Les
deux corps du Président
Depuis plus d'un an, les meilleurs juristes tentent de démontrer de manière
"irréfutable" quelle est la condition juridique du Président
de la République au plan pénal. Doit-il ou non rendre compte des
actes extérieurs à sa fonction devant le juge ordinaire ? À
chaque juriste son interprétation de l'article 68 de la Constitution
relatif à la responsabilité présidentielle. Pour les pénalistes,
cet article interprété par le Conseil constitutionnel fait bénéficier
au Président d'un privilège de juridiction ; cela n'exclurait
pas qu'il soit convoqué en qualité de "simple témoin"
(R. Badinter ). Cette situation se révélerait cependant "impossible"
dans les faits (G. Kiejman ). Désaccord des constitutionnalistes eux-mêmes
désunis. Pour l'un d'entre eux qui se réfère aux travaux
préparatoires de la Constitution, à une doctrine quasi unanime
jusqu'en 1998, le Président pourrait être poursuivi car l'irresponsabilité
du Président ne concerne nullement ses actes "antérieurs
à la fonction ou détachables de celle-ci" contrairement à
ce qu'affirme le Conseil constitutionnel (B. Genevoix ). De toute façon,
le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 janvier 1999 ne s'est
prononcé que de façon incidente ; hors un tel orbiter dictum "n'a
pas de portée juridique" (O. Duhamel ). Enfin, plus récemment
un autre constitutionnaliste fait appel au "droit constitutionnel non écrit"
dont le fondement reste non explicité pour affirmer en accord avec le
Conseil Constitutionnel l'irresponsabilité pénale du Président
en raison notamment "d'une indispensable protection des titulaires des
charges publiques" (O. Beaud ).
Bref, la confusion s'installe. On n'attend plus que l'intervention du juriste
réaliste ou du sociologue malicieux pour nous montrer que les analyses
des juristes ne sont pas détachables de leurs positions institutionnelles
ou politiques et s'expliquent en dernier ressort par elles ; ce qui n'est pas
étonnant si on admet comme le prétend la sociologie du droit que
l'interprétation juridique même "scientifique" repose
sur un acte de volonté (donc est inévitablement politisée).
Et pourtant l'article 68 de la Constitution semble clair : "Le Président
de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice
de ses fonctions qu'en cas de haute trahison". Donc a contrario, pour les
actes sans rapport avec ses fonctions, la responsabilité du Président
tout comme celle de n'importe quel citoyen peut être engagée à
tout moment. Raisonnement simple (mais non simpliste) qui a été
tenu pendant quarante ans par presque tous les auteurs de manuel de droit constitutionnel
dont le doyen Vedel dès 1960. Le fait que cette clarté devienne
obscurité, qu'un raisonnement déductif évident soit oublié
manifeste bien la crise profonde que traverse la pensée juridique contemporaine.
Incapable de retrouver les fondements du droit, divisée sur les méthodes
d'interprétation, minée par le soupçon que le droit n'est
que le travestissement du politique, la doctrine ne peut jouer son rôle
: éclairer les opérateurs du droit, et parmi eux le citoyen.
D'où peut à nouveau jaillir la lumière ? Du ciel bien sûr.
Ce n'est pas une plaisanterie. Les plus sérieux des historiens du droit
(notamment E. Kantorowitz) nous ont montré que le droit occidental est
en grande partie issu d'un processus de sécularisation de la théologie
chrétienne pour le meilleur et pour le pire. En conséquence, tous
ceux qui ignorent la source religieuse de nos institutions, notamment, de l'institution
présidentielle s'interdisent de pouvoir les penser dans leur simplicité,
on devrait dire leur duplicité. En effet, le chef de l'Etat traditionnellement
en Occident est persona mixta, possédant un corps naturel et un corps
politique inséparables. Il a deux corps tout comme avant lui le prince,
l'Empereur, le Pontife Romain et bien sûr le Christ-Roi, modèle
ultime. La généalogie simplifiée d'après E. Kantorowitz
serait la suivante. Le Christ a deux natures, humaine et divine considérées
au XIIIe siècle comme deux corps : le corps matériel qu'il a reçu
de la Vierge et le corps figuré ou mystique assimilé à
l'Eglise. Le corps mystique va perdre sa signification transcendante pour acquérir
une signification corporative ou collective que va s'approprier l'Etat. Dès
lors tout vicaire du Christ (d'abord le Pape, puis le Roi) par imitation possédera
un corps naturel en tant qu'individu et un corps politique en tant que chef
de l'Eglise puis de l'Etat. Cette fiction d'abord physiologique et finalement
abstraite a rendu possible un dédoublement fonctionnel du souverain,
la distinction moderne entre la personne et l'office et enfin garantit la continuité
de l'Etat (Le Roi ou plutôt son corps politique ne meurt pas).
Il semble que la France ait connu le même processus de sécularisation,
à une différence près essentielle. Les monarques français
absolutistes ont tenté d'escamoter leur corps naturel pour ne laisser
voir que leur corps politique, sacralisé, déifié. Cette
tentation moniste se retrouvera sous la Terreur en 1793 ; le corps entier de
l'Homme Républicain se substituant à celui du Roi (redevenu pourtant
simple citoyen le temps de son procès). Elle réapparaît
encore sous la Restauration où "la personne du Roi est inviolable
et sacrée" (article 1 de la Charte de 1814).
Il est évident que les Constitutions de la IIIe, IVe et Ve République
n'ont pas cédé à une telle tentation. Elles se contentent
d'invoquer l'irresponsabilité politique du Président (hors le
cas théorique de la haute trahison jugée devant une Cour de justice
parlementaire). Cette irresponsabilité devant le Parlement répond
à trois motifs connus de la doctrine traditionnelle :
- la logique parlementaire : le Président ne pouvant rien faire ou presque
(puisqu'il n'a au mieux et en propre que des pouvoirs d'arbitrage ), il ne saurait
mal faire. Il n'a donc pas de comptes à rendre au Parlement.
- la théorie de la séparation des pouvoirs : organe partiel de
la législation (d'abord par le veto en 1791 puis par la promulgation
des lois depuis 1875), le chef d'Etat doit être indépendant de
l'autre organe partiel qu'est le Parlement. Autrement, le pouvoir législatif
risquerait d'être accaparé par ce dernier et l'équilibre
entre les organes d'Etat serait rompu.
- le souci de protéger le chef d'Etat. Ce qui a pu justifier en outre
la répression du délit d'offense au chef de l'Etat (loi de 1881)
qui n'est plus invoqué par les Présidents depuis 1974.
L'irresponsabilité de l'article 68 a donc sa logique propre, ne concerne
que le seul corps politique. Elle n'implique en aucun cas une immunité
de fond ou de procédure au plan pénal du Président sauf
à confondre l'institution et le corps naturel. Dès lors, rien
ne s'oppose, en l'absence de dispositions expresses, à ce que le Président
soit traité comme un simple citoyen pour ce qui concerne les actes détachables
de sa fonction. C'est ainsi qu'en a jugé d'ailleurs la Cour suprême
américaine dans l'affaire W. Clinton contre P. Jones (1997). Ajoutons
que dans le cas français, cela est acquis pour les ministres qui sont
justiciables des tribunaux ordinaires pour le même type d'actes. Pourquoi
le chef d'Etat aurait-il un statut différent ? Bien sûr argueront
certains qui refusent l'artifice juridique : les deux corps n'étant qu'un
en pratique, si le Président était mis en examen, alors la continuité
de l'Etat serait menacée. Mais le droit constitutionnel prévoit
des procédures de remplacement du Président en cas d'empêchement.
Il faut donc s'y faire. Le chef d'Etat a bien deux corps. Cela répond
à une nécessité logique (le dédoublement fonctionnel),
rationnelle (l'égalité de tous devant la loi) et permet in fine
de justifier l'interprétation a contrario de l'article 68. Refuser cette
solution conduirait à légitimer une fois de plus la dérive
vers une "Monarchie républicaine". Il reste à en convaincre
le Président lui-même. Ce serait pour son propre bonheur puisqu'il
se considère comme une "victime", ne pouvant "malheureusement"
pas répondre aux convocations des magistrats instructeurs.