CHAPITRE PREMIER
De la souveraineté du peuple
Notre constitution actuelle reconnaît formellement le principe de la
souveraineté du peuple, c'est-à-dire la suprématie de
la volonté générale sur toute volonté particulière.
Ce principe, en effet, ne peut être contesté.
L'on a cherché de nos jours à l'obscurcir, et les maux que
l'on a causés, et les crimes que l'on a commis, sous prétexte
de faire exécuter la volonté générale, prêtent
une force apparente aux raisonnements de ceux qui voudraient assigner une
autre source à l'autorité des gouvernements. Néanmoins
tous ces raisonnements ne peuvent tenir contre la simple définition
des mots qu'on emploie. La loi doit être l'expression ou de la volonté
de tous, ou de celle de quelques-uns. Or, quelle serait l'origine du privilège
exclusif que vous concéderiez à ce petit nombre ? Si c'est la
force la force appartient à qui s'en empare, elle ne constitue pas
un droit, et si vous la reconnaissez comme légi-time, elle l'est également,
quelques mains qui s'en sai-sissent, et chacun voudra la conquérir
à son tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanctionné
par l'assentiment de tous, ce pouvoir devient alors la volonté générale.
Ce principe s'applique à toutes les institutions. La théocratie, la royauté, l'aristocratie, lorsqu'elles domi-nent les esprits, sont la volonté générale. Lorsqu'elles ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la force. En un mot, il n'existe au monde que deux pouvoirs, l'un illégitime, c'est la force; l'autre légitime, c'est la volonté générale. Mais en même temps que l'on reconnaît les droits de cette volonté, c'est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d'en bien concevoir la nature et d'en bien déterminer l'étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l'application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n'augmente en rien la somme de liberté des individus ; et si l'on attribue à cette sou-veraineté une latitude qu'elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe.
La précaution que nous recommandons et que nous allons prendre est d'autant plus indispensable, que les hommes de parti, quelque pures que leurs intentions puissent être, répugnent toujours à limiter la souveraineté. Ils se regardent comme ses héritiers présomp-tifs, et ménagent, même dans les mains de leurs ennemis, leur propriété future. Ils se défient de telle ou telle espèce de gouvernements, de telle ou telle classe de gouvernants: mais permettez-leur d'organiser à leur manière l'autorité, souffrez qu'ils la confient à des mandataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez l'étendre.
Lorsqu'on établit que la souveraineté du peuple est illimitée, on crée et l'on jette au hasard dans la société humaine un degré de pouvoir trop grand par lui-même, et qui est un mal, en quelques mains qu'on le place. Confiez-le à un seul, à plusieurs, à tous, vous le trou-verez également un mal. Vous vous en prendrez aux dépositaires de ce pouvoir, et suivant les circonstances, vous accuserez tour à tour la monarchie, l'aristocratie, la démocratie, les gouvernements mixtes, le système représentatif. Vous aurez tort ; c'est le degré de force, et non les dépositaires de cette force qu'il faut accuser. C'est contre l'arme et non contre le bras qu'il faut sévir. Il y a des masses trop pesantes pour la main des hommes.
L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer. C'était un fléau, ils l'ont considéré comme une conquête. Ils en ont doté la société entière. Il a passé forcément d'elle à la majorité, de la majorité entre les mains de quelques hommes, souvent dans une seule main: il fait tout autant de mal qu'auparavant: et les exemples, les objections, les arguments et les faits se sont multipliés contre toutes les institu-tions politiques.
Dans une société fondée sur la souveraineté du peuple, il est certain qu'il n'appartient à aucun individu, à aucune classe, de soumettre le reste à sa volonté particulière ; mais il est faux que la société tout entière possède sur ses membres une souveraineté sans bornes.
L'universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens, que
nul individu, nulle fraction, nulle association partielle ne peut s'arroger
la souveraineté, si elle ne lui a pas été délégué.
Mais il ne s'ensuit pas que l'uni-versalité des citoyens, ou ceux qui
par elle sont inves-tis de la souveraineté, puissent disposer souveraine-ment
de l'existence des individus. Il y a au contraire une partie de l'existence
humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante,
et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté
n'existe que d'une manière limitée et relative. Au point où
commence l'indépendance et l'existence indi-viduelle, s'arrête
la juridiction de cette souveraineté. Si la société
franchit cette ligne, elle se rend aussi cou-pable que le despote qui n'a
pour titre que le glaive exterminateur, la société ne peut
excéder sa compé-tence sans être usurpatrice, la majorité,
sans être fac-tieuse. L'assentiment de la majorité ne suffit
nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes: il en existe
que rien ne peut sanctionner; lorsqu'une autorité quelconque commet
des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée,
il importe peu qu'elle se nomme individu ou nation; elle serait la nation
entière, moins le citoyen qu'elle opprime, qu'elle n'en serait pas
plus légitime.
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