Frédéric BASTIAT  



" PROPRIÉTÉ ET LOI "

article inséré au n° du 15 mai 1848 du Journal des Economistes
 
 

La confiance  de mes concitoyens m'a revêtu du titre de législateur.
Ce titre, je l'aurais certes décliné, si je l'avais compris comme faisait Rousseau.
" Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple, dit-il, doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d’un tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution physique de l'homme pour la renforcer, etc., etc... S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait mar-cher. "

Rousseau, étant convaincu que l'état social était d'invention humaine, devait placer très haut la loi et le législateur. Entre le législateur et le reste des hommes, il voyait la distance ou plutôt I'abîme qui sépare le mécanicien de la matière inerte dont la machine est composée.

Selon lui, la loi devait transformer les personnes, créer ou ne pas créer la propriété. Selon moi, la société, les personnes et les propriétés existent antérieurement aux lois, et, pour me renfer-mer dans un sujet spécial, je dirai : Ce n'est pas parce qu'il y a des lois qu'il y a des propriétés, mais parce qu'il y a des propriétés qu'il y a des lois.

L'opposition de ces deux systèmes est radicale. Les consé-quences qui en dérivent vont s'éloignant sans cesse ; qu'il me soit donc  permis de bien préciser la question.

J'avertis d'abord que je prends le mot propriété dans le sens, et non au sens restreint de propriété foncière. Je regrette, et probablement tous les économistes regrettent avec moi, que ce mot réveille involontairement en nous l'idée de la possession du sol. J'entends par propriété le droit qu'a le travailleur sur la valeur qu'il a créée par son travail.

Cela posé, je me demande si ce droit est de création légale, ou s'il n'est pas au contraire antérieur et supérieur à la loi? S'il a fallu que la loi vînt donner naissance au droit de propriété, ou si, au contraire, la propriété était un fait et un droit préexistants qui ont donné naissance à la loi? Dans le premier cas, le législateur a pour mission d'organiser, modifier, supprimer même la propriété, s'il le trouve bon; dans le second, ses attributions se bornent à la garantir, à la faire respecter.

Dans le préambule d'un projet de constitution publié par un des plus grands penseurs des temps modernes, M. Lamennais, je lis ces mots :
" Le peuple français déclare qu'il reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs à toutes les lois positives et indépendants d'elles.
Ces droits et ces devoirs, directement émanés de dieu, se résument; dans le triple dogme qu'expriment ces mots sacrés: Egalité, Liberté, Fraternité. "

Je me demande si le droit de Propriété n'est pas un de ceux qui, bien loin de dériver de la loi positive, précèdent la loi et sont sa raison d'être?

Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une question subtile et oiseuse. Elle est immense, elle est fondamentale. Sa solution intéresse au plus haut degré la société, et l'on en sera convaincu, j'espère, quand j'aurai comparé, dans leur origine et par leurs effets, les deux systèmes en présence.

Les économistes pensent que la Propriété est un fait provi-dentiel comme la Personne. Le Code ne donne pas l'existence à I'une plus qu'à l'autre. La Propriété est une conséquence nécessaire de la constitution de l'homme.

Dans la force du mot, I’homme naît propriétaire, parce qu'il naît avec des besoins dont la satisfaction est indispensable à la vie, avec des organes et des facultés dont l'exercice est indispensable à la satisfaction de ces besoins. Les facultés ne sont que le prolongement de la personne; la propriété n'est que le prolongement des facultés. Séparer l'homme de ses facultés, c'est le faire mourir; séparer l'homme du produit de ses facultés, c'est encore le faire mourir.

Il y a des publicistes qui se préoccupent beaucoup de savoir comment Dieu aurait dû faire l'homme: pour nous, nous étudions l'homme tel que Dieu l'a fait ; nous constatons qu'il ne peut vivre sans pourvoir à ses besoins; qu'il ne peut pourvoir à ses besoins sans travail, et qu'il ne peut travailler s'il n'est pas SUR d'appliquer à ses besoins le fruit de son travail.

Voilà pourquoi nous pensons que la Propriété est d’institution divine, et que c'est sa sûreté ou sa sécurité qui est l'objet de la loi humaine.

Il est si vrai que la Propriété est antérieure à la loi, qu'elle est reconnue même parmi les sauvages qui n'ont pas de lois, ou du moins de lois écrites. Quand un sauvage a consacré son travail à
se construire une hutte, personne ne lui en dispute la possession ou la Propriété. Sans doute un autre sauvage plus vigoureux peut l'en chasser, mais ce n'est pas sans indigner et alarmer la tribu tout entière. C'est même cet abus de la force qui donne naissance à l'association, à la convention, à la loi, qui met la force publique au service de la Propriété. Donc la Loi naît de la Propriété, bien loin que la Propriété naisse de la Loi.

On peut dire que le principe de la propriété est reconnu jusque parmi les animaux. L'hirondelle soigne paisiblement sa jeune famille dans le nid qu'elle a construit par ses efforts.

La plante même vit et se développe par assimilation, par appropriation. Elle s'approprie les substances, les gaz, les sels qui sont à sa portée. Il suffirait d'interrompre ce phénomène pour la faire dessécher et périr.

De même l'homme vit et se développe par appropriation. L'appropriation est un phénomène naturel, providentiel, essen-tiel à la vie, et la propriété n'est que l'appropriation devenue un droit par le travail. Quand le travail a rendu assimilables, appropriables des substances qui ne l'étaient pas, je ne vois vraiment pas comment on pourrait prétendre que, de droit, le phénomène de l'appropriation doit s'accomplir au profit d'un autre individu que celui qui a exécuté le travail.

C'est en raison de ces faits primordiaux, conséquences néces-saires de la constitution même de l'homme, que la Loi inter-vient. Comme l'aspiration vers la vie et le développement peut porter l'homme fort à dépouiller l'homme faible, et à violer ainsi le droit du travail, il a été convenu que la force de tous serait consacrée à prévenir et réprimer la violence. La mission de la Loi est donc de faire respecter la Propriété. Ce n'est pas la Propriété qui est conventionnelle, mais la Loi.

Recherchons maintenant l'origine du système opposé.
Toutes nos constitutions passées proclament que la Propriété est sacrée, ce qui semble assigner pour but à l'association commune le libre développement, soit des individualités, soit des associations particulières, par le travail. Ceci implique que la Propriété est un droit antérieur à la Loi, puisque la Loi n'aurait pour objet que de garantir la Propriété.