre
note du choix fait par le Conseil constitutionnel dans sa
décision de 1999. Telle n'a pas été l'attitude de
la doctrine qui, à part M. Troper a proposé avec force ce
qui devait être la seule interprétation valable de
l'article 68 préalablement à l'intervention de la
décision du Conseil ou contradictoirement avec elle lorsqu'elle
est intervenue .
Fidèle à la tradition, la majorité des juristes a
donc eu recours aux "soit-disant méthodes
d'interprétation" sans prendre en compte les objections du
maître autrichien. Objections qui semblent pertinentes puisqu'en
l'espèce l'emploi de ces méthodes n'a pas permis
d'apporter "un résultat qui serait seul exact" selon la formule
de Kelsen. Mais, on va voir que, paradoxalement cet échec
conduit en réalité à mettre en cause le
modèle ontologique de rationalité juridique adopté
par Kelsen ; cela parce que l'emploi des dites méthodes repose
apparemment sur le même modèle. En effet, tout se passe
comme si les juristes avaient maintenu dans le cadre d'une
théorie de l'interprétation "scientifique" le postulat
kelsenien propre à sa théorie des normes selon lequel le
droit est complet, cohérent. Ils sont restés sur un sol
que Kelsen quitte dans le dernier Titre de la Théorie pure du
droit ; cela sans chercher à justifier empiriquement pourquoi
selon eux la Constitution ou le constituant sont toujours rationnels.
B) L'échec
des méthodes traditionnelles
Les juristes ont tenté chacun de fonder juridiquement leur lecture de
l'article 68 en ayant recours aux interprétations sémiotique,
génétique, systémique et fonctionnelle .
a) L'interprétation sémiotique (ou
littérale) est très sollicitée. Par exemple, on
justifie la lecture séparée de l'article 68 par le fait
grammatical que le constituant utilise généralement
l'expression "dans ce cas" lorsqu'il veut lier deux sujets dans un
même alinéa. Or cette expression est absente dans
l'article 68. On évoque aussi pour fonder la compétence
exclusive des deux Assemblées le fait que l'article 68 figure
dans le titre IX "La Haute Cour de justice". Mais il aurait fallu
s'assurer ou prouver auparavant que le constituant est toujours
cohérent et a adopté une "logique formelle" rigoureuse
(par exemple, l’emploi systématique des mêmes
expressions dans les mêmes cas). Dans le cas contraire, une
lecture au cas par cas de chaque article pouvait paraître tout
autant justifiée comme l'a souligné un auteur .
b) L'interprétation génétique
qui repose sur la connaissance de la volonté réelle du
constituant est souvent appelée à la rescousse. Les
travaux des différents organes ayant élaboré la
Constitution sont sollicités pour soutenir les deux
thèses en présence ; cela alors que ces travaux ne
seraient pas « préparatoires » puisqu’ils
n'émanent pas du constituant [le peuple] ou n'ont pas
été connus par lui (position de M. Vedel reprise par P.
Avril ). La rédaction initiale de l'article 68 semble pour
certains juristes justifier l'hypothèse que son premier
alinéa forme un tout puisque l'expression "dans ce cas" y
figurait et a été ôtée comme étant
superfétatoire . Mais il apparaît selon certains que
l'insertion des mots "dans l'exercice de ses fonctions" qui conforte
cette opinion n'aurait eu qu'un "caractère purement
rédactionnel". Dans le même sens, d'autres juristes font
remarquer que le gouvernement a finalement choisi la rédaction
de l'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 : le
président « ne peut être mis en accusation
que… ». Or, sous la IIIe République, la doctrine
dominante tirait de cette rédaction « la
conséquence qu'il existait un privilège de
juridiction… » . De toute façon, reconnaît
à juste titre un autre commentateur, il existe une incertitude
sur le fait de savoir si une modification intervenue sur la forme
concerne la forme seule ou a une incidence sur le fond .
Le recours aux travaux préparatoires au sens technique n'a donc
pas été concluant. Les auteurs ne pouvant en tirer une
position nette finissent par s'appuyer sur la tradition et la doctrine
d'avant 1958 pour donner sens à ces travaux eux-mêmes ou
à l'article 68 directement. Dans ce dernier cas, la plupart des
commentateurs ont recours à la doctrine ancienne en arguant du
fait que les termes de l'article 68 sont identiques à ceux de
l'article 42 de la Constitution de 1946 et sont très proches de
ceux des articles 6 de la loi constitutionnelle du 25 février et
12 al.1 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875. Ce changement
de terrain, ne fait hélas que complexifier ou simplement
déplacer la controverse. Ainsi, d'autres arguments non
décisifs issus de la doctrine sous la IIIe République
(favorable en général au privilège de juridiction
du chef de l'Etat) sont mis en avant. Par exemple, selon cette
doctrine, la responsabilité du président se devait
d'être appréciée en comparaison avec celle des
ministres. Comme le constituant de 1875 a clairement distingué
entre les crimes et délits commis par les ministres dans ou hors
l'exercice de leurs fonctions et ne l'a pas fait pour le
président, on en concluait que la compétence des Chambres
couvrait tous les actes du Président de la IIIe
République au plan pénal (idée d'une
compétence rationae personae). Raisonnement que les auteurs
appliquent au Président de la Ve République. Mais
là encore on présuppose que le Constituant utilise une
logique formelle ou grammaticale rigoureuse. Les auteurs du texte sont
censés traiter la situation du Président et des ministres
de manière symétrique et rationnelle. Ce dernier exemple
illustre le recours à un raisonnement par analogie typique comme
les raisonnements a contrario et a fortiori d'une autre méthode
d'interprétation dite systémique.
c) l'interprétation systémique. Une telle méthode
suppose comme l'écrit M. Troper que la Constitution, "forme un tout
cohérent et complet et que ses dispositions s'éclairent les unes
par les autres" . On peut ajouter que ce tout dans une perspective systémique
devrait être considéré comme autonome, sans rapport direct
avec la volonté des acteurs. Mais pour la doctrine, il semble bien que
la cohérence de la Constitution comme système juridique est bien
la résultante d'une intention implicite du constituant. Ce postulat se
retrouve chez les juristes qui estiment par exemple que la formule : "actes
accomplis dans l'exercice des fonctions" présente dans la première
phrase de l'article 68 implique a contrario que le constituant lui-même
a entendu exposer aux poursuites de droit commun le chef de l'Etat pour ses
actes extérieurs à ses fonctions. D'où un certain irréalisme
qui est encore plus apparent lorsque la doctrine admet implicitement que des
Constitutions qui se succèdent historiquement forment elles aussi un
tout cohérent et complet. Ainsi, on n'hésite pas à confirmer
une interprétation de l'article 6 de la Constitution de 1875 par un argument
a contrario tiré de l'article 42 de 1946 . Est-il si sûr que le
rédacteur de 1958 a dialogué ainsi avec celui de 1946 et de1875
? On comprend alors que les commentateurs soient amenés à utiliser
des arguments d'ordre téléologique : il s'agit d'interpréter
l'article 68 non à partir de sa lettre mais de sa finalité implicite
ou encore à partir des finalités de la Constitution elle-même
(ou son "esprit"). Ainsi on part du postulat que la Constitution a
pour but de faire respecter la séparation des pouvoirs ou encore de protéger
les titulaires d'une fonction publique. Mais, à supposer que la Constitution
soit finalisée, il resterait à démontrer que le constituant
(ou le rédacteur) a été parfaitement cohérent. Ce
que les juristes admettent là encore implicitement. Par exemple, on suppose
que le constituant a fait un parallèle entre la situation du chef de
l'Etat, des membres du gouvernement et du Parlement en cherchant à les
protéger. On en conclut alors que s'il a permis la mise en cause du chef
de gouvernement pour des actes détachables de sa fonction [selon l'interprétation
de la Cour de Cassation en 1963], le chef de l'Etat peut lui aussi être
mis en cause . Ou encore en faveur d'une conclusion inverse, on admet que si
l'article 26 organise une protection particulière des parlementaires,
la protection ne saurait être moindre pour le chef de l'Etat. Dans le
cas contraire, on nous explique que nous serions dans l'absurde ou nous commettrions
une incongruité (P. Séguin). Mais pourquoi la Constitution ne
serait-elle pas illogique ou absurde sur certains points ?
d) l'interprétation fonctionnelle. Cette méthode se
démarque des autres méthodes en tant qu'elle ne se
réfère pas à la volonté réelle ou
supposée du constituant (voire du rédacteur de la
Constitution). Il s'agit de rechercher de façon pragmatique la
meilleure solution compte tenu des buts ou principes qui animent de
façon latente ou manifeste l'ordre juridique ; cela à
partir d'un contexte nouveau ou d'une question nouvelle. Les auteurs
ont ainsi soutenu leurs thèses en invoquant avantages ou
inconvénients du point de vue d'une bonne administration de la
justice, de la stabilité et neutralité de l'Etat, etc.
Sont pris ainsi en compte un certain nombre de risques : le risque de
renforcer "la politisation de la responsabilité pénale"
si le président ne peut être mis en cause que devant la
Haute Cour de Justice , le risque qu'un juge ordinaire puisse
"déstabiliser" le président si on lui refuse un
privilège de juridiction ou encore le risque d'un
"dysfonctionnement de la séparation des pouvoirs" . Ce type
d'arguments repose en réalité sur le postulat de
l'unité fonctionnelle du droit : la Constitution et toutes ses
dispositions sont censées avoir un rôle utile, remplir une
fonction conforme à l'intérêt du système
juridique (et de ses acteurs). Remarquons qu’un tel postulat ne
contredit pas les présupposés des autres approches.
Là encore, on admet implicitement que l'ordre juridique est
rationnel ou cohérent. Et on ne nous dit pas pourquoi certains
êtres juridiques (normes, institutions) ne seraient pas
"dysfonctionnels".
L'échec des juristes contemporains semble donc être double :
- d'une part, ils ne peuvent produire comme ils le prétendent une réponse
exacte, absolument certaine au plan scientifique. On peut penser qu'ils sous-estiment
ici le rôle joué de façon consciente ou non par l'élément
volitif dans l'interprétation : rôle cependant que Kelsen surestime
au point de condamner a priori toute tentative de recherche du sens probable
de la norme juridique.
- d'autre part, il s'appuient sur un postulat de complétude ou
de rationalité du droit constitutionnel qu'ils n'explicitent pas
et ne cherchent pas à justifier. On ne peut donc éviter
de se demander si ce second échec n'est pas en
réalité l'échec du modèle ontologique
auquel adhère Kelsen. Ce qui ne fait guère de doutes
selon les partisans d'une approche post-positiviste. Pour le savoir, il
convient d'analyser la véritable nature de ce modèle. Il
s'agit comme on va le voir d'un modèle onto-théologique
que Kant critique sous le nom de théologie rationnelle.
C) le point
de vue onto-théologique
a) La position kelsenienne qui inspire la doctrine contemporaine
maintient le point de vue de la théologie (ou de Dieu sur le
monde). Ce point de vue d'après Kant dans l'Appendice à
la Dialectique , suppose que nous devons considérer
l’ensemble des phénomènes comme « formant une
unité absolue » et dépendant d' « un principe
suprême, unique et absolument suffisant, c'est-à-dire une
raison originaire et créatrice subsistant par elle-même
». Dès lors le monde - ici les phénomènes
juridiques - doit acquérir certaines caractéristiques qui
le constituent comme système. Il devrait ainsi comme le
résume L. Ferry : "1) regrouper sous une loi unique, 2) la plus
grande pluralité possible d'êtres différents, 3)
sans que pour autant il y ait entre ces êtres un vide, un hiatus
par quoi la rationalité systématique serait brisée
(principe de continuité). Ainsi, 4) cette unité
systématique de la totalité du divers pourrait
apparaître, sous l'œil du détenteur de la science
achevée, comme pleinement rationnelle de sorte que intuition et
concepts, existence et pensée ne feraient qu'un" . La traduction
dans le langage de la théorie pure du droit serait la suivante :
le droit forme un système qui regroupe sous une loi unique (la
Norme fondamentale), toutes les normes juridiques (Constitution, lois,
règlements…), sans pour autant qu'il n'existe des
lacunes. Ainsi la totalité des normes pourrait apparaître
sous l'œil du détenteur d'une science du droit
achevée comme pleinement rationnelle (la ratio juridique du
commentateur étant identique à la ratio juridique du
législateur). C'est bien ce type de rationalité que nous
avons retrouvée chez les commentateurs de l'article 68 ; cela
à travers le présupposé que la Constitution forme
un tout cohérent, complet, logique, donc un système.
Le caractère théologique de l'idée de
système de droit transparaît de façon
évidente chez Kelsen à travers l'hypothèse
transcendantale de la norme fondamentale qui est comme Dieu le terme
ultime auquel la quête des raisons ne peut que s'arrêter.
S'exprime ici une conception déiste en tant que la raison
juridique parvient seule à l'idée de quelque chose sur
quoi toute la réalité juridique "fonde sa suprême
et nécessaire unité" . La doctrine contemporaine conserve
un tel fondement apparemment sécularisé en postulant
l'existence d'un constituant (le Peuple souverain) producteur d'une
norme fondatrice (la Constitution) et auto-fondée qui justifie
toutes les autres normes juridiques positives
hiérarchisées. Elle utilise une notion de
souveraineté (quel que soit son titulaire) qui s'appuie toujours
sur l'idée de Dieu. Le souverain (Peuple ou Nation) est bien un
être divin en tant qu'il répond à la
définition théologique traditionnelle : un "être
originaire, en tant qu'il n'y a aucun être au-dessus de lui" ou
encore "en tant qu'il n'y a aucun être au-dessus de lui,
être suprême (ens summum), et en tant que tout lui est
soumis comme conditionné (…), l'être des
êtres" .
b) Mais plusieurs usages du point de vue théologique sont
possibles. Il apparaît que la doctrine contemporaine
préfère un usage dogmatique (ou naïf) qui consiste
à identifier les Idées de Dieu et de totalité
à des notions scientifiques (ou empiriques). C'est le cas
lorsqu'elle prétend s'appuyer sur la volonté
réelle du constituant pour retrouver ses effets dans la
Constitution au plan grammatical, lexical, etc. ou encore retrouver son
intention originelle pour décider du sens ou de la valeur
normative d'un texte. Concernant l'article 68, on a vu que les
commentateurs faisaient sérieusement l'hypothèse
qu'à travers certains indices, ils pouvaient restituer la
volonté ou le dessein du constituant afin d'interpréter
ses silences. Le constituant est considéré presque comme
un être omniscient, infaillible qui aurait prévu toutes
les hypothèses. Même usage empirique de la
théologie rationnelle lorsque l'interprétation
constitutionnelle a recours aux méthodes objectives. La
Constitution est envisagée alors comme une totalité
complètement déterminée et logique par
elle-même. On a recours ici à Dieu non comme un être
indépendant mais comme une forme, un système qui
enveloppe en lui toutes les possibilités. Cela signifie au plan
du droit constitutionnel que la Constitution ne comporte pas de
"réel vide juridique" sauf à titre exceptionnel . Le
juriste imitant le Conseil constitutionnel peut toujours
rétablir une cohérence en travaillant sur le
nécessaire, l'implicite. Ses outils logiques (raisonnement par
analogie, déduction..) s'il sait les utiliser de façon
correcte ou honnête peuvent toujours lui donner une solution. En
termes théologiques, Descartes explique que Dieu, être
parfait exclut tout non-être. L'erreur, l'imperfection
proviennent de notre propre déficience . Bien sûr,
l'idée de totalité peut être hypostasiée
à travers une Constitution non pas historique mais "vivante".
Elle est alors réinterprétée à partir des
valeurs récentes, des nécessités du moment. Une
telle actualisation ne remet pas en cause le postulat de
cohérence ou de perfection. Simplement, elle conduit comme on
l'a vu avec l'interprétation fonctionnelle de l'article 68
à un glissement : la vérité de
l'interprétation importe moins que son utilité. Mais
c'est encore retrouver l'idée de Dieu à travers une
théodicée. La Constitution est comprise comme
évoluant vers un plus grand bien. Elle reste toujours conforme
en toutes ses dispositions au "principe du meilleur". Et toutes ses
dispositions comportent une raison d'être, une rationalité
toujours plus grande.
D) la critique
post-positiviste
a) On comprend aisément que cette utilisation
naïve de la théologie rationnelle ait pu légitimer
les critiques dévastatrices des partisans d'une approche
réaliste qui se veut post-positiviste (ou
post-métaphysique). Ainsi, ils ont estimé que le
constituant n’est qu’une figure « mythique »
(M. Troper) dont l’agir est presque inconnaissable. Si, comme
l’explique M. Troper, il est bien l’auteur de l’acte
normateur, alors il s’agit d’« un organe complexe
composé de deux organes partiels, l’un qui a soumis le
projet de référendum, l’autre qui l’a
adopté ». Mais, comment déterminer la
volonté de ces deux organes (à supposer qu’elle
soit identique) exprimée en 1958 ? De plus, sauf à
supposer la génialité du constituant, il est peu probable
qu’il ait envisagé toutes les questions qui se sont
posées depuis… Reste à savoir d’ailleurs
pourquoi, ayant une volonté claire, il se serait exprimé
par des signes obscurs. Ce qui en fait selon l’expression de M.
Troper un être à la fois « infiniment lucide et
excessivement maladroit » . Si on substitue au constituant le
rédacteur de la Constitution, on retrouve la même
difficulté : le rédacteur doté de la même
lucidité est censé avoir envisagé toutes les
hypothèses dans les travaux préparatoires de la
Constitution. Il est évident que la recherche des traces de
cette volonté ne peut qu’échouer. Ce qu’admet
en partie P. Avril qui ne dit atteindre que « la vraisemblance
politique » tandis que P. Genevoix explique qu’il ne faut
pas tirer « de bien grandes conséquences d’un indice
extrêmement ténu » . Si on abandonne
l’hypothèse d’un auteur juridique ou historique de
la Constitution quasi divin, reste l’hypothèse d’un
ordre divin sans Dieu. Soit l’hypothèse que la
Constitution consisterait en une totalité signifiante,
dépourvue de lacunes, qu’on la considère comme
virtuelle ou programmatique. Le sens vrai ou utile de chacun des
articles pourrait toujours être découvert ou construit
à partir du texte actuel de la norme constitutionnelle. F.
Müller n’a pas de mal à montrer ici que
l’unité de la Constitution considérée
traditionnellement comme déjà faite ou plus
récemment comme à faire est un mythe. « On se borne
à remplacer dit-il une illusion par une autre, l’illusion
positiviste par l’illusion anti-positiviste » .
b) Les auteurs post-positivistes prétendent en
conséquence congédier l’approche
onto-théologique ; ce qui se traduit sur le plan
méthodologique par l’abandon de notions comme la «
volonté du législateur » ou la «
volonté de la loi » considérées comme des
chimères , par le refus de la notion d’«
unité de la Constitution » qui serait de la « poudre
aux yeux » , etc. S’étonnant que les juristes se
basent encore sur des « présupposés » qui
seraient de l’ordre du mythe, ils en appellent à une
approche résolument scientifique. Dans ce but, la science du
droit réaliste tente d’élucider le processus
effectif de formation du droit en analysant les contraintes qui
influent sur ce processus ; contraintes extérieures
socio-politiques, contraintes internes langagières. Dès
lors, les vieilles oppositions « métaphysiques »
(Sein/Sollen, réalité/norme), pourraient être
rejetées hors de la sphère du droit. Mais il n’est
pas sûr que l’approche post-positiviste est capable de
fournir une nouvelle méthodologie libérée du point
de vue théologique. En fait, elle conduit le plus souvent
à un vide méthodologique (abandon des méthodes
traditionnelles) ou une inflation méthodologique (recherche de
nouvelles méthodes).
c) Vide méthodologique par exemple avec M. Troper. Une doctrine
scientifique ne saurait selon lui utiliser aucune des méthodes
traditionnelles. D’une part, cela reviendrait à se donner
un objectif métaphysique consistant à découvrir le
sens véritable d’un texte. D’autre part, ce serait
ignorer que ces méthodes sont adoptées par le juge moins
pour produire une interprétation que pour la dissimuler. Il
semble que, selon M. Troper, la seule tâche légitime des
juristes de doctrine serait de retrouver a posteriori les raisonnements
qui guident réellement les choix interprétatifs des
interprètes authentiques de la Constitution. Mais, en pratique,
on constate que le commentaire effectué par M. Troper
lui-même de la décision de 1999 à propos de
l’art. 68 ne rompt pas avec la méthodologie
traditionnelle. D’abord, M. Troper fait l’hypothèse
(à vérifier) que le Conseil constitutionnel a dû
choisir entre trois différentes interprétations de la 2e
phrase de l’art. 68 ; chaque interprétation se justifiant
par des arguments classiques (lexical, recours à un principe
issu de la Constitution, etc.). Il nous explique ensuite que le Conseil
aurait choisi la 3e interprétation [qui soumet le chef
d’Etat à un régime dérogatoire du droit
commun] car elle permettrait une conciliation entre principes
d’égalité et de séparation des pouvoirs.
Ainsi, nous restons en apparence dans l’ordre de la justification
; et le juriste imitant le juge semble toujours à la recherche
de l’interprétation sinon exacte, du moins rationnelle ou
conforme au principe du meilleur. Bien sûr, selon M. Troper ces
méthodes ne sont pas « obligatoires » et leur emploi
obéit en fait à des contraintes argumentatives (ou
rhétoriques). Mais le raisonnement, s’il a changé
de statut reste sur la forme, traditionnel. De plus, nous n’avons
pas de preuve scientifique qu’il a été tenu par un
Conseil constitutionnel qui de son côté continue de se
considérer comme lié par les règles
traditionnelles d’interprétation. L’approche
théologique est donc maintenue au moins comme idéologie
et l’approche réaliste semble en attente d’une
phénoménologie.
d) Avec F. Müller, le réalisme conduit au contraire
à une inflation méthodologique. Il s’agit de
substituer aux méthodes traditionnelles employées par la
doctrine de nouvelles méthodes dites de «
concrétisation » [ou de production des normes]. Mais il
semble bien que cette nouvelle méthodologie là encore
retrouve les règles traditionnelles (p. 275), maintient ses
valeurs opératoires (sens de l’honnêteté, du
raisonnable, etc.) et surtout exige d’être fondée de
manière ultime par la Constitution. Il existerait ainsi des
normes constitutionnelles « pertinentes quant aux méthodes
»… (p. 12 Préface). Le modèle
onto-théologique est donc reconduit et son aporie principale
n’est pas vraiment discutée : soit l’absence de
fondement juridique de l’obéissance à la
Constitution et donc aux normes méthodologiques.
Il est temps maintenant de prendre au sérieux le modèle théologique
et de réfléchir sur un usage qui ne serait pas dogmatique ou scientifique.
II Reconstruction
La reconstruction de l’argumentation proposée par les juristes constitutionnalistes
pour interpréter l’article 68 revient à donner à la
théologie rationnelle un statut qui ne soit pas scientifique ou empirique.
L’approche positiviste bien comprise lui préfère un statut
régulateur ; un statut dont les insuffisances conduisent à proposer
le retour à une approche pré-positiviste (inspirée de Leibniz).
Cette approche ouvre l’interprétation à la recherche de principes
métaphysiques qui peuvent éclairer le sens de la Constitution
(notamment de l’article 68).
A) Le statut
régulateur de la théologie rationnelle et sa critique
a) L’approche
positiviste kelsenienne consiste à maintenir le point de vue de la théologie
rationnelle mais en lui donnant un statut régulateur à la manière
de Kant. Cela suppose que l’on distingue nettement entre ratio essendi
et ratio cognoscendi, entre norme juridique et proposition de droit. La science
du droit accède à la réalité juridique, la recrée
intellectuellement à partir de certaines idées (idée d’ordre,
d’espace normatif, etc.). Conformément à la théorie
de la connaissance kantienne, explique Kelsen, « la masse des normes juridiques
générales et individuelles, c’est-à-dire les matériaux
donnés à la science du droit, ne deviennent un système
présentant une unité, exempt de contradictions, en d’autres
termes un ordre — un ordre juridique — que par le travail de connaissance
qu’effectue la science du droit » . On retrouve ici la notion théologique
de système utilisée par la connaissance juridique non pas comme
une notion scientifique mais comme une idée, un outil nécessaire
pour le jugement. Kelsen va plus loin en montrant que « les principes
de logique, en particulier le principe de non-contradiction, et les règles
du raisonnement » s’appliquent non aux normes juridiques elles-mêmes
mais aux propositions décrivant ces normes. On ne saurait effectivement
appliquer directement de tels principes aux normes juridiques du fait qu’il
s’agit de prescriptions, ni vraies, ni fausses qui peuvent se contredire,
avoir un contenu illogique ou inexécutable. Le recours à l’idée
de système va jusqu’à permettre de rendre intelligible le
droit dont on ne sait bien qu’il est une œuvre humaine, donc imparfaite.
En effet, produite par un acte de volonté, la norme peut être irrationnelle.
Pour autant, selon Kelsen, la science du droit ne contribue pas à fixer
ou à élaborer le droit ; elle reste une fonction de la connaissance
et son travail de mise en forme est une opération purement intellectuelle.
b) La notion de système est donc une Idée au sens kantien
; elle est nécessaire pour le fonctionnement de la science du
droit tout en n’étant pas objective du point de vue de
cette même science. Elle sert exactement à ordonner les
concepts juridiques, « à leur donner la plus grande
unité avec la plus grande extension » . La
considérer comme un concept, en faire un usage constitutif
à la manière de la doctrine actuelle ou la condamner en
tant qu’illusion à la manière des post-positivistes
seraient donc une erreur. Dès lors, on peut imaginer (contre
Kelsen) maintenir les règles traditionnelles de
l’interprétation à condition de considérer
qu’elles se fondent non sur l’expérience mais sur la
raison juridique ; une raison qui postule la perfection du droit afin
de guider la recherche, de lui donner un but. Le constituant comme
être omniscient, la Constitution comme totalité
ordonnée et non lacunaire n’ont pas d’existence
juridique et n’en n’auront jamais. Mais nous avons besoin
de ces idéaux au titre d’exigences du raisonnement
scientifique pour donner sens à un texte ou encore
déterminer une solution raisonnable. De même, nous avons
besoin d’une norme fondamentale hypothétique, substitut du
principe divin suprême et suffisant, extérieur à la
réalité empirique pour fonder le droit constitutionnel.
On sait que chez Kelsen, cette norme reçoit le statut
d’une condition de pensabilité du droit positif ;
opération qui a pour conséquence d’éviter le
dogmatisme en délégitimant toute prétention
(dialectique) de la connaissance juridique à affirmer un
critère substantiel du droit. Avec cette opération,
s’achève le déplacement positiviste de la
théologie du plan de la ratio essendi au plan de la ratio cognoscendi. On a vu que les
post-positivistes ont poursuivi la translation jusqu’à se situer
sur le plan de la ratio linguisticae.
c)
Refusant soit de dogmatiser, soit d’idéologiser
l’onto-théologie, l’approche positiviste bien
comprise est un moindre mal ; elle semble même justifier
l’usage des règles traditionnelles de
l’interprétation. Il n’en est rien cependant car un
usage régulateur n’étant pas constitutif,
n’atteint pas la réalité juridique. La
rationalité du droit, sa justification ultime ne sont que
supposées ; elles n’ont le statut que de principes de la
réflexion, de simples exigences de la raison juridique. Or
l’interprétation et la fondation d’une norme
constitutionnelle ne peuvent se contenter d’un « comme si
», d’une idée dont on espère un commencement
de présentation. Tout se passe comme si le kantisme après
avoir défichitisé la notion de système de droit
laissait intacte la réalité du droit, irrationnelle et
inconnaissable. Nous nous sommes donné un horizon
d’attente, la fiction de la parfaite rationalité du droit
sans pouvoir justifier, objectiver les fictions du droit construites
par l’interprétation traditionnelle.
B) L'approche
onto-théologique
a) L’onto-théologie (notamment chez Leibniz) peut donner
statut aux fictions du droit sans hypostasier l’idée de
système du droit. Cela en refusant la séparation entre
d’un côté la ratio cognoscendi (les propositions de
droit) et de l’autre la ratio essendi (les normes juridiques).
L’interprétation selon Leibniz part bien des motivations
réelles du constituant, armée du principe de raison mais
elle les métamorphose, les objective. La notion de
système n’est pas qu’une image, un but ; elle est un
crible permettant de transformer un probable
épistémologique en une vérité de droit. Le
juriste effectue en réalité deux raisonnements :
l’un déductif par lequel il tente de restaurer les
motivations implicites (à travers le texte mais aussi le
contexte), l’autre déductif par lequel il les transforme
en raisons véritables (le probable devenant certain). On assure
ainsi au droit une systématicité qui n’est pas
donnée au départ et ne reste pas une simple Idée.
Ce qui revient selon Leibniz à tenir compte de la volonté
des Législateurs, qui « veulent donner l’apparence
d’avoir tout réglé rationnellement » . Cette
apparence devient réelle grâce à
l’interprétation juridique. Le juriste pourtant ne se
substitue pas aux législateurs. Il « interprète
l’esprit » ; ce qui revient à rechercher moins son
intention que ce qu’il aurait dit si l’affaire
présente lui avait été soumise . La
vérité obtenue n’est qu’une
vérité, probable, provisionnelle qui pourra toujours
être démentie plus tard. Au « comme si »
kantien subjectif, s’est substitué un « quasi
» leibnizien objectif sans être dogmatique.
Le législateur apparaît au terme de
l’interprétation quasiment comme un Dieu, omniscient,
rationnel. Cela a été "rendu vrai" par le commentateur
afin de permettre l’applicabilité du droit en toutes
circonstances. L’interprétation peut alors se rattacher
à des principes à la fois logiques et théologiques
comme le principe de l’optimisme (ou du moindre mal), le principe
d’aversion qui permettent d’éviter tout risque de regressus ad infinitum.
b) La Nova Methodus (1667) de Leibniz nous donne des principes d'interprétation
(mieux de rationalisation) qui permettent encore aujourd'hui de modeliser la
pratique des juristes, notamment en ce qui concerne l'article 68. Ces principes
de séduisent tous d'un transfert de la théologie vers la jurisprudence
en raison de "la similitude des deux facultés" .
- Considérer un droit malgré ses obscurités, contradictions,
comme exprimant un droit naturel ; c'est-à-dire comme susceptible d'être
mis en forme de manière à devenir clair, cohérent. Ce qui
revient à considérer le Législateur comme parfait.
- Envisager a priori à l’aide d’une « combinatoire juridique
» toutes les situations juridiques possibles en fonction des circonstances
et retenir la solution qui minimise le mal (ou les dysfonctionnements du droit).
- Parmi les méthodes de la jurisprudence (ou de la théologie),
privilégier la didactique et la polémique. La première
recherche "le droit certain" ou clair et la deuxième détermine
des solutions par le biais d'outils logiques (analogie, etc.). Les méthodes
exégétiques et historique qu'on peut dire empiriques sont seulement
"souhaitables".
- Fonder l’interprétation juridique non sur une loi suprême
et unique (la Constitution), ni sur des lois indépendantes mais sur des
principes communs à plusieurs lois ou textes considérés
comme des hypothèses.
- Ouvrir l’interprétation juridique sur le contexte à l’aide
d’autres disciplines comme la logique, la science politique, l’histoire,
etc.
- Considérer les résultats comme seulement probables et non exacts
au sens des mathématiques ou de la médecine.
Si on essaye d’évaluer l’argumentation
proposée par la doctrine contemporaine pour interpréter
l’art. 68 à la lumière de ces principes, on en
conclut que se trouve justifié le recours à l’image
de la rationalité divine permettant d’ordonner la
Constitution de 1958 en une unité rationnelle. Se trouve aussi
justifié le fait que les auteurs ont relativisé les
résultats des méthodes sémiotique et
génétique au profit des interprétations
systémique et fonctionnelle. Mais il est évident que leur
prétention à fournir la seule et exacte solution est
exorbitante. Enfin, on peut constater, que ces auteurs n’ont pas
su ouvrir leur interprétation à d’autres
disciplines. L’histoire (des idées) permettait pourtant de
fournir un éclairage utile sur la signification probable de
l’article 68.
C) L’interprétation
de l’article 68 de la Constitution à l’aide de la théologie
sécularisée
Le recours à l’histoire des idées, justifié par le
modèle leibnizien, conduit à mettre en évidence encore
une fois le rôle de la théologie non pas ici dans la construction
d’une méthodologie mais dans la compréhension des concepts
juridiques. C. Schmitt a écrit à juste titre que « tous
les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont
des concepts théologiques sécularisés » . On sait
quel usage irrationnel et dangereux, il a fait de telles filiations. Essayons
pour terminer de proposer un autre usage en revenant sur la source religieuse
de l’institution présidentielle.
a) On peut dire, en s’inspirant des travaux de E. Kantorowitz que
tous ceux qui ignorent cette origine de l'institution
présidentielle s'interdisent de pouvoir la penser dans sa
simplicité, on devrait dire sa duplicité. En effet, le
chef de l'Etat traditionnellement en Occident est persona mixta,
possédant un corps naturel et un corps politique
inséparables. Il a deux corps tout comme avant lui le prince,
l'Empereur, le Pontife Romain et bien sûr le Christ-Roi,
modèle ultime. La généalogie simplifiée
d'après E. Kantorowitz est la suivante. Le Christ a deux
natures, humaine et divine considérées au XIIIe
siècle comme deux corps : le corps matériel qu'il a
reçu de la Vierge et le corps figuré ou mystique
assimilé à l'Eglise. Le corps mystique va perdre sa
signification transcendante pour acquérir une signification
corporative ou collective que va s'approprier l'Etat. Dès lors
tout vicaire du Christ (d'abord le Pape, puis le Roi) par imitation
possédera un corps naturel en tant qu'individu et un corps
politique en tant que chef de l'Eglise puis de l'Etat. Cette fiction
d'abord physiologique et finalement abstraite a rendu possible un
dédoublement fonctionnel du souverain, la distinction moderne
entre la personne et l'office et enfin garantit la continuité de
l'Etat (Le Roi ou plutôt son corps politique ne meurt pas).
Il semble que la France ait connu le même processus de sécularisation,
à une différence près essentielle. Les monarques français
absolutistes ont tenté d'escamoter leur corps naturel pour ne laisser
voir que leur corps politique, sacralisé, déifié. Cette
tentation moniste se retrouvera encore sous la Terreur en 1793 ; le corps entier
de l'Homme Républicain se substituant à celui du Roi (redevenu
pourtant simple citoyen le temps de son procès). Elle réapparaît
sous la Restauration où « la personne du Roi est inviolable et
sacrée » (article 1 de la Charte de 1814).
b) Il est vraisemblable que les Constitutions de la IIIe, IVe et Ve
République n'ont pas cédé à une telle
tentation. C’est pourquoi, elles se contentent d'invoquer
l'irresponsabilité politique du Président (hors le cas
théorique de la haute trahison jugée devant une Cour de
justice parlementaire). Cette irresponsabilité devant le
Parlement répond depuis 1958 à trois motifs connus de la
doctrine traditionnelle :
- la logique parlementaire : le Président ne pouvant rien faire ou presque
(puisqu'il n'a au mieux et en propre que des pouvoirs d'arbitrage ), il ne saurait
mal faire. Il n'a donc pas de comptes à rendre au Parlement.
- la théorie de la séparation des pouvoirs : organe partiel de
la législation (d'abord par le veto en 1791 puis par la promulgation
des lois depuis 1875), le chef d'Etat doit être indépendant de
l'autre organe partiel qu'est le Parlement. Autrement, le pouvoir législatif
risquerait d'être accaparé par ce dernier et l'équilibre
entre les organes d'Etat serait rompu.
- le souci de protéger le chef d'Etat. Ce qui a pu justifier en outre
la répression du délit d'offense au chef de l'Etat (loi de 1881)
qui n'est plus invoqué par les présidents depuis 1974.
L'irresponsabilité de l'article 68 a donc sans doute sa logique
propre, ne concerne que le seul corps politique. Elle n'implique pas
une immunité de fond ou de procédure au plan pénal
du président sauf à confondre l'institution et le corps
naturel. Dès lors, rien ne s'oppose, en l'absence de
dispositions expresses, à ce que le Président soit
traité comme un simple citoyen pour ce qui concerne les actes
détachables de sa fonction. C'est ainsi qu'en a jugé
d'ailleurs la Cour suprême américaine dans l'affaire W.
Clinton contre P. Jones (1997). Ajoutons que dans le cas
français, cela est acquis pour les ministres qui sont
justiciables des tribunaux ordinaires pour le même type d'actes.
Pourquoi le chef d'Etat aurait-il un statut différent ? Bien
sûr argueront certains qui refusent l'artifice juridique : les
deux corps n'étant qu'un en pratique, si le Président
était mis en examen, alors la continuité de l'Etat serait
menacée. Mais le droit constitutionnel prévoit des
procédures de remplacement du Président en cas
d'empêchement.
Le chef d'Etat a bien deux corps. Cela répond à une
nécessité logique (le dédoublement fonctionnel),
rationnelle (l'égalité de tous devant la loi) et permet
in fine de justifier l'interprétation a contrario de l'article
68. Refuser cette solution conduirait à légitimer une
fois de plus la dérive vers une "Monarchie républicaine".
Ce qui prouve au bout du compte que la théologie est neutre
politiquement mais certainement pas juridiquement.
Source : voir la version complète : RDP,
2001 - n°3
|
|