Note sur Hakek
La publication des trois volumes de Droit, législation et liberté
(1973, 1976 et 1979, respectivement) constitue le véritable
aboutissement de la pensée de Friedrich von Hayek (1899-1992) et de son
engagement, toute sa vie durant, à défendre la société libérale.
L'ouvrage entend proposer une « nouvelle formulation des principes
libéraux de justice et d'économie politique ». Pour rendre compte de
l'ordre social dans ses dimensions économique, politique et juridique,
Hayek (prix Nobel d'économie en 1974) s'inscrit d'emblée dans une
longue lignée de penseurs libéraux. Il retient d'Adam Smith et des
Lumières écossaises l'importance des ordres sociaux spontanés ; il
reformule la notion autrichienne de concurrence comme processus
dynamique ; il défend, enfin, avec le libéralisme politique classique,
la nécessaire limitation du pouvoir. Pourtant, c'est moins cette
tradition libérale qui donne son unité à l'ouvrage que l'introduction
d'un nouveau fondement : la théorie de l'information.
Information et ordre spontané du marché
Pour Hayek, comme il l'affirme dès le premier tome de l'ouvrage (Règles
et Ordre), le monde économique est radicalement incertain et complexe,
car l'information n'y existe que sous forme partielle et fragmentée. La
prise en compte de cette opacité informationnelle invite d'abord à
rompre avec la représentation microéconomique traditionnelle de
l'action économique comme le fruit d'un calcul rationnel (chap. I).
Pour effectuer ses choix, l'individu ne dispose, en effet, que de
capacités limitées en matière de collecte et de traitement de
l'information. Cela implique, ensuite, de comprendre comment de
multiples actions individuelles aveugles peuvent se coordonner. Hayek
introduit alors ce qui constitue le cœur de Droit, législation et
liberté : la distinction entre les ordres sociaux construits et les
ordres sociaux spontanés (chap. II). Les premiers sont des artifices «
fabriqués » par les individus dans un but déterminé. Les seconds, au
contraire, ne sont en aucun cas le résultat d'une intention : ils sont
« auto-organisés ». Tout l'enjeu de l'ouvrage est de montrer que ces
ordres spontanés sont plus efficaces et plus justes que les ordres
construits pour gérer la complexité du social (chap. III). Ce faisant,
Hayek introduit une posture épistémologique originale, le rationalisme
limité. La connaissance à laquelle parvient l'économiste ou le juriste
est nécessairement limitée car l'ordre spontané réalise ce dont
précisément un esprit humain est incapable. Les juristes positivistes
tel Hans Kelsen, les tenants de la planification derrière Oskar Lange
ou même les économistes néo-classiques dans la lignée de Léon Walras
partagent tous, selon Hayek, une même illusion scientiste : prétendre
pouvoir, par la raison et la science, contrôler le social.
Le deuxième tome de l'ouvrage (Le Mirage de la justice sociale) étudie
alors la justice et l'efficacité d'un ordre spontané particulier, le
marché. C'est d'abord parce que le marché n'impose aucune conception
particulière du bien à l'ensemble des membres de la société qu'il peut
être qualifié de juste. Il les laisse ainsi libres de poursuivre leurs
fins privées (chap. VII et VIII). Le corollaire immédiat étant que seul
un critère procédural peut permettre de juger un état social : le
respect de règles générales et impersonnelles – principalement le
respect de la propriété, des contrats et des règles de responsabilité.
Toute autre intervention, y compris les politiques sociales, revient à
imposer certaines fins privées à l'ensemble des membres de la société
(chap. IX). Injustes, ces interventions sont également inefficaces, car
elles modifient les signaux du marché. Principaux vecteurs
d'information à la disposition des agents, les prix résument, en effet,
l'ensemble des informations pertinentes sur la rareté relative des
biens. Il faut, selon Hayek, se représenter la concurrence comme cette
« procédure de découverte » de l'information (chap. X). Les innovations
de l'entrepreneur, l'existence de monopoles temporaires, les opérations
du spéculateur, les comportements d'imitation sont autant d'éléments
vitaux de ce processus. L'auto-organisation du marché permet ainsi de
communiquer l'information de manière beaucoup plus efficace que
n'importe quel « ordre construit », tel un bureau de planification ou
un État interventionniste (chap. XI).
Après avoir étudié l'efficacité et la justice du marché, Hayek tente
alors, dans un dernier tome aux allures de projet constitutionnel
(L'Ordre politique d'un peuple libre), de préciser les mécanismes
institutionnels capables de préserver la société libérale. Deux
principes guident les propositions hayékiennes, afin d'éviter les
dérives interventionnistes et autoritaires : une séparation claire des
pouvoirs et la limitation de la souveraineté et du pouvoir législatif.
Ce n'est qu'à ces conditions que la liberté et le marché, entités
fragiles et sans cesse menacées selon Hayek, pourront être préservées.
Une justification du marché
Paradoxalement, la postérité de Droit, législation et liberté apparaît
extrêmement éclatée. Mis à part les tenants de la tradition
autrichienne en économie, nombreux sont ceux qui s'inspirent de Hayek
sans accepter l'ensemble de sa philosophie. Cela tient sans aucun doute
au caractère polémique de cette pensée et à son positionnement
politique, tout à la fois conservateur et libéral. Cela tient aussi au
fait que Hayek retrouve, par des voies détournées, des questions
désormais largement partagées en science économique et en philosophie
politique depuis les années 1970 : la mise au premier plan des
questions informationnelles, l'importance des règles, des institutions
et de leur évolution dans la compréhension de la coordination
marchande, la reconnaissance du pluralisme des conceptions morales et
le repli sur des théories procédurales de la justice. Enfin, les
ambiguïtés même des positions de Hayek autorisent une telle attitude
critique. Ainsi, il n'est pas évident qu'un rationalisme limité
interdise aux agents tout pouvoir de modification et d'orientation du
fonctionnement du système économique.
Cette action volontaire peut notamment se révéler nécessaire pour
assurer justice et efficacité : d'une part, comme le rappelle
Jean-Pierre Dupuy (1992), parce que la définition hayékienne de la
justice comme attribut de la seule conduite humaine oublie trop
rapidement que l'injustice peut précisément naître d'« effets de
système », c'est-à-dire d'une composition des actions individuelles qui
dépassent la seule responsabilité de l'agent ; d'autre part, parce que
le jeu des regards et de l'imitation dans le fonctionnement du marché
peut à tout moment l'entraîner dans des dynamiques mimétiques, aussi
inefficaces que dangereuses.
Devant ces difficultés, la justification hayékienne ultime du marché
est en réalité une justification évolutionniste : le marché a été
historiquement sélectionné. Fonder le juste sur l'évolution se révèle
néanmoins d'autant plus ambigu que l'ouvrage laisse finalement ouverte
la question essentielle : celle des mécanismes qui président à la
sélection des formes institutionnelles.