La bureaucratie donne toujours une excitation indirecte à l'esprit de révolution, dans les contrées où s'est affaibli le respect de l'autorité. Cet inconvénient ne peut être évité, même quand les bureaucrates se distinguent par des mérites incontestables, ou quand l'instabilité du pouvoir les ramène fréquemment au souvenir de leurs obligations.
En France, par exemple, plusieurs Administrations se maintiennent dans le devoir, sous la direction de chefs intelligents. Elles gardent les habitudes de probité et contrastent, à cet égard, avec la vénalité propre à d'autres pays. L'instabilité même de nos gouvernements, dans une société que l'Ancien Régime avait profondément pénétrée du sentiment de l'honneur, a pu souvent imprimer à notre bureaucratie un stimulant salutaire. Je ne pense pas cependant qu'on puisse compter sur ce sentiment, pour fonder un meilleur ordre de choses, chez des corps essentiellement irresponsables. Il en sera ainsi du moins tant que les faux dogmes de la révolution continueront à désorganiser notre société. Pour restaurer dans nos esprits l'ancien point d'honneur de la noblesse, il faut nécessairement rétablir les habitudes de responsabilité personnelle, qui étaient autrefois inculquées à l'enfance par l'exemple et l'autorité des parents. Je ne conteste pas les efforts de zèle et de sollicitude qu'imposent parfois à la bureaucratie les pouvoirs nouveaux ; mais à cette ferveur succèdent bientôt la paresse et la routine. Momentanément comprimées, ces tendances, qui tiennent à la nature même des hommes et des situations, reprennent peu à peu leur empire. Empressés envers les chefs, les agents inférieurs cèdent volontiers, dans leurs rapports avec les administrés, à leur besoin de quiétude. Le public, de son côté, ne pouvant revendiquer son droit devant un juge indépendant de la bureaucratie, ne cherche guère que dans la faveur ou le privilège le moyen de lever l'obstacle qui lui est opposé; ou bien il ronge impatiemment son frein à chaque nouvelle épreuve.
Plus la bureaucratie envahit le domaine de l'activité individuelle,
plus ces causes d'irritation se multiplient. Ainsi naît dans les curs
une sourde irritation contre l'ordre établi ; ainsi, aux époques
critiques, préludes de nos agitations politiques, voit-on des hommes
calmes et étrangers à toute ambition personnelle donner, à
leur insu, un certain concours à l'esprit de révolution. Si donc
notre bureaucratie a souvent amorti l'effet de nos crises politiques et sociales,
en assurant le prompt établissement d'une nouvelle autorité, elle
contribue singulièrement à accroître l'instabilité
qui les fait naître. Cette considération doit être méditée
par ceux qui se flattent de remédier à cette instabilité,
en cherchant un point d'appui dans l'ornière où nous restons.