SADE : extraits de « Idée sur le mode de sanction des lois » (Novembre 1792) in Opuscules et lettres politiques, UGE, 1978.
Je vous le dis, citoyens, le moment presse : si vous laissez échapper
ce pouvoir acquis par vos exploits, que de difficultés pour le ressaisir
!
Raisonnons donc un moment ensemble sur la manière de le conserver. Je
vous demanderai d'abord comment vous considérez ceux que vous avez chargés
de vous faire des lois. Par un impardonnable abus d'idées, les confondriez-vous
avec ces représentants d'un peuple esclave, envoyés par vous pour
offrir des vux et des supplications aux pieds du trône d'un imbécile
? Gardez-vous de cette erreur, citoyens, et ne perdez jamais de vue l'extrême
différence qui règne entre le député des sujets
de Louis XVI, et les mandataires d'un peuple qui vient de reconquérir
à la fois ses droits, sa puissance et sa liberté. Le premier,
n'ayant que des grâces à demander ou des faveurs à obtenir,
pouvait, en vous les distribuant sur les degrés du trône où
vous l'éleviez, conserver encore avec vous cette attitude guindée
du despotisme qu'il copiait aux genoux de son maître ; de là le
costume dont vous l'aviez revêtu, le saint respect que vous aviez pour
lui. Rien de tout cela n'existe aujourd'hui ; les hommes simples, libres, et
vos égaux, auxquels vous ne déléguez que momentanément
une portion de la souveraineté, qui n'appartient qu'à vous, ne
peuvent, sous aucun rapport, posséder cette souveraineté dans
un plus haut degré que le vôtre. La souveraineté est une,
indivisible, inaliénable, vous la détruisez en la partageant,
vous la perdez en la transmettant.
Les hommes éclairés que vous avez appelés à l'honneur
de vous faire une nouvelle Constitution n'ont donc point d'autres droits que
celui de vous soumettre des idées ; à vous seul appartient le
refus ou l'acceptation de ces idées ; le pouvoir, en un mot, de vos mandataires
est comme le rayon du soleil, réfléchi par le verre ardent ; vous
êtes le faisceau de lumière que je compare à l'astre du
jour ; vos députés sont le verre brûlant, qui ne possèdent
que ce qu'ils ont reçu de vous, et qui n'éclaireront la terre
que des feux que vous leur aurez transmis. Peuple, vous pouvez tout sans eux,
eux seuls ne peuvent rien sans vous. On n'imagine pas combien il est essentiel
d'établir ces premières idées ; l'aristocratie n'est pas
si loin que l'on le pense, ses vapeurs chargent encore l'atmosphère qu'elles
obscurcissaient il y a si peu de temps : ce ne seront pas, si vous voulez, les
mêmes hommes qui se corrompront de ses miasmes, mais ils gangrèneront
tout de même ceux qui viendront les respirer, et votre bonnet de liberté,
de la même couleur que celui des forçats de vos galères,
cachera peut-être bientôt les mêmes chaînes.
O mes compatriotes, qu'une méfiance nécessaire ne vous abandonne
donc jamais, réfléchissez sans cesse sur les moyens de conserver
cette liberté, qui ne s'acquiert que par des flots de sang, et qu'un
seul instant peut ravir. Les fiers destructeurs des Tarquins eussent-ils pensé
qu'ils ramperaient un jour sous César et qui peut croire que la même
ville ait fait naître à la fois et Brutus et Mécène
?
Citoyens, vous avez pu l'entendre, on vous a déjà dit que votre
sanction était inutile aux lois qui vont émaner de la Convention
nationale : on vous a dit que vos mandataires, revêtus de votre pouvoir,
acquéraient, en vertu de cette seule délégation, et la
puissance de créer des lois et celle de les sanctionner,á c'est-à-dire
qu'ils devenaient juges dans leur propre cause. On vous l'a dit, et vous vous
y soumettez, puisque aucune réclamation ne se fait entendre : c'est sur
l'extrême danger de cette pétition de principes que je vous demande
la permission de m'éclairer avec vous.