Paul Leroy-Beaulieu  

L'Etat moderne et ses fonctions, Librairie Guillaumin, 1890.
 
 

CONCLUSION

Il nous suffit de quelques lignes pour résumer tout cet ouvrage.
Nous avons étudié et les origines de l'État et sa nature concrète.
Organisme pesant, uniforme, lent à concevoir et à se mouvoir, il est propre à certaines tâches générales. La faculté inventive, le don de l'adaptation rapide lui manquent.
Les progrès humains et sociaux, on l'a vu, c'est l'initiative libre des individus, des associations ou du milieu social plastique, qui les a effectués
L'Etat n'est pas le cerveau de la société ; il n'a aucun titre, aucune aptitude, aucune mission, pour la diriger et lui frayer les voies.
On a vu quel instrument délicat et imparfait, en dépit de ses vastes ambitions, est l'État moderne. C'est la proie de tous les engouements successifs.
Il est assujetti à des servitudes qui restreignent sa liberté de jugement. Quand il sort de quelques grandes fonctions conservatrices, il est exposé à n'agir qu'avec passion, avec caprice, sans mesure.
Le développement de ses attributions rend le contrôle de ses opérations chaque jour plus difficile. Nulle Cour des comptes n'y pourra bientôt suffire. Multipliant ses subventions, ses dons, ses fonctionnaires, il arriverait à supprimer en fait toute liberté électorale et toute liberté politique.
Comment un peuple serait-il libre à l'égard du pouvoir quand une grande partie de ce peuple se composerait de fonctionnaires et que, à côté de ceux-ci, un nombre considérable de citoyens attendrait de l’État des dons, des encouragements, des faveurs? La liberté industrielle périrait bientôt avec la liberté politique. Ces énormes rouages de l'État, prenant dans leurs engrenages tous les efforts privés, finiraient par les lasser ou les briser.
C'est au pur collectivisme que graduellement certains docteurs veulent conduire l'État moderne. Ils l'y acheminent par des chemins détournés, par des étapes discrètes. Or le collectivisme partiel ou le collectivisme total, c'est à des degrés divers, la déchéance de la déchéance de la civilisation européenne
(1).
On se flatte de l'idée que les nations ne peuvent pas rétrograder, que, grâce à l'imprimerie et aux écoles, toute connaissance acquise appartient définitivement à l'humanité qui ne pourrait la perdre.
Rien ne prouve que cette confiance ne repose pas sur un préjugé.
La civilisation ne consiste pas seulement en connaissances. Elle se compose aussi d'habitudes morales : le goût de l'initiative individuelle, I'esprit d'association libre, l'amour de l'épargne, la responsabilité personnelle. Que cet élément moral s'affaiblisse ou disparaisse, et les  connaissances, conservées par l'imprimerie et transmises par l'école, serviront de peu de chose. Elles ne sauveront pas plus de la décadence nos arrière-neveux que tous les trésors des arts et des lettres accumulés par l'antiquité n'ont préservé de l'invasion de la barbarie les Romains et les Grecs.
Pour une nation comme pour un homme, I'intelligence vaut peu sans la volonté. C'est donc la volonté qu'il s'agit de cultiver ; en l'émoussant par l'intervention fréquente de l'Etat, on énerve la nation entière.  ll n'est pas de progrès techniques qui puissent compenser un relâchement du ressort individuel dans l'homme. Que les nations civilisées y prennent garde ! En subordonnant à outrance la volonté personnelle à la volonté collective, l'action individuelle à l'action nationale, elles détruiraient le principal facteur de la civilisation !
 

 
 
  (1) On peut consulter notre ouvrage Le collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, 20 édition, Guillaumin, éditeur.