Claude-Henri de Saint-Simon
 

DE L' ORGANISATION SOCIALE
 

FRAGMENTS D' UN OUVRAGE INEDIT
 
 
 

QUATRIEME FRAGMENT
Sur l' administration et sur le gouvernement des affaires publiques.
On pourra nous dire : «  votre opinion la plus importante sur la politique, celle à laquelle vous rapportez toutes vos idées, étant que, pour établir en Europe un ordre de choses calme et stable, le meilleur moyen consiste à superposer le pouvoir administratif au pouvoir gouvernemental, votre
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premier soin doit être de tracer une ligne de démarcation fortement prononcée entre la capacité administrative et la capacité gouvernementale ; vous devez dire bien positivement en quoi consistent l'une et l' autre. Au moyen de cette explication, vous vous trouverez en état de motiver clairement pourquoi la capacité administrative doit être superposée à la capacité gouvernementale. «  la haute administration de la société embrasse l'invention, l'examen et l'exécution des projets utiles à la masse.
La haute capacité administrative comprend donc trois capacités ; celle des artistes, celle des savants et celle des industriels, dont le concours remplit toutes les conditions nécessaires pour la satisfaction des besoins moraux et physiques de la société.
Quand on commencera les travaux ayant directement pour but l'établissement du système de bien public ; dans cette grande entreprise, les artistes, les hommes à imagination ouvriront la marche ; ils proclameront l'avenir de l' espèce humaine ; ils ôteront au passé l'âge d' or pour en enrichir les générations futures ; ils passionneront la société pour l'accroissement de son bien-être,
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en lui présentant un riche tableau de prospérités nouvelles, en faisant sentir que tous les membres de la société participeront bientôt à des jouissances qui, jusqu'à ce jour, ont été l'apanage d'une classe très-peu nombreuse ; ils chanteront les bienfaits de la civilisation, et ils mettront en oeuvre, pour atteindre leur but, tous les moyens des beaux-arts, l'éloquence, la poésie, la peinture, la musique, en un mot, ils développeront la partie poétique du nouveau système.
Les savants, les hommes dont la principale occupation consiste à observer et à raisonner, démontreront la possibilité d'une grande augmentation de bien-être pour toutes les classes de la société, pour la classe la plus laborieuse, celle des prolétaires comme pour celle des particuliers les plus riches. Ils mettront en évidence les moyens les plus certains, les plus prompts, pour assurer la continuité des travaux de la masse des producteurs ; ils poseront les fondements de l' instruction publique ; ils établiront les lois hygiéniques du corps social, et, entre leurs mains, la politique deviendra le complément de la science de l' homme.
Les industriels les plus importants, rapportant toutes les idées à la production, jugeront ce qu' il
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y a d'immédiatement praticable dans les projets d'utilité publique conçus et élaborés de concert par les savants et les artistes ; ils combineront les mesures d'exécution et en attribueront la direction aux banquiers, qui sont toujours en tête des mouvements financiers.
Voilà la marche administrative, ferme, franche et loyale que les savants, les artistes et les industriels suivront quand la direction des intérêts généraux leur sera confiée.
Comparons cette marche à celle que suit le gouvernement actuel ; voyons à quelles misérables combinaisons la capacité gouvernementale a été réduite par le progrès des lumières et de la civilisation.
Enfermés dans le cercle des doctrines suranées du système féodal, les gouvernants doués en général des intentions les meilleures pour le bien public, font de vains efforts pour organiser un état de choses calme et stable.
Ne croyant pouvoir se maintenir qu' en entretenant de nombreux états-majors dans toutes les branches de l'administration, ainsi qu'un grand appareil de force gouvernementale, ils sont réduits, en définitive, à tirer de la nation le plus d'argent possible, soit par les impôts, soit par
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les emprunts, en évitant toutefois d'exciter des mécontentements sensibles. Ils s'épuisent donc en combinaisons subtiles pour l'établissement et la perception des impôts.
Ils sont réduits à consacrer à des frais de gestion, en grande partie inutiles à la société, la plus forte part d'argent de la nation, et une portion très-faible à des dépenses réellement utiles aux producteurs.
Ils sont réduits à conserver aux nobles et aux courtisans une grande importance politique, et s'ingénient pour leur procurer l'argent nécessaire à l'entretien d'un luxe jugé indispensable.
Examinons la conduite du ministre-président, qui cependant est celui qui a le mieux compris l'importance de l'industrie et l'état de la société ; examinons l'usage qu' il fait de la force gouvernementale.
Nous l'avons vu user de toute l'influence ministérielle qui était à sa disposition pour faire entrer à la chambre des députés un grand nombre de nobles et de riches oisifs, et pour en éloigner avec le plus grand soin les industriels les plus marquants, les savants, les artistes les plus capables.
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Il a rendu le parlement septennal, sans rien changer à la fixation de l'âge de quarante ans pour être admis à la chambre, et par ce moyen il en a diminué considérablement l'énergie, l'a rendue dépendante du ministère et l'a soumise en même temps à l'influence de la haute noblesse.
Il a concentré la direction suprême des intérêts nationaux dans les mains de nobles, d' évêques, de militaires, de légistes, et d' administrateurs, tous fort honorables sans doute par leur caractère privé, ou par les services qu' eux ou leurs ancêtres ont pu rendre à la nation, mais qui n' ont cependant appris l' administration qu' aux dépens du public, qui a toujours payé leurs fautes, et jamais à leurs propres dépens, comme les industriels le font journellement.
Il maintient au ministère de l' intérieur, par respect pour la dignité ministérielle, un avocat distingué, mais fort ignorant pour tout ce qui concerne l' industrie, les sciences et les beaux-arts ; qui ne se doutant ni de leur importance, ni des égards qui leur sont dus, s' oublie jusqu' à faire, en quelque sorte, maltraiter par ses commis les hommes qui par leurs travaux font le plus d' honneur à la France.
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Il croit aussi, ce même ministre-président, par déférence pour les anciennes doctrines, devoir accorder une grande influence sur l' instruction publique aux jésuites, dont le but définitif est d' inculquer à la jeunesse l' idée que les capacités médiocres doivent primer et diriger les capacités du premier ordre, et que les connaissances vagues doivent être superposées aux connaissances utiles et positives.
Enfin, voulant protéger l' industrie, m.. de Villèle a établi un conseil suprême de commerce ; mais il l' a composé principalement d' hommes qui n' ont jamais appartenu comme praticiens à aucune branche d' industrie, et c' est apparemment par respect humain qu' il a bien voulu y admettre deux ou trois industriels retirés.
Voilà les tristes restes de la capacité gouvernementale ; entraînée par le torrent de la civilisation, elle essaie vainement, en se rattachant au passé, de continuer le rôle prépondérant qui lui fut attribué dans les précédents de la société.  Comparons maintenant les rapports fondamentaux qui existent entre les administrateurs et les administrés, avec ceux qui existent entre les gouvernants et les gouvernés.
Le principe fondamental d'une gestion administrative
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est que les intérêts des administrés doivent être dirigés de manière à faire prospérer le plus possible le capital de la société, et à obtenir l' approbation et l' appui de la majorité des sociétaires.
Pour se faire soutenir par la majorité, c' est-à-dire pour former une majorité qui approuve leur gestion, les administrateurs ne peuvent employer que la persuasion et la démonstration du fait que leurs opérations sont les plus fructueuses possible pour la société.
Les administrateurs savent que l' économie dans les frais de gestion est toujours désirée par les sociétaires, en conséquence ils travaillent toujours à diminuer ces frais.
Par exemple, les frais de gestion de la banque sont très-petits ; son conseil des régents ne lui coûte rien ; les frais de gestion du trésor royal sont énormes.
Les rapports entre les gouvernants et les gouvernés sont d' une toute autre nature ; les nobles disent, et ils le peuvent de très-bonne foi, qu' ils sont nés pour gouverner, et que les plébéiens ont été destinés par la providence à obéir.
Le premier besoin de la société aux yeux des
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nobles est que la noblesse brille de tout l'éclat que le luxe et le pouvoir peuvent lui procurer ; la royauté leur paraît devoir faire corps avec la noblesse. Ils reconnaissent bien au roi le droit de confier à qui lui plaît la direction des affaires publiques, mais dans leur âme et conscience, ils sont persuadés que c' est un devoir pour lui de n' accorder sa confiance qu' à des nobles.  L' art de gouverner consiste, à leurs yeux, dans le talent de conserver à l' action gouvernementale la prépondérance sur l' action administrative : il consiste à prolonger l' existence du régime théologique et féodal, quoique ses principales racines aient été coupées, quoique la critique et le progrès des lumières aient complétement ruiné ses principes fondamentaux.
En un mot, les gouvernants croient que le meilleur moyen pour maintenir la subordination des gouvernés consiste à multiplier les fonctionnaires publics et à donner aux plus importants une grande représentation, c' est-à-dire beaucoup d' argent ; la force physique et la ruse, l' armée soldée et la police sont les principaux moyens qu' ils emploient pour appuyer leurs opérations ; la persuasion et la démonstration ne leur paraissent que des moyens secondaires, tandis que ce
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sont les seuls moyens employés par les administrateurs.
Quand il plaira au roi de confier la haute direction des affaires publiques à une administration industrielle, les frais de gestion se trouveront sur-le-champ énormément réduits, car les savants et les artistes, qui ont constaté par leurs travaux une capacité du premier ordre, n' ont pas besoin pour se procurer de la considération, de faire des dépenses d' apparat et d' afficher une grande représentation. Quant aux industriels importants, ils tiendraient à grand honneur de ne recevoir aucun traitement pour les soins qu' ils donneraient à l' administration de la fortune publique.
Les quatre démonstrations suivantes nous paraissent les bases les plus solides que nous puissions donner à notre opinion, que dans les circonstances actuelles, l' action administrative peut, sans inconvénient majeur et avec de très-grands avantages, être superposée à l' action gouvernementale. Nous prouverons donc d' abord que la masse de la nation est suffisamment éclairée, civilisée, qu' elle possède une connaissance assez approfondie de ses véritables intérêts pour se maintenir en tranquillité sous la direction
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d' une bonne administration, et pour s' opposer à tous les efforts des ambitieux qui chercheraient à troubler l' ordre public.
Ensuite, que les artistes, les savants et les industriels ont acquis une capacité assez étendue pour se trouver en état de traiter toutes les questions relatives aux intérêts publics, et de diriger convenablement les intérêts généraux de la société.
Après cela, nous devons prouver que beaucoup de gens ont une assez grande habitude de voir diriger leurs intérêts par les pouvoirs administratifs, pour qu' ils ne soient point étonnés de voir introduire le mode administratif dans la direction des intérêts généraux de la société.  Enfin, nous devons prouver que la superposition de l' action administrative à l' action gouvernementale ne compromettrait point la France à l' égard de l' étranger, cette superposition lui assurant des alliés avec le secours desquels elle se trouverait plus forte que toute la féodalité européenne.
Nous allons traiter séparément chacune de ces questions.
1 - nous avons prouvé, dans un des chapitres précédents, que les prolétaires français avaient
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constaté par des faits authentiques qu' ils étaient suffisamment civilisés, et que leur capacité en prévoyance était assez développée pour qu' ils fussent en état d' administrer des propriétés mobilières et immobilières. Or, il est évident que des hommes capables de bien administrer des propriétés sont en état de se bien conduire sous la direction d' une bonne administration.  Un grand nombre d' artistes, de savants et d' industriels s' occupent aujourd' hui de questions d' un intérêt général ; depuis le commencement de la révolution, ils ont tous fait dans ce genre des études approfondies, et ces études les ont rendus capables d' organiser une bonne administration des affaires publiques.
La question de l' instruction publique a été discutée et éclaircie par beaucoup de littérateurs et par plusieurs savants.
Toutes les questions relatives à l' économie qu' on pourrait introduire dans les dépenses publiques ont été examinées par les industriels, dont le succès dans la conduite de leurs affaires particulières ont prouvé la haute capacité en administration des finances.
2 - l' établissement de la banque, des compagnies d' assurances, des caisses d' épargne, des
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compagnies pour la construction des canaux, et la formation d' une multitude d' autres associations qui ont pour objet l' administration d' affaires très-importantes, ont habitué les Français au mode administratif pour la gestion de grands intérêts ; d' où il résulte que ce mode peut être appliqué à la gestion des intérêts généraux sans que cette innovation dans la haute direction des affaires publiques occasionne ni étonnement ni secousse, sans qu' il dérange les habitudes nouvelles contractées déjà par la génération actuelle.
3 - la révolution, dont les grands effets moraux commencent à se développer, a fait entrer les Français en verve sous le rapport de la politique ; ainsi, on ne doit pas s' étonner qu' ils se montrent supérieurs aujourd' hui aux Anglais en conceptions organiques. Mais il est également vrai que les Anglais, qui les ont devancés dans cette carrière de l' esprit humain, et qui ont été, en quelque façon, les créateurs de cette branche de nos connaissances, ayant jusqu' à ce jour surpassé en capacité politique tous les autres peuples, ne tarderont point à imiter les Français, et à adopter le système dans lequel l' action administrative sera superposée à l' action
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gouvernementale ; il en résultera, par la nature même du nouveau système, une alliance franche et indissoluble entre les deux peuples les plus industriels du globe ; et l' on sait assez que l' union de la France et de l' Angleterre constitue la force sociale la plus considérable dans le monde civilisé.