La mort de Pierre Poujade,
prŽcurseur d'un nouveau populisme
LE MONDE | 28.08.03
L'ancien dirigeant de l'Union de dŽfense
des commerants et artisans, dŽcŽdŽ ˆ l'‰ge de 82 ans, fait la transition de
Jacques Doriot ˆ Jean-Marie Le Pen. L'intrusion du poujadisme dans la vie
politique franaise a marquŽ la fin de la IVe RŽpublique.
Rares sont ceux qui, comme Pierre Poujade,
mort mercredi 27 aožt, ˆ 82 ans, dans sa maison de
La Bastide-l'Evque (Aveyron), ont le privilge de lŽguer ˆ la postŽritŽ
un "isme" accolŽ ˆ leur patronyme. RetirŽ, depuis une trentaine
d'annŽes dans son exploitation agricole d'o il s'efforait de promouvoir le
topinambour comme carburant d'appoint, cette personnalitŽ saillante des annŽes
1950 a fourni un style et un nom au premier populisme protestataire ˆ se frayer
un chemin jusqu'au Parlement dans la France d'aprs 1945.
Le poujadisme peut se dŽfinir comme une
rŽbellion sectorielle ŽrigŽe en vision du monde puisant dans le rŽpertoire de
la rŽvolte contre les "gros", le fisc, les notables et le rejet des
"intellectuels" au nom du "bon sens", des "petites
gens".
Comme l'Žcrivit un contemporain, le sŽmiologue
Roland Barthes, qui lui consacra deux de ses Mythologies(Le Seuil), l'homme
prŽtendait ˆ une "vŽritŽ mythologique" et considŽrait
"la culture comme une maladie", "ce qui, concluait Barthes, est
le sympt™me spŽcifique des fascismes".
NŽ ˆ Saint-CŽrŽ (Lot) en 1920, Pierre Poujade
a pour pre un architecte disparu prŽmaturŽment. Frais Žmoulu d'une Žcole religieuse, le voilˆ qui milite
dans le mouvement fasciste de Jacques Doriot, le Parti populaire franais.
Pendant l'Occupation, sŽduit par la "rŽvolution nationale" du
marŽchal PŽtain, Poujade rejoint les Compagnons de France. Mais aprs
l'invasion de la "zone libre" par les Allemands, fin 1942, il s'Žvade
en Espagne et s'engage dans l'aviation ˆ Alger. Soit un itinŽraire classique de
jeune "vichysso-rŽsistant" qui lui permet de rencontrer sa femme,
Yvette, une "pied-noir" qui lui donnera cinq enfants.
De retour ˆ Saint-CŽrŽ, il devient
reprŽsentant en papeterie. D'o le surnom de "papetier de
Saint-CŽrŽ" qui accompagne l'incursion de "Pierrot" dans la vie politique
troublŽe de la IVe RŽpublique. Tout commence le 22 juillet 1953, dans
un contexte o l'image et la situation du petit commerce sont bousculŽes par
les souvenirs des profits liŽs au marchŽ noir tandis que les Franais rvent de
drugstores et de Prisunic.
L'amnistie fiscale accordŽe par Antoine Pinay
en 1952, laisse du temps libre aux "polyvalents" qui s'abattent alors
sur les petits commerants et artisans. AlertŽ par un conseiller municipal
communiste (le PC se dŽmarquera ensuite violemment de lui), Pierre Poujade met
spectaculairement en dŽroute une vingtaine d'inspecteurs du fisc. Ds lors,
l'ancien amateur de rugby va voler de succs en succs. L'Union de dŽfense des
commerants et artisans (UDCA) est fondŽe le 29 novembre 1954. Toute
l'annŽe 1955 sera marquŽe par les "coups" des poujadistes contre les
contr™leurs des imp™ts. La campagne Žlectorale de 1955-1956 se fait au cri de "sortez
les sortants !".
Les dŽrapages se succdent. Lors d'un dŽbat ˆ
l'AssemblŽe nationale, Pierre Poujade ™te sa veste, crŽant par ses strip-teases
rŽpŽtŽs un vŽritable style dont raffole la grande presse, comme Paris Match, au fa”te de sa
diffusion.
Plus graves sont les propos xŽnophobes ou
antisŽmites dont les meetings de l'UDCA sont truffŽs : "Mends...
(dent de lait) n'a de Franais que le mot ajoutŽ ˆ son nom." " Avouez
que la santŽ, comme le sang des n™tres, vous vous en moquez Žperdument", lance-t-il ˆ Pierre
Mends France qui vient de faire abolir le privilge des bouilleurs de cru et
s'efforce de lutter contre l'alcoolisme. Evoquant en 1970 un meeting qui, le
24 janvier 1955, rassemble ˆ la porte de Versailles des dizaines de
milliers de militants, Pierre Poujade, cherchera ˆ prouver sa bonne foi de
dŽmocrate. Il n'aurait eu alors qu'un geste ˆ faire pour marcher ˆ la tte de
ses troupes sur l'ElysŽe ou le Palais-Bourbon...
Contre toute attente, l'UDCA, qui regroupe
alors 400 000 adhŽrents, rafle 52 siges ˆ l'AssemblŽe
nationale, le 2 janvier 1956 (2,4 millions de suffrages). Parmi les
entrants, un tout jeune dŽputŽ qui fait ses premiers pas en politique :
Jean-Marie Le Pen. Pierre Poujade ne tarde d'ailleurs pas ˆ se f‰cher avec
"le beau garon avec une gueule terrible". Il lui reprochera
d'avoir tentŽ un noyautage de l'UDCA au profit de personnalitŽs d'extrme
droite comme Me Tixier-Vignancourt. Le Pen, de son c™tŽ, s'irrite du
peu d'entrain que Poujade manifeste, selon lui, pour la conqute du pouvoir.
Le poujadisme ne tarde pas ˆ tre recouvert
sous les pŽripŽties de la guerre d'AlgŽrie - beaucoup de ses sympathisants sont
"AlgŽrie franaise". Le retour au pouvoir du gŽnŽral de Gaulle en
mai 1958 met fin ˆ la pŽriode faste.
Le mouvement s'Žtiole. Pierre Poujade
soutient, en 1965, la candidature de Jean Lecanuet ˆ l'Žlection prŽsidentielle,
tout en refusant d'en appeler ˆ voter pour l'ennemi de nagure, Franois
Mitterrand (ˆ qui il finit par se rallier en 1981 et 1988). En 1995, il
opte pour Jacques Chirac.
Devenu objet de curiositŽ plut™t qu'acteur ˆ
part entire, Pierre Poujade s'est encore dŽclarŽ favorable ds 2001 ˆ la
candidature de Jean-Pierre Chevnement. L'homme n'a cessŽ de poursuivre de sa
vindicte imitateurs ou hŽritiers prŽsomptifs, de GŽrard Nicoud, qui rŽveille la
contestation des petits commerants dans les annŽes 1970, ˆ Jean-Marie
Le Pen. A propos du prŽsident du FN, il s'exclamait en 2002 qu'il "aurait
mieux fait de -se- casser une jambe que d'en faire un dŽputŽ". Contrefaon
ou pas, le populisme version Poujade a fait Žcole.
Nicolas Weill