Le Monde 23/01/02

 

En Russie, le retour de Big Brother

 

Vladimir Poutine cherche-t-il à mettre définitivement fin à la liberté de la presse ? La disparition de TV 6 semble le confirmer. Dernière chaîne de TV indépendante d'audience nationale, TV 6 a cessé d'émettre mardi 22 janvier à la suite d'une décision des autorités judiciaires (Cour suprême d'arbitrage). Son parcours traduit les déboires des derniers médias indépendants russes.

 

TV 6 s'est fait connaître par une émission de télé-réalité, "Za Steklom" (Derrière la vitre), version russe de "Big Brother" ou de "Loft Story" et qui a connu un fort succès, ainsi que plusieurs émissions animées par une rédaction de journalistes indépendants. Cette notoriété a manifestement gêné le pouvoir russe. Il faut dire que la chaîne est contrôlée par l'homme d'affaires en exil Boris Berezovski. Celui-ci ne s'est pas privé de critiquer tant l'intervention en Tchétchénie que les multiples scandales de corruption qui ont touché le Kremlin.

 

Pour faire taire une chaîne d'opposition, le pouvoir a mis en œuvre une tactique qu'il poursuit depuis plus d'un an face aux grands médias indépendants en utilisant les grandes entreprises d'Etat. En avril 2001, Gazprom (le monopole d'Etat sur le gaz), principal actionnaire du holding Media-Most créé par l'homme d'affaires Vladimir Goussinski, avait été à l'origine d'un coup de théâtre. Il avait fait nommer un nouveau conseil de direction de NTV et pris ainsi le contrôle de cette chaîne de télévision indépendante et critique vis-à-vis du pouvoir. La mobilisation des journalistes de la chaîne avait réuni 25 000 personnes, sans pouvoir s'opposer au nouveau diktat. De nombreux journalistes, dont le présentateur vedette Evgueni Kisseliev, étaient alors passés sur TV 6, qu'ils ont contribué à relancer avec succès. C'en était trop pour le Kremlin.

 

Loukoïl-Garant, filiale de la première compagnie pétrolière (d'Etat) Loukoïl et actionnaire minoritaire, portait plainte pour dévalorisation du capital (bilan négatif qui permettait la liquidation d'une entreprise selon une loi qui n'est plus en vigueur depuis janvier 2002). Suite à cette plainte, TV 6 était mise en liquidation judiciaire, aboutissant à sa fermeture récente.

 

Le pouvoir a maintenant atteint un monopole sur les médias digne de l'Union soviétique avec 3 chaînes publiques, ORT, RTR et NTV, qui diffusent des informations orientées et uniformes. "C'est une campagne pour détruire les médias et la diversité d'opinion, qui sont au cœur d'une société démocratique" a déclaré Sergueï Buntman, rédacteur en chef adjoint de la radio Echos Moscou. Celle-ci, dernière radio indépendante nationale, appartenant encore à M. Goussinski, pourrait elle aussi tomber sous la coupe de l'Etat. Récemment, deux titres de presse, critiques et appartenant au magnat, Sevodnia et Itogui, ont dû cesser leur parution.

 

TV 6 peut-elle encore s'en sortir ? Il lui reste la possibilité de faire appel de la décision judiciaire à la Cour constitutionnelle de Russie. En attendant, il restera aux téléspectateurs russes, comme à l'ère soviétique, à capter les ondes libres émises par Voice of America ou CNN.

 

Edouard Pflimlin